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HEROLD-HOUSE,
LAPRAS, par LAMASTRE
ENQUETE AUTOUR DE FERDINAND HEROLD (1865-1940)
Bertrand THIERRY des EPESSES
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Du même auteur,
Le Discours sur l’œil de Gorgâni, Paris/Téhéran, Éditions de l’Institut Français de Recherche
en Iran et des Presses Universitaires de Téhéran, 1995.
La Science dans le Monde Iranien, Paris/Téhéran, Éditions de l’Institut Français de Recherche
en Iran et des Presses Universitaires de Téhéran, 1998 (collectif).
Georges de Saint-Rémy à Aimargues, Strasbourg, Éditions de la Librairie du XVIIe siècle,
1998.
Le Mal Fâcheux ou la curieuse histoire de de la fistule de Louis XIV, Strasbourg ,
Éditions de la Librairie du XVIIe siècle, 1998, en ligne :
https://www.academia.edu/27908992/LE_MAL_FACHEUX_The_story_of_the_royal_fistula.
Armorial du Thymerais, Éditions du Bombyx, Ceintres, 2007.
La psychiatrie médiévale persane, Paris/Berlin, Éditions Springer, 2010.
Hérold House, enquête autour de Ferdinand Hérold (1865-1940), Strasbourg, Éditions du
Bombyx, 2012.
Le baron de Saint-Rémy, seigneur de Blancafort, un homme de guerre des Guerres de
Religion, Strasbourg, Éditions du Bombyx, 2017.
Le lycanthrope de Lingolsheim, Strasbourg/Colmar, Éditions Jérôme Do Bentzinger, 2021.
Ramond l’Elsacien, enquête sur l’enfance et la jeunesse de Ramond de Carbonnières (17551827), Éditions Jérôme Do Bentzinger, 2021.
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« … J’ai à te parler avant que tu ne partes pour HéroldHouse.
Jeudi 3 heures. »
Claude Debussy à Pierre Louÿs, le 1er août 1895.
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REMERCIEMENTS
Je remercie tout particulièrement les responsables et les
personnels des fonds publics qui m’ont permis de me
documenter sur la période 1870-1940 sur les plans littéraires et
politiques. Je remercie aussi les personnes qui ont pris de leur
temps personnel à m’aider dans ces recherches, Mme Monique
Boyer, de l’Institut Clamageran, Mme Lucile Cuvelier,
directrice de la Médiathèque de Sète, M. Max Dejour, pour ses
renseignements sur l’histoire sociale de Lamastre, M. le Dr.
Jean Charra, témoin des Hérold, à Lamastre, Mlle AnneRomaine Fontainas, fille du poète André Fontainas, M. et
Mme Patrick Moreau, actuels propriétaires de Herold House,
Mme Marguerite Herr-Auboire, petite-fille de Lucien Herr, M.
Michel Jarrety, spécialiste de Paul Valéry, Mme Monique
Jutrin, spécialiste de Mikhaël, M. Philippe Oriol, spécialiste
des milieux symbolistes et anarchistes, M. Jos Pennec, témoin
des Hérold, Rennes, Hélène Strub, conservatrice à l’IFHS.
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Pierre BRUN
Avant propos
Les commentaires qui suivent ne constituent qu’une modeste introduction à l’étude magistrale
effectuée par Bertrand Thierry des Epesses sur la personnalité hors du commun d’AndréFerdinand Hérold. Celui-ci fut poète, exégète de la spiritualité hindoue et de la littérature
grecque, auteur de pièces de théâtre, militant de la laïcité et des droits de l’homme… Une vie
d’aventures dans la quête humaniste.
L’analyse proposée met en évidence l’exceptionnelle personnalité d’André-Ferdinand
Hérold : tous les détails les plus subtils de son existence sont révélés ; parmi tant d’autres, les
compliments que lui adressent par écrit Stéphane Mallarmé et Paul Valéry suscitent notre
étonnement…
Troisième République ; en 1893, dans le manuel Histoire et civilisation de la France
(Librairie Hachette) rédigé pour le « Nouveau cours primaire du certificat d’études », l’auteur
G. Decoudray vante les découvertes scientifiques… « La physique a encore produit des
merveilles. L’électricité a été utilisée pour l’éclairage. Elle transporte la voix à de grandes
distances par le téléphone. On cause de Paris à Bruxelles et à Londres. Elle emmagasine
même la voix dans un instrument, le phonographe, qui la reproduit à la volonté de l’homme.
Les chimistes ont aussi fait des découvertes étonnantes. M. Pasteur a trouvé les remèdes des
maladies des vers à soie, du vin et surtout de la rage… Les peuples sont venus, dans le Paris
renouvelé et embelli, admirer l’Exposition universelle, tenue à l’occasion du centenaire de la
révolution de 1789 » et il conclut « …Consacrons à cette France que tant de nations jalousent,
toutes nos pensées et tous nos efforts, comme nous devrons, au besoin, lui donner tout notre
sang. »
Bien que liant par nécessité la morale du sage à celle du héros, les acteurs de cette jeune
République vouent le citoyen à une marche volontaire vers le sacrifice, ce sur quoi artistes,
intellectuels ne sont pas forcément d’accord… Devant un positivisme et un scientisme
omniprésents s’élèvent les voix multiples de l’imagination.
Petit-fils du compositeur Louis-Ferdinand Hérold (1791-1833), auteur du célèbre opéra Le pré
aux Clercs et fils du préfet de la Seine Ferdinand Hérold (1828-1882), André-Ferdinand
Hérold fait partie de ces chercheurs inquiets qui tentent le pari de l’unité entre la tradition,
l’héritage romantique et les nouvelles théories sociales. Né à Paris en 1865, il va passer une
grande partie de son existence dans la propriété familiale de Lapras, commune de SaintBasile, canton de Lamastre ; après des études classiques où, à travers l’apprentissage des
langues mortes, il se passionne pour les auteurs grecs et latins, il étudie le sanscrit sous la
direction de l’indianiste réputé Sylvain Levi à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Premiers
pas dans la littérature : il traduit L’Upanishad de l’écrivain Aranyaka. C’est le moment aussi
où, en plein centre de Paris, l’original Edmond Bailly l’accueille dans sa boutique avec tous
ceux qui veulent faire sortir la littérature et l’art des sentiers battus. Dans sa "Librairie de l’Art
Indépendant", chaussée d’Antin, Bailly s’est spécialisé dans la diffusion des ouvrages portant
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sur la tradition ésotérique et sur le symbolisme. S’il publie les premiers textes d’A.-F. Hérold,
de Pierre Louÿs et Henri de Régnier, il s’entoure aussi de musiciens et de peintres, tels
Debussy et Gauguin : ainsi se forme un monde étrangement varié de jeunes hommes fortunés,
cultivés, et de bohèmes (nous disons aujourd’hui marginaux) pauvres, mais riches en
créativité ; de ce mélange extra-ordinaire de similitudes et de différences va naître une
symbiose entre poètes, musiciens, peintres et sculpteurs. Tous les arts sont maintenant
symbolistes et on communie dans le culte de leurs correspondances ; mais c’est d’abord la
nature qui, dans sa vie multiple, exprime ces correspondances ; le jeune poète Hérold, sur le
seuil de sa demeure de Lapras, plonge directement dans la campagne vierge où vallons, arbres
et ruisseaux s’allient harmonieusement :
« Là-bas chantait clair une source,
Toutes les fleurs exaltaient leurs baumes vers le ciel :
Et c’étaient des soirs bienheureux,
C’étaient des soirs de parfums, de musique et de lumière…
[…] Et maintenant que voici l’automne,
Vous verrez, ô sœur lente, par les sentiers du bois ;
Il n’y chante aucune voix,
Et sur les feuilles qu’ont brûlées les soleils morts
Des gouttelettes frissonnent… »
Cet extrait du recueil Au hasard des chemins invite les flâneurs au bord de la Sumène que
célèbre aussi l’ami Pierre Louÿs (auteur de La femme et le pantin, Les aventures du roi
Pausole…), en habitué du lieu !
Car Hérold va bien instaurer de véritables "salons littéraires à la campagne" où il invite les
personnalités les plus célèbres : avec Pierre Louÿs, Alfred Valette, fondateur de la maison
d’édition Mercure de France, Georges Courteline, Paul Valéry… Mais aussi Maurice Ravel
qui va composer sa célèbre valse à Lapras… et plus tard, des hommes politiques comme Jules
Moch, de grands universitaires comme Sylvain Lévi.
Au fur et à mesure que le temps s’écoule, la politique revient au premier plan de l’actualité ;
révolution littéraire et révolution sociale doivent suivre des voies convergentes. Comme l’ont
fait auparavant Michelet, Hugo, Renan, écrivains dramaturges et poètes s’engagent
idéologiquement.
C’est dans la défense de la laïcité, au nom des Lois Combes de 1905, qu’A.-F. Hérold
s’implique : il s’éloigne du symbolisme pour s’exprimer dans le théâtre
engagé : Maisonseule, Une jeune femme bien gardée. Certes, il conserve du romantisme et
d’une vie excentrique facile le goût pour la singularité : il effectue le trajet Lapras-Lamastre à
bicyclette, sur laquelle il a fixé une clochette de chèvre ; il déjeune au restaurant Barattero où
il inaugure poétiquement le livre d’or. Mais les problèmes sociaux l’inquiètent.
Le théâtre militant d’A.-F. Hérold puise son inspiration dans le microcosme local : dans le
canton de Lamastre, au tout début du siècle, comme dans ceux de Saint-Agrève (07) et de
Tence (43), les affrontements se multiplient entre catholiques et protestants, enseignement
congréganiste et enseignement laïque ; autant de thèmes forts, développés dans Maisonseule.
Dans cette oeuvre jouée au printemps 1996 dans le canton de Lamastre par la Compagnie des
Merveilles, le journaliste M. Charlonnai reconnaît judicieusement « […] une pièce ancrée
dans notre environnement géographique (le 1er et le 3ème acte se déroulant dans une salle du
château de Maisonseule, le 2ème situant l’action dans la cour de l’école des Sœurs de SaintBasile) et qui traite dans le contexte socio-politique du début du siècle des problèmes liés à
l’intolérance, le dogmatisme et la religion . »
A.-F. Hérold a vraisemblablement rédigé Maisonseule en 1908 dans sa demeure de Lapras ; la
première représentation de la pièce a lieu à Paris en 1909.
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Cette tragi-comédie à la construction bien rythmée, au style précis, aux personnages
contrastés s’intègre totalement dans la mémoire du canton. A titre anecdotique, il semble que
l’auteur, dans une perspective humoristique… et peut-être outrancière, évoque le curé Tartary
(curé de Saint-Basile en 1905) à travers le personnage de l’abbé Talary !
La réflexion philosophique et ses antinomies apparaissent dans les propos de plusieurs
personnages, en particulier Jean de Maisonseule « […] Prenez conscience de vous-même.
Sachez vouloir, sachez penser, sachez apprendre… » et Sœur Priscille quand elle affirme :
« C’est un devoir pour nous d’être heureuses. »
De 1913 jusqu’à sa mort en 1940, A.-F. Hérold fait partie du comité central de la Ligue des
Droits de l’Homme au poste de vice-président. A partir de 1936, il est membre actif de
l’association La Société d’Histoire de la Troisième République présidée par Lucien
Descaves ; c’est l’époque politique d’A.-F. Hérold après celles de traducteur, poète et
dramaturge ! Loin est le temps où, primesautier, il invoquait avec Pierre Loüys la « Nymphe
antique de Sumène, âme du noir Vivarais »… Personnalité originale aux multiples talents, A.F. Hérold survit dans la mémoire du canton de Lamastre.
Il repose aujourd’hui dans le petit cimetière de Lapras ; à quelques mètres, une modeste
plaque porte le nom de Madame Sylvain Lévi, décédée en 1943, probablement réfugiée
pendant la guerre dans la maison Hérold à Lapras ; elle était l’épouse du premier maître
d’André-Ferdinand à l’université.
Nul ne pouvait mieux actualiser André-Ferdinand Hérold que Monsieur Bertrand Thierry des
Epesses en nous révélant cette personnalité si attachante, ne serait-ce que par la variété de ses
engagements ; ainsi note-t-il « A Fourmies, il ne l’a pas oublié, le 1er mai 1891, l’armée tira
sur les mineurs en grève. Le ton monte chez les poètes. Hérold n’est plus le poète éthéré, il est
là un écrivain politique qui a une pensée claire, une doctrine, fruit de longues lectures et
d’interminables discussions… »
Lecteur, engagez-vous sans hésiter : la vie d’André-Ferdinand Hérold est un exemple de
recherche de la beauté et de la justice.
Pierre Brun,
Saint-Agrève
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Lapras, la maison de Ferdinand Hérold (Patrick Moreau)
Brèves (Nièvre), la maison de Pierre La Chesnais
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Ces vieilles choses qui exercent sur l’esprit une heureuse influence
en lui donnant la nostalgie d’impossibles voyages dans le temps…
… Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort
des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles, mais plus vivaces, plus
immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore
longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le
reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable l’immense édifice du
souvenir.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann.
Cette enquête sur André-Ferdinand Hérold est une histoire ancienne.
Nous étions seuls en vacances en été, mon frère de quatorze ans et moi de douze, dans
la grande demeure de nos parents non loin d’Avallon, à Brèves-sur-Yonne ; ils n’étaient pas
là, il y avait pour nous surveiller la gouvernante. Celle-ci ne supportait pas l’inactivité. Elle
décida un jour de nettoyer le grenier. La voisine, madame Rousseau, vint lui donner un coup
de main.
Or cette maison avait été habitée de 1910 environ à 1947 par un journaliste, écrivain et
traducteur d’Ibsen, Pierre Georget-La Chesnais. Journaliste dans la revue d’avant-garde du
XIXe siècle, le Mercure de France, il avait côtoyé les personnalités littéraires des années
1890 à 1920, Pierre Louÿs, Paul Valéry, André Lebey, Henri de Régnier, Alfred Valette,
Alfred Jarry, Guillaume Apollinaire, et aussi des célébrités du monde politique, Jean Jaurès,
Charles Péguy, Léon Blum…
Le grenier était resté tel quel depuis vingt ans. Ce n’était pas rien, c’était au bas mot un
quart d’hectare à déblayer sous une immense charpente de chêne vieille de trois siècles. Un
capharnaüm indescriptible où même les enfants n’aimaient pas jouer, le débarras de plusieurs
générations. Il y avait de tout, une poussette d’osier, des boîtes à chapeau, un berceau, des
caisses, un bidet d’émail, des tableaux crevés, des cadres, un vélocipède, des monceaux de
revues (Mercure de France et Revue de Paris) et des livres de toutes époques couvertes de
poussière et de crottes de chauve-souris. Pendant que le grand nettoyage se faisait, mon frère
et moi, nous jouions.
Un moment, nous vîmes la gouvernante et madame Rousseau porter à grand peine une
énorme malle en direction du verger qui est en contrebas de la terrasse. Peu de temps après,
des volutes de fumées noires s’élevèrent dans le ciel. C’étaient les papiers de Pierre La
Chesnais qui s’évanouissaient dans le ciel d’été sous forme de jolis papillons noirs et brillants.
Nous sommes accourus et nous avons regardé les flammes danser le long des liasses. C’est
seulement quand nous avons vu le feu prendre à des parchemins qui semblaient fondre et se
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tordre que nous avons crié qu’il fallait peut-être avertir nos parents. A contrecœur la
gouvernante remit le reste dans la malle. Ces parchemins, en fait, n’étaient pas grand-chose,
des quittances, des obligations et des transferts de rentes du temps de Louis XIII et de Louis
XIV, mais il y avait le reste, des poésies à ne plus savoir qu’en faire, des ébauches de pièces
et les vers d’Ernest Gellion-Danglar, l’ami de Ferdinand Hérold, poète parnassien mort à 22
ans de tuberculose, et des lettres, des lettres à n’en plus finir. Tout le courrier, déjà en partie
consumé, reçu par Edmée Gellion-Danglar, la sœur, et par Pierre La Chesnais, son époux, de
Pierre Quillard, d’André Fontainas, de Paul Valéry, de Pierre Louÿs, d’André Lebey ou
encore de Ferdinand Hérold.
Seule la correspondance de Hérold, un homme de lettres qui eut son heure de gloire
dans l’épopée du Symbolisme, a pu être sauvée à peu près complète sur près de 50 ans.
C’étaient des lettres échangées depuis l’âge de 17 ans, entre deux élèves du Lycée Henri IV,
Ferdinand Hérold et Pierre La Chesnais.
Pour la plupart, ces lettres provenaient d’un lieu-dit d’Ardèche, Lapras, près de
Lamastre.
Le domicile principal des La Chesnais était un appartement sis au numéro 4 de la rue
Marguerin à Paris, dans le XIVe arrondissement. Cette rue est bien connue par le récit
Enfance de Nathalie Sarraute. J’y suis passé au cours de mes études de médecine, en 1980. J’y
trouvais la concierge, madame Durepaire, une dame âgée, toute menue, flottant dans une
blouse bleue « Oh ! Les La Chesnais, vous êtes le premier à m’en parler depuis quarante
ans… ». Elle se retint le front comme prise de vertige. La dernière personne à lui en parler
avait été un neveu de mademoiselle Kikina, la Finlandaise qui avait aidé La Chesnais à
traduire Gorki. Madame Durepaire m’apprit comment se passèrent les dernières années du
journaliste. Les allées et retours entre la rue Marguerin et la Bibliothèque Sainte-Geneviève,
les départs pour Brèves-sur-Yonne, au moins une fois par mois. La mort de Claude, le fils sur
lequel les La Chesnais avaient tout misé. Une fin dramatique, dans les années 30, brûlé dans
la ferme modèle qu’il avait fondée en Algérie, parce qu’il avait voulu sauver du matériel des
bâtiments en feu, jusqu’au dernier moment. La mort de La Chesnais, trois semaines après
celle du fils cadet, Jean, à l’hôpital Cochin. Jean qui était invalide depuis sa prime enfance,
race que la diphtérie l’avait rendu grabataire. C’était à peu près tout ce que me dit madame
Durepaire qui supportait mal l’évocation de ces souvenirs et l’on dut parler d’autres choses,
plus anodines, plus gaies.
Plus tard, mes études de médecine terminées, je décidais d’aller à Lamastre, avec les
lettres de Ferdinand Hérold, pour en savoir plus. Voir les « lieux ». C’était en 1985.
Je suis descendu à l’Hôtel du Commerce au cœur de la petite ville. Là, on me signala
aussitôt, si je voulais me renseigner sur Ferdinand Hérold, ceux qui savaient : Paul Bouit, M.
Berthier à Lapras et le docteur Charra qui avait son cabinet tout à côté.
J’étais arrivé en fin de matinée à Lamastre et, à deux heures de l’après-midi, j’étais
installé dans le salon du docteur Charra, enfoui au fin fond de l’un de ses fauteuils crapaud, un
verre d’un fabuleux breuvage ambré à la main. C’était un salon bas et long, et comme un
décor de théâtre de bric à brac nous entouraient des bonzes style Art Nouveau, des tableaux à
ruminants du XVIIIe siècle, un impressionniste, un Hollandais du XVIIe, une toile
bitumineuse représentant Saint Jean-Baptiste et que le docteur Charra m’assura être de Ribera.
Une atmosphère mi-salon de la brocante mi-club anglais du XIXe siècle qu’un certain
abandon livrait lentement et sûrement à la course des heures.
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« Ah ! Hérold…. Vous savez comment André Salmon définissait Hérold ? … La colonne de
la Ligue des Droits de l’Homme égarée dans la forêt de Brocéliande ou chue dans le
Gange !».
Je crois qu’il ne cessait d’être sollicité par des importuns qui venaient échouer ici et se
faire bercer à écouter parler la mémoire de Lamastre ; car le docteur Charra était le dernier,
oui, le dernier, dans ce bourg ardéchois à avoir vu, de ses yeux vu, les invités magnifiques du
maître des lieux, Ferdinand Hérold, c'est-à-dire Ravel, Pierre Louÿs, Valette, Rachilde,
Courteline, Blum … A vrai dire, il avait fondu ses souvenirs avec ceux de son père, le docteur
Elisée Charra, qui était, lui, de la génération de Ferdinand Hérold, née sous Napoléon III….
Leurs mémoires avaient fait cause commune et, à l’entendre, Pierre Louÿs, Paul Valéry,
André Fontainas, Alfred Vallette étaient ses contemporains…
Car le docteur Charra, homme aux yeux de charbon pétillant, jovial, volubile et
convaincant, parlait en témoin.
« Hérold était à la fois un militant et un poète, un mélange tout à fait incongru… bon, mais
cela, c’est tout de même un peu l’image d’Epinal… pour moi qui l’ai connu de près dans ses
dernières années… cher confrère, je peux vous affirmer que monsieur Hérold est resté luimême cette fameuse colonne de Brocéliande jusqu’à la fin de son existence… quand j’avais
treize ans, il en avait soixante-cinq et de mon tout jeune âge jusqu’à mon entrée à la Fac de
médecine, dés que j’avais du temps libre, je montais en vélo à Lapras. J’y étais en dix
minutes, et comment j’y étais accueilli ! ….
Il me suffit de fermer les yeux et je le revois, droit devant le seuil de sa demeure, grand et
frêle, en veston, lunette d’acier et cheveux d’argent lançant de sa voix un peu cassée :
«Marguerite, voilà notre Jean ! »… il était souvent là, mais souvent à Paris, dans les salons,
ou partout de par la France, sous les préaux d’école, les arrières salles de café, les théâtres…
C’était un tempérament de conférencier et j’étais devenu souvent son seul public…Il parlait
de ce qui convient aux enfants, tantôt de choses pour les instruire, tantôt de choses pour
amuser... Il me donnait de livres à lire, il me faisait écouter le grammophone, et me disait :
« quand je pense que j’ai entendu Debussy lui-même composer cela sur l’harmonium de
Pierre Louÿs… » et il me faisait rire avec les facéties de Pierre Louÿs, ses pirouettes en
vélocipède, « y-a-t-il un train pour Alexandrie cette semaine ?», « avez vous entendu ronfler
Gide ? Non ? Eh bien vous n’avez rien entendu ! ! ! » à une vendeuse de fromage au marché,
ou cette histoire maintes fois répétée de cette rencontre de Louÿs avec un notable de Lamastre
en deuil : « Ah ! Monsieur… je vous vois tout de noir vêtu, vous est-il donc arrivé quelque
malheur ?….- Hélas, oui, ma belle-mère est morte… cela l’a prise d’un coup, je me promenais
au mail encore avec elle il y a huit jours, puis elle a eu un point de côté brutal deux jours
après, une toux sèche, cela a duré quelques temps, et puis il y a eu des essoufflements…» et
Louÿs, qui, en réalité, ne l’avait écouté que d’une oreille distraite, reprit la conversation qui
lui avait vaguement échappé et lui demanda, très mondain : «….. Je vous arrête, cher
monsieur… rien de grave j’espère ? ».
Et le docteur Charra continua :
« A la fin de sa vie, les gens des Editions du Pigeonnier ont demandé à Hérold un article sur
Louÿs à Lapras, Hérold ne savait pas raconter sa vie… il a été plus que sec… alors que
d’ordinaire il était intarissable sur Pierre Louÿs, c’était le grand ami de sa jeunesse, il nous
parlait de ses clowneries : Pierre Louÿs mimant le frelon, Pierre Louÿs mimant la libellule,
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Pierre Louÿs chantant à tue-tête des airs de soldats ou des complaintes de guinguettes….
Pendant ce temps madame Hérold, petite et boulotte, me faisait préparer des tartines… »
Nous nous sommes installés dans un restaurant, en terrasse, là où la route sort de
Lamastre pour gagner les cimes de l’Ardèche.
« Les La Chesnais, oui, oui…. Edmée Gellion, sa femme, était une amie d’enfance de
Gabrielle, la sœur de Ferdinand…. C’était la joie de vivre personnifiée nous disait Hérold…Et
pourtant il y avait une histoire terrible, son frère à peine passé les vingt ans était mort de
tuberculose… Edmée savait amuser Hérold, Pierre Louÿs que les blondes inquiétaient
d’ordinaire, et les autres… j’ai connu la fameuse Edmée dans les années 30, elle avait alors
épousé depuis longtemps ce monsieur La Chesnais, un homme massif et sévère, journaliste et
écrivain, qui avait la politique dans le sang, un peu comme Hérold. Il savait l’anglais,
l’allemand, le russe, le norvégien, le suédois, c’était un puits de sciences… Je suis vieux mais
pas au point d’avoir vu la fameuse Edmée au temps de sa splendeur. Car on a dit qu’elle avait
été très belle. Mon père et Hérold lui-même m’ont affirmé qu’elle avait été une des plus belles
femmes de sa génération…. On dit toujours ça… elle avait tout d’une elfe, la finesse même, le
cou long, les cheveux blonds et roux, l’œil vert… hélas, quand je l’ai vue elle était très grosse,
le visage bouffi, les cheveux mis en chignon, cela n’arrange pas… des chagrins domestiques
avaient fini par avoir eu raison d’elle… »
Je raccompagne le docteur chez lui. La nuit est bleutée. C’est la demi-lune. Un lucane
cerf volant tourne autour de nous en bourdonnant, c’est plutôt bon présage. Je rentre à l’hôtel
du Commerce. Paul Bouit, qui était le second mémorialiste de Lamastre, avait laissé un mot à
mon intention à la réception. C’était le mercredi 10 juillet 1985.
Vendredi 12 juillet, je fis une tournée en voiture à Lapras. C’était convenu. Je suis allé
chercher le docteur Charra à son cabinet médical. Un local étrange qui semblait s’être comme
fossilisé dans les années 40, dont je me souviens tout particulièrement de l’immense lit
d’examen de moleskine fauve râpée. Je le datais au jugé de 1920 à 1930.
Dans la voiture Jean Charra me parla de Pierre Hérold, le fils unique de Ferdinand.
Curieusement, il n’eut pas un mot de la sœur, Marciane, dont je connus l’existence que bien
plus tard :
« J’ai fait mes études au lycée de Valence avec Pierre Hérold, ici, je faisais du tennis avec lui
et avec Marco, le fils de Salomon Grumbach, madame Hérold aimait beaucoup les enfants,
elle dessinait un peu et a fait mon portait à cinq ans… elle était bien plus jeune que son mari,
sa mère était mercière à Nantes, je crois. Elle était vraiment ce que l’on appelle une pièce
rapportée, mais Marguerite Hérold, c’était une sacrée personnalité, elle a tenu quartier à la
Coupole de 1920 à 1940, elle fut amie de Picasso et de Max Jacob. J’étais sous-lieutenant, de
passage à Paris, j’ai retrouvé madame Hérold, elle m’a présenté au Ritz au général Koenig
auquel elle tendit un bouquet de fleur, dans un accoutrement étonnant, la robe à l’envers, le
sac à l’envers, son collier d’ambre de travers… bref, c’était un esprit bohème… elle aussi fut
très belle dans sa jeunesse et devint lourde jusqu’à 80 à 100 kilos à la fin de sa vie, elle est
morte en 1968... »
Arrivés à Lapras, nous nous sommes arrêtés devant la fameuse demeure des Hérold.
Une vaste maison vivaroise, avec devant, séparées par une longue pelouse, une remise
ombragée par des marronniers, et la maison de gardien, flanquée, elle, de deux tilleuls
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centenaires, derrière un parc, qui commence par des gigantesques cèdres et des hêtres roux, en
contrebas, sur la gauche, un ruisseau coule.
Le docteur me montra une fenêtre au premier : « C’est dans cette chambre que Hérold
grattait… Le piano de Gabrielle Hérold était dans la pièce de derrière, c’est sur ce piano que
Ravel était venu composer à Lapras, il a été donné à Mattler, un ami alsacien des Hérold, de
Paris, un physicien de la mécanique des solides… »
La grande bâtisse était silencieuse, vide, inhabitée depuis des mois…
« La maison est à vendre, Pierre qui aimait tant cette demeure n’a pu en hériter, ne me
demandez pas pourquoi… On dit que Chantal Goya a été intéressée à l’acheter, la chanteuse
de la comptine Bécassine c’est ma cousine… »
Le samedi 13 juillet, je pris congé du docteur Charra. J’étais au volant, le coude à la
fenêtre. Il posa sa main sur mon bras et me dit : « Vous savez, cette époque dont vous me
parlez… elle est en moi et elle partira avec… Ah ! Comme nous savions vivre !… Joignez
Pierre Hérold de ma part et donnez-lui mon bonjour. » Et le docteur Charra griffonna sur mon
carnet l’adresse de Pierre Hérold, 13 rue Vineuse, et son numéro de téléphone.
Rentré à Paris, j’ai imaginé ce qu’avaient pu être ces étés à Lapras, à Herold-House,
comme l’appelait Debussy, et quel personnage avait pu être Ferdinand Hérold. La
correspondance de Ferdinand Hérold à Pierre La Chesnais m’en donnait des bribes. Les
journaux, les mémoires et les correspondances des contemporains leur ont donné,
progressivement, un sens.
Ferdinand Hérold faisait corps avec Lapras, avec Herold-House. Parce que le séjour
l’été de la petite société, au milieu de laquelle il vivait, a été les instants précieux de leurs
vies. Le rituel de ces séjours m’est devenu de plus en plus net.
L’arrivée à Lapras se déroulait toujours de la même manière, à partir du jour où la
ligne ferroviaire entre Tournon et Lamastre fut construite.1
Après le long cahotement dans les gorges du Doux, loin en aval de Lamastre, le
sifflement en chapelet annonce le train. On le voit bientôt déboucher, avec son panache de
vapeur qui se décompose dans l’air surchauffé et sa chaudière qui lâche des escarbilles qui
manquent souvent de mettre le feu aux talus. Les invités sont aux fenêtres. Ils font des signes
au dessus des flancs empoussiérés des wagons.
Il se passe quelques minutes pour que la locomotive s’immobilise.
Pendant que tout le monde sort bruyamment, l’huile coule sur les traverses et l’hercule
qui charge le charbon fait peur aux enfants. Parce qu’il est tout noir et qu’il a des yeux blancs
cernés de sang. Les invités descendent avec leurs malles et leurs bicyclettes, au milieu des
bruits de l’été et de la petite foule bavarde qui est sur le terre-plein.
Tous les Hérold sont là sur le quai. Tous, sauf la grand-mère, qui est une Pescheloche
du sang des La Pérouse, la douairière, qui attend à Lapras, avec Anna, la bonne.
1
Jean Neel évoque, dans ses mémoires, le train pour Lapras : « Je partais avec la famille Hérold. Le voyage,
déjà, était pour moi un ravissement. Je revois le quai de la gare de Lyon où nous prenions vers dix heures du
soir « l’express des trois classes ». Un compartiment de première, reservé par les soins de mon père, nous
attendait ! On installait la vieille mère Pécheloche au fond, le dos à la marche. Sa fille s’asseyait en face d’elle,
ma marraine [Gabrielle, la sœur de Ferdinand] vers la portière. Ferdinand allait gravement noter le type et le
numéro de la locomotive. Je me promenais sur le quai avec Alphonse.» (Neel (Jean), Autrefois-Souvenirs 18801914, p. 28).
14
Il y a André-Ferdinand, qu’on appelle Ferdinand, grand, mince, la barbe blond
vénitien et fournie, l’œil bleu derrière le binocle, toujours le cigare à la main. Il y a sa sœur,
Gabrielle, en mousselines et gazes blanches, en corset à rubans, sans baleine, pour avoir les
mouvements libres, toujours en chapeau, l’éventail ou l’ombrelle à la main, toujours l’air de
suffoquer. Madame Hérold mère, veuve du préfet de Paris. Il y a Alphonse, le jeune frère, un
peu arrogant, en costume de lin. Derrière, les domestiques, Marthe et Lucien, attendent pour
charger les bagages.
C’est immuable. Cela se passe toujours ainsi depuis des années, selon un rituel que le
temps n’atteint pas. Il est vrai que, peu à peu, on viendra plutôt en voiture, comme Alphonse.
Ou certains invités de passage, comme Alfred Vallette et son tacot.
Une fois arrivé à Hérold-House, une fois restauré, on parle, on parle. Discussions sans
fins, du soir au matin, « sous la nuit étoilée ». Au petit-déjeuner, au salon, sur les routes, on
discute.
On parle de tout, de politique, de voyage, de musique, de peinture, on se raconte, on
raconte ce qu’on voudrait être et on raconte l’avenir. On apprend à se connaître. On discute de
tout, du Nord et du Sud, de Victor Hugo, du général Boulanger, de l’Association des
étudiants…
Ils sont Wagnériens : « Nous étions Wagnériens ; Pierre Louÿs, André Ferdinand
Hérold et moi ; nous nous étions retrouvés à Bayreuth pour Tannhäuser, pour Tristan et
Isolde, pour Parsifal, qu'on entendait que là… »2
On parle de voyages. Quillard veut faire traverser à tous l’Empire Ottoman, il n’a pas
de succès, pourtant Gide ira en Anatolie… Paul Valéry parle de Grèce et de Crète, l’Egypte
fait rêver Hérold et Louÿs, Edmée Gellion-Danglar qui y fut et Ernest qui y est né leur en
parle, Fontainas rêve de Grèce et d’Italie, Pierre La Chesnais pense au Nord, Henri Sée a en
tête le Perche.
Il y a des brouilles et des intrigues.
On joue aux cartes, aux quilles, au crockett, on pêche, on attrape les truites à la main,
on se baigne, on fait de la bicyclette. Le sport vélocipédique fait la joie de Louÿs… On se
lance dans des promenades paresseuses à pied, on va à Lamastre, à Maisonseule, à Cluac3.
On lit, on écrit, on dessine, on joue de la musique, Gabrielle, élève d’Alphonse
Duvernoy, joue à s’étourdir sur le piano ; les Neel la jugent pourtant piètre pianiste. Elle n’en
a cure, elle ne se voit pas, elle est dans l’esbrouffe, très parisienne, parlant haut et fort,
tranchant de tout avec un aplomb théâtral.
On s’ennuie aussi.
On fume des cigares et des cigarettes et on boit du cognac.
Pendant que tous prennent le plaisir de vivre, l’état d’Ernest Gellion-Danglar
s’aggrave à bas bruit. La phtisie. Ernest écrit à Lapras ses poèmes de 22 ans, sans règles, il
compte sur Massenet que Charles Grandmougin lui a fait connaître pour les mettre en
musique. Je les ai sous les yeux les poèmes écrits en lignes fines sur du papier pelure durci par
endroits, avec des traînées de rouilles, ce papier que l’on donne, à cette époque, à qui veut
écrire dans les cafés du Quartier Latin, dont celui-ci :
2
Fontainas (André), Mes souvenirs du symbolisme, Paris, La Nouvelle Revue Critique,1928, p. 92.
« La digestion terminée, on décidait d'aller faire une promenade. A cette époque où n'existaient encore ni
bicyclette ni auto, tout le monde marchait et marchait bien. Dix huit à vingt kilomètres en montagne n'effrayaient
point les Dames. Nous partions en troupe, dans les costumes les plus étranges. Ferdinand portait des culottes de
flanelle blanche et une large ceinture rouge, Sée, un petit feutre et un veston d'alpaga, Alphonse, un casque
colonial et un alpenstock. Nous avions un peu l'air de comédiens ambulants. » (Neel (Jean), Autrefois-Souvenirs
1880-1914, p. 29).
3
15
Lapras 1888
A G.
Assis dans l’herbe grasse,
L’un à l’autre adossés
Pensant au temps qui passe
Sous la nuit étoilée,
La flamme du pétrole
Eclairant la futaie,
J’entendais tes paroles,
Tantôt je t’écoutais,
Tantôt ta voix partait
Au fond d’un puits sans fin
Et semblait s’échapper
Au loin, au loin, au loin….
Beaucoup de lignes raturées, dans ses papiers beaucoup de prénoms féminins désuets :
Reine4, Odette, Suzanne …
Et puis, fin septembre, c’était le retour à Paris. On prenait le train pour Tournon. Ou,
plus tard, la voiture avec étape à Avallon.
4
Reine Laurent, amie d’enfance d’Edmée Gellion, qui restera célibataire.
16
I
Les années d’enfance et d’études
(1865-1890)
Enfance
André-Ferdinand Hérold est né le 24 février 1865. Il grandira dans l’atmosphère
feutrée de la haute fonction publique républicaine de l’après Napoléon III ; son père, préfet de
la Seine, mort en 1882, franc-maçon, fut un homme qui ignorait le doute. Sa mère,
omnipotente, maternante et vigilante, régnera sur la tribu Hérold jusqu’à la guerre de 1914,
avce son sourire éternel. Ferdinand eut une sœur, Gabrielle, plus âgée que lui de 3 ans, et un
frère de 7 ans plus jeune que lui, Alphonse.
André Gide dira d’Hérold qu’il n’eut pas d’enfance, voilà pourquoi il donnait toujours
l’impression de devoir mûrir encore. On trouve cela dans une lettre du 24 janvier
1896 adressée par Gide à Paul Valéry : « combien y-en-a-t-il qui fassent espérer, n’ayant pas
eu d’enfance, pour avoir un âge mûr ? Hérold, Bonnières, Souza, Quillard, etc…. j’excepte
Griffin, je crois, mais à peine Régnier qui, pourtant me plaît toujours plus… »
En fait, Hérold eut trop d’enfance.
Il fut toujours ce qu’on appelle un heureux caractère ; il a traversé la vie, courageux,
policé, léger, le rire et le sourire faciles. Ce qui fit sa force, précisément, ce fut en lui la
présence de l’enfance.
Son enfance fut privilégiée. L’ignorance du manque, l’immensité des vastes demeures
aux hauts plafonds, la présence attentive de tous, famille et domestiques, tôt le théâtre, le
concert, l’opéra, lui ont donné l’aisance d’être.
Comme l’enfant, Hérold croira tout possible et sa capacité d’admiration sera infinie.
Il écoutera, il regardera, il n’aura d’autre ambition que la vie qui lui fut facile le soit
telle aux autres. Ferdinand ne s’appesantit jamais, même quand ses rêves se seront mués en
17
idéaux politiques ; il évitera de son mieux que légèreté soit synonyme d’insuffisance, défi qui
ne lui fut pas toujours facile à tenir…. Il se dira toujours désarmé par la mauvaise foi,
l’hostilité, la violence, jusqu’à l’incompréhension.
Sa vie se partage alors entre famille et lycée Henri IV où il avait plaisir à se rendre. Il
semble que le pittoresque d’un de ses professeurs ait inspiré Ferdinand. Il aurait rédigé à cette
époque un petit drame bouffon qui ne fut jamais publié, « La Forêt Vierge » où le héros
principal était un Don Brusquul, prince de Bornéo, dont Alfred Jarry citera un extrait dans les
« Paralipomènes d’Ubu », en décembre 1896 :
« Don Brusquul, lisant, - Le Temps… (Ici une date qu’on trouvera dans le Larousse).
Dernières dépêches de la nuit, de la nuit. Ferdinand le Catholique, le Catholique, vient de
s’emparer de Grenade. Cette conquête met fin à la domination de l’islamisme dans la
péninsule ibérique… »
De quel enseignant, un peu bègue, Ferdinand Hérold se moque-t-il ? Mystère. On sait
que, de la même manière, le Père Ubu avait pris forme à partir de celle du professeur de
Physique d’Alfred Jarry, Félix Hébert.
Ferdinand resta longtemps dans le foyer familial, monde de femmes, après la mort du
père. Il y restera même longtemps, un peu comme il est dit du syndrome de Stockholm, par
attachement à ses chaînes. Il ne quittera vraiment le 132 boulevard Saint-Germain qu’à 29
ans…
Hérold, au lendemain du bac
18
14 août 1882, reçu !
En août 1882 Ferdinand avait 17 ans. Il est reçu au baccalauréat. Il l’écrit tout de suite,
le 14 août, du fin fond de l’Ardèche, de Lapras, au dessus de Lamastre, à Pierre La Chesnais,
son camarade du lycée Henri IV. Soulagement et sentiment intense d’immense liberté : devant
lui s’ouvre le pari de réussir sa vie, c’est-à-dire l’aventure et l’inconnu !
Son ami Pierre, aussi, est reçu :
« Tu es reçu ? Ça ne m’étonne pas. Tu as la mention bien ? Ça ne m’étonne pas non plus. Tant
mieux pour toi ! Moi, je n’ai pas eu de mention, malgré des éloges abracadabrants et
hyperboliques de Gazier ? Par la sévérité de Pigeonneau. Voilà !
Poyard en serait peut-être étonné ; mais pas moi. Maintenant, tu vas jouer du père Colas cinq
jours par semaine, moi de Marion : j’aime mieux mon sort que le tien, et en attendant, j’aime
mieux ne pas me lancer dans l’inconnu pendant les vacances, puisque je vais m’y jetter à
corps perdu à la rentrée.
L’inconnu ! Mais même dans les endroits qu’on connaît le mieux, on peut le
rencontrer. Témoin, hier, où j’ai fait une chose que je ne connaissais pas : l’ouverture de la
chasse. Par monts et par vaux, suivis d’une meute agile, nous avons cinq heures durant,
poursuivi le lièvre et la perdrix. Nous sommes rentrés de cette chasse à courre… de gibier.
Ah ! C’est une belle chose que de faire la guerre aux habitants de l’air comme disait ce bon
M. Despréaux. L’imagination s’y élève, le cœur aussi, car le chœur des chasseurs, tu le sais,
est une des belles choses de plusieurs opéras. Devient-on bête, pourtant, à la campagne : on
dirait que je suis entre la place du Panthéon et la rue de Rennes, puisque l’art du jeu de mot ne
m’abandonne pas.
Enfin, j’ai déjà lu deux romans et demi depuis mon arrivée ; j’ai déjà joué x parties de
crocket et de quilles : ça, c’est le connu. Mais ce que j’ai fait hier, c’était l’inconnu. Tu vois
que, parfois, au connu se mêle l’inconnu, c.q.f.d. (que dirait Colas d’un tel raisonnement ?).
Toi, tu vas jouir des îles anglo-normandes : il paraît que c’est un fort agréable pays, et qui a
conservé encore assez de caractère. J’ai entendu dire, je ne sais plus où – qu’on y parlait
encore la langue des anciens Normands du temps de Guillaume. Si c’est vrai ce doit être
étrange, bizarre et singulier.
Je pense que Potel, Jacquet et autres, qui passaient après moi, et avant toi, ont été reçus
sans difficultés.
En attendant des nouvelles de toi, je te serre la main, ton ami dévoué,
AF:Hérold.
Adresse de Sée : Le Theil sur Huisne (Orne) »5
Le séjour à Lapras de Ferdinand Hérold encore adolescent est ainsi décrit dans cette
lettre, par petites touches.
Pourquoi, en fin de courrier, Ferdinand donne-t-il l’adresse d’Henri Sée, son ami, à La
Chesnais ? Il croit sincèrement à l’axiome que « les amis de mes amis sont mes amis ».
5
Lettre de Ferdinand Hérold à Pierre La Chesnais, de Lapras, le 14 août 1882. La lettre est bordée de noir,
puisque le père, le préfet de Paris, est mort la même année.
19
Cela amusera plus tard Gide cette manie de Ferdinand à vouloir créer une
confédération d’amis. Mais voici deux extraits de lettre de Sée à Ferdinand qui en disent
long :
« Pour ce qui est de La Chesnais, il paraît que la Fortune ou la Providence favorise les
poseurs : je ne les en aimerai pas plus pour cela. »6
« Par contre, quel travailleur que La Chesnais ! C’est sans doute une compensation à ses
devoirs qu’il ne pouvait jamais finir, et il nous rompt la tête de sa prose : il a envoyé aussi à
Mascart une épître verbeuse de 4 pages serrées (il n’a pas encore trop à se plaindre) avec un
dessin de sa mère, copié par lui. En un mot, il a écrit à toute la terre son stupéfiant succès dont
il ne peut revenir lui-même, et tandis qu’il trouve les autres grotesques, il se couvre pas mal
de ridicule. Il a voulu se montrer à nous comme le modèle du touriste [La Chesnais est en
voyage dans les iles anglo-normandes]. Mais c’est trop s’occuper de lui….»
On est cruel à 17 ans.
Depuis le 11 juin 1882, Pierre La Chesnais a, lui aussi, 17 ans. Son père est chef du
personnel au Ministère de la Guerre, sa mère écrit des poèmes et joue du piano. Pierre ne sait
pas vraiment ce qu’il veut devenir. Il se souhaite un grand destin, mais ne sait lequel.
Son père le voit polytechnicien comme veut l’être son frère aîné, André ; sa mère lui
verrait une carrière dans les Lettres ou la Haute Administration. Il prend des cours de diction
avec Jules Truffier de la Comédie Française avec qui il deviendra ami, Truffier que Barbey
d’Aurevilly nommait « jeune homme à la chevelure apollonesque, le Boufflers des comédies».
Truffier est un acteur doué qui, plus tard, jouera Amphitryon de Molière avec Mounet-Sully
en janvier 1888 ou encore Victor dans La Princesse Georges de Dumas, en février de la
même année ; c’est un comédien « dans le vent », il récitera en 1890 un acte en vers Fleurs
d’avril de Gabriel Vicaire, le petit poète du café Voltaire, place de l’Odéon, et surtout un
décadent, malgré lui, puisque l’auteur du recueil de poèmes drolatiques, «Les Déliquescences
d’Adoré Floupette » !!!
Truffier est tout en recettes pertinentes : « l’articulation est la première politesse de
tous ceux qui s’adressent à leurs semblables » ou « si l’on n’élève pas le ton, on ne sera pas
entendu, si l’on n’articule pas on ne sera pas compris ».
Cette rencontre avec Truffier fut importante, pour Ferdinand, aussi, qui deviendra un
de ses amis.
Ferdinand Hérold, lui, s’inscrit en faculté des Lettres. Il doit savoir à la perfection grec
et latin pour entrer à l’Ecole des Chartes, ce qui lui permettra de concilier écriture et
recherche. Le 18 novembre 1885 Hérold sera officiellement reçu à l’Ecole des Chartes, en
même temps qu’un Toulousain monté à Paris, Georges Michel, qui prendra le nom de plume
d’Ephraïm Mikhaël. Exalté et imaginatif, Mikhaël secoue Hérold ; il lui démontre que la
rigueur de pensée de pensée n’est pas forcément mère du puritanisme et ennemie de
l’imaginaire. Etrange que ce soit ce jeune poète déjà miné par la tuberculose qui enseigne à
Hérold l’art de prendre du plaisir à des riens.
6
29 août 1882.
20
Le remuement des mondes
A cette époque, racontera André Fontainas -celui qui sera le beau-frère de Hérold-,
certains étudiants, par affinité, venus de la Faculté des lettres, de l’Ecole Pratique des Hautes
Etudes, de l’Ecole des Chartes, se retrouvaient, après leurs cours, sous les frondaisons des
arbres du jardin du Luxembourg ou dans les parages de la Fontaine Médicis.
Les étudiants se gaussaient de l’enseignement, jugeaient les professeurs avec la
sévérité de la jeunesse, se gargarisaient des « nouvelles méthodes scientifiques » en histoire ou
en philologie et n’avaient pas de mots assez durs pour stigmatiser les « vieux et vains
rhétoriciens ». Ils avaient du goût pour la poésie et leurs maîtres étaient : Leconte de Lisle,
Banville, Mallarmé, Heredia ou Verlaine.
On parlait politique. On ne manquait pas de mordant et même de fiel pour parler des
hommes au pouvoir. Ils n’hésitèrent pas à faire le coup de poing contre ceux qui voulaient la
revanche sur l’Allemagne…
Il y avait là Hérold, Quillard, Collière et le plus doué d’entre eux, Ephraïm Mikhaël.
Comme toute sa vie durant, déjà, Hérold se partage. Il milite aussi à l’Association
Générale des Etudiants de Paris (l’AGE) qui venait de se créer.
Le mercredi 26 mai 1886, Hérold et La Chesnais sont côte à côte au dîner de
l’Association. Il y a Georges Chaumeton, le président, (Chaumeton, ton, ton, Chaumeton
Tontaine ! chantera Xanrof (Léon Fourneau), l’Artistide Bruand du monde étudiant), Caron,
Hauvel, Besnault, Georges Richard7 qui est défini ainsi par le Temps : étudiant créole, très
aimé Rive Gauche. Ensuite, ils se rendront chez Pierre La Chesnais, pour y dîner.
Quatre jours après, nouvelle sortie de Ferdinand, dimanche 30 mai 1886, après-midi
dansante chez madame Moqueris-Pelletan, Pierre La Chesnais y est invité par Hérold. Seuls
des gens de gauche sont admis. On cultive l’entre-soi.
Les militants de l’AGE sont des bons vivants comme l’écrit madame La Chesnais au
père de Pierre :
« Notre dîner de camarades, hier, s’est bien passé, très gaiement. Chaumeton, le
président de l’Association est un beau garçon aux yeux rieurs, au sourire fin ; excellente
tenue, une prudence de diplomate : il me fait l’effet d’une bien bonne tête.
Caron est venu en uniforme de réserviste. Il part aujourd’hui pour Fougères où il fait ses 28
jours. Il avait sa médaille de sauvetage donnée par la municipalité d’Yport où il est resté
bénévolement à soigner des cholériques avec un réel courage, c’est le Havrais avec qui l’on a
déjeuné lors du voyage, grand gros, blond, très Normand, parlant très bien et haut, gai et
lettré, c’est un charmant convive. Tu connais les autres ; le soir, sont venus Hauvet, Besnault
et Georges Richard, décoré à Madagascar, très élégant et sérieux, fort occupé des questions
coloniales. Il veut retourner là-bas. Tu pourrais t’y intéresser et Pierre se propose de l’engager
une fois pour toi seul. »
7
Georges Richard (1857-1932), lieutenant, dans la campagne contre Madagascar, prit la tête d'une compagnie de
Réunionnais composée d'un sous-lieutenant, de six sous-officiers, douze caporaux, cent vingt soldats et trois
clairons. Il rejoignit l'expédition de l'Amiral Miot sur Tananarive. Il venait d’être décoré de la Légion d'Honneur,
le 1er janvier 1886, pour ses faits d’armes.
21
Vendredi 27 mai 1886, Pierre donne sa version à son père, qui est en déplacement à la
Mancelière, prés de Laval :
« J’ai eu hier (sic) mes camarades à dîner. Je ne puis pas les juger, tant que je ne les ai
pas vus avec du monde. Tel qui n’est jamais brossé, qui parle mal et vit en bohème, devient
quelque fois distingué et de bonne tenue. Je fais une nouvelle connaissance avec mes
camarades en les recevant à la maison. Je crois que Maman a été contente d’eux.
M. Georges Richard, qui est venu après dîner, a passé 6 ans à Madagascar, dont 4 comme
volontaire de l’expédition. Il est décoré pour fait d’armes. Né à Bourbon8, après sa première
année de droit, il est parti pour faire un voyage dans l’Yémen, puis chez les Somalis et les
Abyssins, puis dans les Comores. Il a fait du journalisme à Bourbon, et lorsqu’a commencé
l’expédition de Madagascar, il s’est considéré comme engagé par ses articles à en faire partie.
Il a rallié d’autres volontaires, et est resté pendant la guerre sur les côtes de Madagascar.
Il connaît (de nom et de réputation) Gustave de Coriolis, Sir Virgile Naz, etc… et M. de
Perrodel. Il dit que Gustave fait beaucoup de tort aux colons français de Maurice en secondant
les vues des Anglais, qui sont de noyer l’élément français rebelle dans l’élément indien
beaucoup plus souple.
Richard se repose cette année en passant son second examen de droit : c’est ainsi que je l’ai
connu à l’Association. C’est un caractère sérieux et un convaincu. Il vous récite sans broncher
un vers de Déroulède dans une conversation.
Je ne puis vous faire une monographie de chaque camarade : j’aurai le temps de vous en
parler ; mais pour celui-là, j’étais plus pressé de vous en dire quelques mots… »
Dans une lettre suivante à son mari, le samedi 29 mai, Estelle La Chesnais faisait des
réserves :
« Ce qui me plaisait de la réunion de mercredi, c’est que tous ces jeunes gens ont l’air sain et
vigoureux. Les deux canotiers Del(cambre) et Fons(eca) sont les moins bien et Pierre le
trouve aussi ; mais il ne pourra faire autrement que de les avoir une fois et avec Caron. (…) »
L’irruption du symbolisme
Le monde tel qu’il était, en tout devait changer.
Le 18 septembre 1886, eut lieu une grande étape, la naissance de la Révolution
Symboliste. C’est le poète franco-grec, le matador du verbe, Jean Moréas, qui lança, ce jourlà, dans le Figaro, le Manifeste du Symbolisme…
Une sensibilité nouvelle éclatait au grand jour.
Le manifeste reposait sur deux idées forces : la prééminence, en art, de la suggestion,
voire de l’ésotérisme (« Le caractère essentiel de l’art symbolique consiste à ne jamais aller
jusqu’à la conception de l’Idée en soi. ») et un affranchissement des techniques de l’écriture,
comme l’autre aspect de l’Ecole Symboliste, qui s’affirmera par la suite et, là, Ferdinand
8
C’est-à-dire l’île de La Réunion.
22
Hérold en sera un militant : que l’art n’est d’aucun lieu, d’aucun temps, ce qu’appelait
Moréas, la « nostalgie mystérieuse » de l’inspiration. Un impressionnisme de l’écriture.
Ferdinand Hérold est en 2eme année à l’Ecole des Chartres avec Ephraïm Mikhaël, ils
vont ensemble assister à l’apothéose du grand Ancien (il est septuagénaire), le poète Leconte
de Lisle. L’événement eut lieu le 31 mars 1887. Les deux amis ont en main leur invitation
pour assister à la réception à l’Académie Française de leur maître en poésie. Romain Rolland,
en tant que Normalien, a pu s’introduire à la cérémonie : « Leconte de Lisle a un crâne
parfaitement rond, de grands cheveux gris qui retombent sur les épaules, une figure
impassible, des yeux profonds et pensifs, l’air hautain. Il porte monocle, il lit mal. »
Le nouvel académicien débita une tirade incandescente contre l’obscurantisme dans
laquelle il prit à partie le grand inquisiteur Torquemada, l’index levé vers le Ciel. Rolland
note simplement : « Le frivole auditoire a été peu charmé de ses dissertations philosophiques
et nihilistes… » Le futur auteur de Jean-Christophe retrouvera l’académicien emmitouflé
dans son confort intellectuel, l’année d’après : « Jeudi 22 mars 1888, je rencontre, sous les
galeries de l’Odéon, Leconte de Lisle, le monocle à l’œil, gras, réjoui, bien portant ; il est au
bras de quelqu’un, pose et blague très fort. On ne saurait croire combien cela m’a vexé. »
Romain Rolland savait sans doute ce qu’on disait de Leconte de Lisle, personnage à
double face, que ses ennemis appelaient le « mendiant de Badinguet », c'est-à-dire de
Napoléon III qui, pendant les 10 dernières années de son règne, le pensionnait sur sa liste
civile. Ingrat, Leconte de Lisle, entre amis, médisait le régime qui l’entretenait.
Les tensions étaient vives entre la France vaincue de 1870 et la toute puissante
Allemagne. Le 20 avril 1887, ce fut l’affaire Schnaebele. Des Allemands se saisirent à la
frontière lorraine de fonctionnaires français. On fut « à deux doigts » de la guerre. Le ministre
de la Guerre, le général Boulanger, voulut parler trop haut à l’Allemagne. Cela plût aux
«revanchards », cela déplut à la Gauche et aux milieux d’affaires. Boulanger fut limogé le 18
mai 1887… Mercredi 26 mai 1887, l’Opéra Comique, le temple de la famille Hérold, est
détruit par un incendie qui a pris aux premières scènes de Mignon…. On relèvera 109 morts.
La rue en sentira longtemps le phénol. Le numéro de La Revue d’Art Dramatique qui traita de
cette catastrophe, cette revue où travaille une amie de Ferdinand, Edmée Gellion-Danglar,
écrivit en faisant l’historique des lieux : « la fortune longtemps contraire à l’Opéra Comique
revint grâce au Pré aux Clercs d’Hérold (15 décembre 1832). L’Opéra Comique allait toucher
le port. » C’est pourquoi les Hérold s’y sentaient chez eux et l’administration de l’Opéra
Comique leur était reconnaissante. Une part d’eux partait en fumée.
Samedi 3 décembre 1887, Saadi Carnot est élu président de la République.
Ses concurrents, Jules Ferry et Freycinet, se sont retirés après le premier tour. Peu
importe, Carnot est ferryste. Ferry est populaire chez les bourgeois « éclairés ». Ferry c’est la
paix à tout prix avec l’Allemagne, l’abandon de l’Alsace et de la Lorraine (« il nous faut faire
une croix sur l’Alsace et la Lorraine » confia-t-il au général Ignatief).
Le 10 décembre on tire trois coups de revolver sur Ferry, on ceinture un homme qui
crie « Je suis Lorrain ! Je suis Lorrain ! ». Les partisans du régime défilent avenue d’Iéna et
déposent leur carte, la foule est énorme, on y distingue même le nonce du Pape venu porter
ses condoléances.
En 1888 Hérold et Ephraïm Mikhaël achevèrent leur 3eme année à l’Ecole des
Chartres, arrive alors Pierre Quillard, en première année. Quillard sera politique et poète. Et,
en début de cette année 1888, Henri Feschotte cédait sa place de président à Georges
23
Chaumeton à l’Association Générale des Etudiants de Paris (l’AGE). Chaumeton, étudiant en
sciences, est un ami proche de Pierre La Chesnais, de Ferdinand Hérold aussi.
Dimanche 5 février 1888, Hérold assiste au Cirque des Champs Elysées à une
mondanité qui le marquera, les Concerts Lamoureux jouent, entre autres, l’ouverture de
Sakountala de Karl Goldmark. Il est emporté par la puissance de cette musique nouvelle. Il en
ressort enthousiaste.
Ferdinand Hérold vit alors sa grande période indienne. Cela, il le doit, aussi, à Leconte
de Lisle qui, dans son salon, ne jure que par Baghavat, le dieu bienfaisant des Hindous auquel
depuis trente ans il a consacré d’innombrables vers ; ce qu’Alphonse Daudet voyait d’un œil
critique. Il n’appelait Leconte de Lisle, d’ailleurs, que Baghavat, avec une verve mordicante :
« C’était sa spécialité, les poèmes indiens… Ses poèmes indiens se ressemblent tous : c’était
toujours un lotus, un condor, un éléphant et un buffle ; quelque fois, pour changer, le lotus
s’appelait lotos, mais à part cette variante, toutes ces rapsodies se valaient : ni passion, ni
vérité, ni fantaisie. Des rimes sur des rimes ».
« Ni passion, ni vérité, ni fantaisie… », jugement sévère, mais -hélas- juste, et qu’il
aurait peut-être été utile à méditer pour Ferdinand Hérold qui s’apprêtait à emprunter ce
modèle.
Car fin 1895 Ferdinand donnera son Sakountala.
Le combat de l’AGE contre le « brav’ général Boulanger »
Le 14 mars, le général Boulanger sortait son propre journal, La Cocarde. Le journal
est dirigé par l’ancien directeur du « Cri du Peuple ». On le vend sur les boulevards et les
crieurs arpentent les trottoirs avec des chapeaux sur lesquels ils ont épinglé une « chromo »
avec la tête de Boulanger. Le journal du gouvernement, Le Temps, salue ironiquement son
confrère : « la cocarde sera un journal à un sou ».
Michel Bréal, le 17 mars 1888, invite chez lui, 15 rue Soufflot, Pierre La Chesnais
pour partager un saumon tout frais venu de Bretagne ; Ferdinand Hérold, dont la famille est si
liée avec les Bréal, est évidemment là, comme l’état-major de l’AGE. Michel Bréal est un
homme d’influence, professeur du Collège de France, membre de l’Institut. La force de Béal
réside dans le réseau des Anciens du Lycée Henri IV qu’il a tissé et entretenu. C’est, sous des
dehors d’universitaire affable, un redoutable activiste. Les politiques le démarchent tant son
pouvoir est grand. Il répondit à Jules Ferry qui voulait en faire un ministre -erreur de jugement
! - : « professeur je suis, professeur je veux rester jusqu’à la fin de mes jours ! ».
Au menu, à part le saumon, il y fut question du général Boulanger. Pierre La Chesnais
est un des leaders anti boulangistes les plus actifs chez les étudiants en Sciences et Ferdinand
Hérold, en Lettres. Bréal compte sur eux. Les temps sont à l’effervescence.
Et les événements se précipitent : le 27 mars 1888, le Journal Officiel annonce la mise
à la réforme du général Boulanger, pour fautes contre la discipline.
Mais l’opinion publique ne suit pas. En avril 1888, les candidats nationalistes
présentés par le général Boulanger remportent de francs succès électoraux… Et c’est la
déconfiture des candidats officiels comme l’annonce avec franchise Henri Sée à
Ferdinand, pour ce qui l’en est à Poitiers :
24
« La lutte est chaude. Les républicains ont fait tout ce qu’ils ont pu pour remporter une
veste soignée. C’est la loge maçonnique qui a fait la liste : elle a placé, naturellement, un
grand nombre de ses membres, c'est-à-dire un tas de crapules, de souteneurs, etc… Moimême, malgré ma haine féroce pour les conservateurs, j’ai dû rayer 6 noms de la liste
républicaine.
Il y a donc eu 10 réactionnaires et 9 républicains élus, 11 noms sont encore à élire…. Je crois
que tu te fais de singulières illusions sur la valeur du Conseil Municipal de Paris et du Parti
Ouvrier…. »
On sent que l’anarchisme sera une issue naturelle pour la jeunesse qui rêve de sortir de
cette impasse politique. Ferdinand mettra un certain temps à y venir.
Dans l’immédiat, il est urgent de s’organiser. Car le gouvernement n’a aucun soutien
dans la rue ; il est tragiquement coupé du peuple qu’il méprise d’ailleurs quasi ouvertement.
L’appel aux étudiants, par Bréal interposé, est donc une nécessité. Il y a urgence et panique, le
régime s’active à protéger ses députés, le mur de défense de la Chambre est achevé le
mercredi 18 avril, avec des chevaux de frise… Le vendredi suivant, les étudiants antiboulangistes s’organisent, ils ont couvert les murs des Facultés d’affichettes portant ces mots :
GRAND MONÔME ANTIBOULANGISTE
MM. les étudiants sont prévenus que le monôme se formera vendredi soir,
À huit heures et demie,
PLACE DE L’ ÉCOLE DE MEDECINE
De la part d’un comité composé d’étudiants de la Sorbonne,
des Écoles de médecine, pharmacie, centrale, droit, mines, Institut agronomique,
etc.
Qu’on se le dise !
Qu’est-ce qu’un monôme ?
Xanrof, le chansonnier de l’AGE, en donne la définition :
Qui gên’la circulation,
Bouscul’ la population,
S’fait fich’ au bloc comme un seul homme ?
C’est le monôme !
Qui va de l’autre côté d’l’eau
Prendre un’ prun’ chez la mèr’Moreau,
S’évanouit comme un fantôme ?
C’est le monôme !
Les étudiants furent 2000 au rendez-vous, à 8 heures 30, devant le siège de l’AGE, à
crier : « A bas Boulange ! Conspuez Boulanger ! » ; puis les étudiants avancent en rangs,
25
quatre par quatre, et se dirigent vers le Pont-Neuf par la rue de l’Ancienne Comédie, après
être passés sous les fenêtres des Hérold, le 132 du boulevard Saint-Germain ; quelques gouttes
de pluie tombent, on change de slogan : « Conspuez Béni soit le jour ! ». Arrivés sous les
fenêtres de l’Hôtel du Louvre où loge Boulanger les manifestants font un tapage infernal et
entonnent « A mort le pitre ! A bas Boulanger ! ». On chante : « Cabotin ! Cabotin ! », sur
l’air des lampions. Le général n’est pas là, il est l’invité d’une grande soirée avenue Hoche où
sont venus chanter en son honneur des artistes de l’Opéra…
La police à cheval sépare les militants anti-boulangistes et les partisans du Chef venus
à la bagarre de la rue du Croissant, où est leur quartier général. C’est à côté. Les étudiants sont
refoulés rues Sainte-Anne et Richelieu. Place des Victoires et rue du 4 septembre des garçons
de café, des commis, des ouvriers armés de marteaux et de scies, des garçons bouchers en
blouse lancent des assiettes et des bouteilles sur les étudiants, en leur criant « Lâches ! Sac au
dos les étudiants ! Sac au dos ! »… Ce dut être un très singulier spectacle que de voir
circuler ainsi les étudiants, vêtus en petits messieurs proprets, en chapeau, costume cintré et
canne au poignet ganté. En minuscule, l’image de la bourgeoisie de demain.
La pluie tourna au déluge et réussit mieux à séparer les combattants que la police. Les
militants de l’AGE se replièrent au Quartier Latin…
Romain Rolland est dans sa chambre de la rue d’Ulm : « Vendredi soir, 11 heures. Je
commence à m’assoupir. Je suis réveillé par des cris. Dans la rue Gay-Lussac, monte un
chœur tumultueux, une grande voix heurtée, comme un flot : « Conspuez Boulange !
Conspuez ! » C’est la manifestation annoncée des étudiants. On les entend, un bon quart
d’heure. Puis cela s’éteint. »
Le lendemain, samedi 21 avril 1888, l’agitation reprend. Cela est reparti, brutalement,
de la rue Auguste-Comte. Une voiture de La Lanterne, journal boulangiste, a été arrêtée par
un groupe d’étudiants, le cheval est dételé, le cocher chassé, le véhicule renversé. Devant les
locaux de l’AGE, arborant leurs fanions tricolores bleu, rouge et violet, les étudiants brûlent
les journaux dont ils se sont emparés et y jettent les débris de bois de la voiture.
Ils chantent : « Qu’il donne sa démission, tonton ! tontaine ! tonton ! ». On crie « Vive
la République ! », puis, vers 3 heures, un cortège se forme pour aller au Sénat, derrière les
rideaux les hommes du régime font des saluts de connivence… ils sont replets et veules, tout
comme les désignent les caricatures du moment ; les boulangistes arrivent de nouveau, ils sont
enragés ; ils veulent en découdre, ils en ont contre les étudiants qui passent au travers du
service militaire, car le tirage au sort de la classe 1887 vient d’avoir lieu…
A l’Assemblée, le président du Conseil, M. Floquet reçoit 8 délégués de l’AGE, ils
n’en sortent qu’en recueillant une mise en garde qui n’est pas au goût des étudiants : « mes
amis, il faut bien étudier ! ». Il leur demande de rester tranquilles encore huit jours, persuadé
que les troubles seront réglés avant.
Au soir, les agents des brigades centrales dispersent à grands coups de gourdins les
manifestants rue des Ecoles. Les gagne-petit boulangistes se délectent à voir les fils de la
bourgeoisie se faire rouer de coups…
Les boulangistes sont de plus en plus nombreux dans le Quartier Latin. Ils viennent de
la Rive Droite, des Halles, ce sont ceux qu’on les appelle les « titis ». L’omnibus PanthéonCourcelles est bloqué dans la foule, le conducteur et le cocher se mettent de la partie et
poussent des « vive Boulanger ! » retentissants ; cela ne plait pas à un voyageur qui proteste,
le conducteur traverse la foule des passagers et vient lui asséner un coup de poing en pleine
face. Les agents de la police sont débordés.
26
La fièvre monte. Les étudiants décident de s’organiser au delà des simples mots
d’ordre et de déclencher des monômes au coup par coup. Le soir, ils sont rejoints par les
Normaliens scientifiques qui ont permission de sortie. Ils sont armés, avec des cannes, et
arrivent avec des chapeaux mous enfoncés jusqu’aux oreilles… Ils parlent d’aller démolir les
bureaux de La France…
Dimanche soir, nouvelle manifestation d’étudiants dans le Quartier Latin, un jeune de
philosophie de l’Ecole Normale, Georges Dumas, déjà épris de socialisme, regarde
mélancoliquement les ouvriers se battre pour le général Boulanger. Il y en a un en blouse
bleue qui hurle aux étudiants, le poing tendu : « ce sont tous des fils de garces, ceux qui crient
A bas Boulanger ! » Romain Rolland voit des larmes couler sur les joues de Dumas à ce
spectacle. Et Rolland note : « Ce qui me plaît, c’est qu’en cas de révolution, Boulanger aura
contre lui toute l’Ecole Polytechnique. Ce seront des chefs pour l’émeute. »
Lundi 23 avril, au soir, des étudiants anti-boulangistes se sont réunis Salle Jussieu ; ils
sont 1500, un conseil a nommé M. Bernard, de la Faculté de droit, président. Il y règne une
atmosphère de Constituante. On procède à la constitution d’un comité d’organisation « pour
empêcher d’être assommés à l’avenir ».
Pour la Faculté des Sciences, les membres du comité sont Pierre La Chesnais et M.
Perreau, pour la Faculté des lettres, Ferdinand Hérold, avec Pottier et Montouchet, aux BeauxArts, M. Tournaire…
Voilà La Chesnais et Hérold en premières lignes.
A la fin du meeting, les étudiants firent un monôme silencieux de la rue Jussieu au
boulevard Saint-Michel, en passant par le carrefour du Cardinal-Lemoine.
Tard dans la nuit, le fameux comité, dont font partie Hérold et La Chesnais, discute de
l’avenir dans le café enfumé qui est au dessous du local de l’AGE. Ils décident de rédiger un
appel aux universités de France :
« Paris, 24 avril [minuit est donc passé…]
Aux étudiants des Universités de France,
Chers camarades,
Nous avons vu de près M. Boulanger et son entourage ; notre conviction est faite.
C’est la sinistre aventure de Décembre qui recommence ; c’est le même personnel, les mêmes
allures louches, les mêmes mensonges, les mêmes procédés d’embauchage.
Si nous laissons faire, ce sera le même crime, le même gouvernement, les mêmes hontes. Point
d’illusion : le danger est grand.
Il y a quelques jours les factieux traitaient Paris en ville conquise ; mais les entrepreneurs du
coup d’Etat ont triomphé trop vite. Nous sommes aujourd’hui organisés pour la résistance et
armés pour la lutte.
27
Le comité des étudiants de Paris, nommé en assemblée générale, sûr de votre foi
républicaine, fait appel à votre énergie ; il faut que, cette fois encore, les étudiants soient les
premiers soldats de la liberté.
A l’œuvre, chers camarades ! Nos manifestations relieront les indécis et rassureront les
honnêtes gens ; notre propagande désabusera ceux que les menteurs trompent encore.
Vos comités centraliseront les souscriptions et soutiendront tous les efforts.
Nous ne savons plus s’il y a eu des divisions dans le parti républicain ; nous sommes avec
tous ceux qui crient :
Vive la République ! A bas Boulanger !
Le comité anti boulangiste des étudiants de Paris. »
C’est grandiloquent, mais très éclairant sur les enjeux et, sur ce point, sans effets de
styles. Il y a, en effet, une question d’histoire à relever ici qui nous échapperait si on oubliait
le passé récent. C’est que, dans l’esprit des étudiants, reste très présent le passé, qui n’est
guère ancien, de la prise du pouvoir par Napoléon III, le 2 décembre 1851 (« La sinistre
aventure de Décembre ») ; leurs parents sont là pour leur rappeler.
Mais, il y a trop d’ouvriers dans les troupes de Boulanger pour que l’autre passé, celui
de la Commune de Paris, écrasée dans le sang, ne reste vif dans les esprits, le « notre
conviction est faite » des étudiants du comité antiboulangiste vise donc aussi à se persuader
que les ouvriers sont bel et bien leurrés dans leurs rêveries d’une dictature nationale-jacobine.
Cela fait plus d’un mois que les deux amis, Ferdinand Hérold et Pierre La Chesnais,
sont sur la brèche. Pierre La Chesnais aime les prises de parole dans les salles surchauffées et
enfumées. Les leçons de Truffier lui servent.
Ferdinand, malgré son allure un peu chétive encore, s’est risqué dans les bagarres.
Henri Sée, de son lycée de Poitiers où il est un jeune enseignant qui s’ennuie, l’envie :
« …Malgré ta promesse, tu ne m’as pas encore écrit, ce qui m’étonne de ta part.
J’espère que tu n’as pas eu le crâne fendu par le casse-tête d’un policier boulangiste… Je
regrette encore de ne pas être à Paris : j’aurais pu m’associer à la manifestation contre le
dictateur. Ici, on est très calme et on ne se battra jamais dans la rue… Malheureusement, car
ce serait une distraction. »
(Poitiers, le 24 avril 1888)
Dans ses semaines chaudes Hérold fit des débuts littéraires et rédigea avec Mikhaël,
une petite farce théâtrale, Sillafrida. « Survint l’aventure boulangiste. Fidèles à leurs principes
républicains, Quillard, Mikhaël, Lazare, Collière et Hérold y prirent une part active, quoique
nécessairement effacée à cause de leur grande jeunesse. Ils écrivirent même en collaboration
une pièce satirique, dont le manuscrit, si je ne me trompe, n’a pas été détruit » rappelait
Stuart-Merill en 1912. Selon Monique Jutrin, cette pièce pourrait bien être Sillafrida.
28
L’irrésistible ascension de l’AGE, l’Association Générale des Etudiants de Paris
Les étudiants sont en quête d’action. Etre en pointe dans la lutte contre les partisans de
Boulanger ne leur suffit pas. Le VIIIe centenaire de l’Université de Bologne leur fournit une
bonne occasion d’élargir le champ de leurs opérations et montrer, au delà des frontières, la
puissance du mouvement étudiant français.
L’arrivée en gare de Bologne, eut lieu le dimanche 10 juin 1888, à 5 heures. Encenseur
pas toujours lucide de la jeunesse, le professeur Lavisse y est et fait la chronique. Bernard, le
porte drapeau, est embrassé à pleine bouche par les Italiens.
Le président de l’AGE, Chaumeton, rencontre par hasard, sur une grande avenue de
Bologne, le roi d’Italie en calèche. Le contingent des étudiants français ouvre la marche au
souverain avec le drapeau français… Le retour des délégués français, gare de Lyon à Paris, fut
triomphal. Chaumeton, Chandebois, Demolon, Bernard, Stoeber et Frank furent emportés par
un monôme improvisé.
Peu de temps après, Ferdinand Hérold et Pierre La Chesnais applaudissaient à la revue
de l’AGE : « Vive la Bologne, Messieurs ! » L’AGE avait pris l’habitude, tous les vendredis,
de faire applaudir des gloires débutantes et des étudiants du Conservatoire. Beaucoup s’y
prêtent de bon cœur : Georges Berr (comédie française), Tarride (ami du poète pré-symboliste
Grandmougin), Laugier, Emile Duard (de l’Odéon), Xanrof, Michel Carré… A un de ces
«super-galas», on vit jouer Sarah Bernhardt. C’est sur la scène des vendredis de l’AGE que
démarrèrent des vedettes comme Biana Duhamel, Félicia Mallet et Cécile Sorel qui, pour la
première fois, essuya les feux de la rampe en 1889, à cette revue « Vive la Bologne,
Messieurs ! ».
Ferdinand entre création et activisme étudiant
Il y eut, ensuite, le bal annuel dans les salons de l’hôtel Continental, comme toujours,
destiné à alimenter la caisse de secours des étudiants. Il y eut, aussi, le banquet d’hiver, celui
qui met en relation l’AGE avec ses parrains et ses donateurs ; depuis 1884, ils ne manquent
pas : de Quatrefages, Renan, Lavisse, de Vogué, Léon Bourgeois, Puvis de Chavannes, Zola,
Jules Lemaître, Anatole France, Pasteur, Massenet, Ferry, Henri Poincaré…
Créée en 1884, l’Association Générale des Etudiants (l’AGE) avait eu un succès
foudroyant. Au tout début, son premier président, Boureau (étudiant en médecine), en était
l’homme orchestre. Il était aidé par le futur mage, Papus, lui aussi étudiant en médecine. Le
local de l’AGE, d’ailleurs, était la petite chambre de Boureau, rue Linné, puis il passa à la
salle Jussieu, et enfin au 41-43 rue des Ecoles…
29
Boureau fut rapidement remplacé par Delcambre (sciences), véritable fondateur de
l’AGE, ami du Lorrain Henri Feschotte. Delcambre mourut durant l’été dans un accident
nautique ; Ischwall (médecine) devint président, puis il y eut Chaumeton.
Au cours de l’été 1888, dans le calme de la maison ardéchoise, Hérold se mit
sérieusement à l’écriture, il traça sur papier ses premiers poèmes et se plongea dans des textes
rares à traduire. Il lit beaucoup. Il se promène. Il écoute le pasteur Chave qui a demandé au
maire un portail de bois et non ajouré pour son temple, ce sanctuaire qui dresse sa modeste
silhouette juste au dessous de la maison des Hérold. L’enclos du sanctuaire était en
permanence ouvert à cause d’une porte de fer qui ne fermait pas, « les bestiaux, vaches,
cochons… y pénètrent à leur aise, ce qui paraît inconvenant. »9
Mais Ferdinand travaille. Sans doute a-t-il été stimulé par un courrier acidulé que lui
envoya le 5 juin précédent Henri Sée de son lycée poitevin :
« As-tu travaillé à ta thèse ?
Je pense que non : tu médites encore quelque grande œuvre littéraire… »
Il continue, en effet, à travailler à l’Exil de Harini, qui commence à prendre forme.
Le théâtre indien n’est pas si loin de Bayreuth… Louis II de Bavière, qui vient
d’achever sa vie décérébrée par un suicide théâtral, avait commandé pour son propre plaisir la
traduction d’Urvaçi de Kalidisa. Il se faisait représenter cette pièce chaque année depuis 1875,
le 10 mai, sans que quiconque n’ait jamais su pourquoi. Il y assistait, seul et unique
spectateur, au théâtre de Munich. Toutes portes closes et gardées par la gendarmerie.
Personne dans les couloirs. On levait le rideau à minuit précise. Le personnage de Louis II
fascina, par ailleurs, les Symbolistes.
Bonne nouvelle, Hérold reçut à Lapras, une lettre de Mikhaël, envoyée de Créteil,
datée du dimanche 12 août 1888. Mikhaël lui annonçait que Catulle Mendés avait lu son
Harini. Cette œuvre plaît au maître. Il la faudrait, certes, plus courte. Avec de la musique,
Harini pourrait bien aller au Théâtre Libre qu’Antoine vient de créer. On verra au retour
d’Ardèche. A l’Echo de Paris Catulle Mendés (1841-1909) fait la pluie et le beau temps.
Henri Sée qui, a reçu son exemplaire de l’Exil de Harini, écrit à Ferdinand, dès le 25
juillet, des lignes très terre à terre, très père de famille : c’est bien… mais, prosaïque, il glisse
un conseil d’ami, lourd de sens : « néanmoins tâche de travailler à obtenir une bonne place
de bibliothécaire » !
Le courrier que Stéphane Mallarmé adressa, le 22 juillet, à Ferdinand Hérold fut tout
autre. C’était une bénédiction, presqu’un adoubement. Cette lettre marqua un tournant dans
l’engagement littéraire de Hérold :
9
« Lapras était un hameau protestant. Chaque dimanche, à onze heures, on entendait tinter la cloche aigrelette du
temple. Le pasteur s'appelait Monsieur Chave. Originaire de la région, modeste et cultivé, il avait une femme
impotente qu'on roulait quelquefois jusqu'à la maison dans un fauteuil. Sa fille, fine et jolie, s'était liée
étroitement avec ma marraine [Gabrielle Hérold] et venait, une fois par an, faire un séjour au boulevard SaintGermain. Je me rappelle qu'un soir, après dîner, devant le presbytère, sous un ciel plein d'étoiles, Monsieur
Chave discutait avec Ferdinand. On parlait du matérialisme : « Mais enfin, Monsieur Herold, disait le pasteur,
entre un homme vivant et son corps inerte, là, par terre, il y a bien une différence ! ». Cette nuit-là, j'entendis des
rumeurs et des pas précipités dans la maison. A l'aube, Monsieur Chave était mort ! » (Jean Neel, Souvernirs, op.
cit., page 33).
30
« Paris [89 rue de Rome, dimanche] 22 juillet 1888
Monsieur,
Autant, par des poëmes, dramatiques où le trait de mélodie spirituel résumé se détache sur
des blancs de silence évocateur, que lyriques à la façon admirable de Leconte de Lisle, je
crois qu’il y a lieu d’évoquer le rêve terrestre disparu ; prose ou vers, chez vous, tout reste
poëme et votre art à allier les deux modes de la parole, sans lacune ni heurt, au coursde
l’inspiration qui est très haute ici, me séduit. Je vous remercie et j’espère faire votre
connaissance à mon retour, cet automne, de la campagne, où je pars. Votre main.
Stéphane Mallarmé. »
Rendez-vous est donc pris, de principe, pour la rentrée des vacances pour la rencontre
du Maître et de Ferdinand.
Lapras 1888
De Lapras, Ferdinand prit le temps d’écrire à Pierre La Chesnais :
« Mon cher ami,
Je te remercie de ta lettre, qui m’a fort intéressé. Je retiens la manière de te tromper de
parents. Je suppose qu’en Hongrie tu auras trouvé plus facilement tes magnats et tes
magnates.
J’ai lu, dans le dernier numéro du Réveil, le récit de la réception à Budapest. J’ai apprécié
l’idée du discours en latin. Je suppose que l’accueil sympathique que tu as reçu à Pesth, tu l’as
trouvé aussi en d’autres villes et que tu vas « nouer » beaucoup de relations entre
l’Association de Paris et les étudiants étrangers.
A part les étudiants, es-tu content de ton voyage ? Vienne a-t-il répondu à ton attente ? Je
connais trop peu cette ville, mais elle m’a semblé bien agréable, - et puis j’y ai entendu
Lohengrin.
Je suis pris en ce moment d’une ardeur pour les voyages : j’édifie projets sur projets. Il
est probable que j’en accomplirai très peu ; mais voyager, ne fût-ce qu’en idée, est très
agréable ; certains pays, qu’on imagine fort beaux, doivent même perdre à être connus dans la
réalité.
J’ai mené une vie assez agitée pendant ces vacances, mais agitée sur place. Je suis
retourné cinq ou six fois à Cluac, et j’ai surtout fait des courses analogues à celle-là.
Beaucoup d’amis et d’amies sont venues ; nous avons continué notre système de discussions,
et bien des fois j’ai regretté que tu ne fusses pas là, pour compléter notre chœur.
J’espère bien, que, si tu t’es plu à Lapras, tu n’y es pas venu pour la dernière fois, et
que, quelques fois, nous y aurons ta visite.
Nous partons d’ici dimanche prochain, pour être lundi à Paris. C’est mon frère qui
nous y ramène. Tu sais que je recevrai toujours de tes nouvelles avec le plus grand plaisir, et
je te rappelle que tu es invité à venir passer la soirée à la maison, le dimanche, tous les quinze
jours, de novembre à juin.
31
Au revoir, mon cher ami, et encore merci de ta lettre et surtout de ta visite à Lapras,
Ton tout dévoué,
AF:Hérold. »
(Lettre de Ferdinand Hérold à Pierre La Chesnais, de Lapras, le 27 septembre 1888).
Le journal dont il est question ici est le Réveil du Quartier Latin. Hérold est latiniste,
comme il se sent citoyen du Monde, il rêve du latin comme langue universelle. Cette idée lui
reviendra à la fin de la guerre de 1914-1918, à l’époque où l’on croyait possible la paix
universelle (Mercure de France, 16 août 1919).
Le 1er octobre 1888, Hérold est rentré de Lapras, de cette « bonne Ardèche
antiboulangiste » comme l’en glorifie Henri Sée. Ferdinand a été ramené en voiture par son
frère Alphonse « avec secousses et cahots » ; ils en sont partis dimanche 30. Il n’y a toujours
pas de train entre Lamastre et Tournon.
De retour chez lui, avec sa malle, le 19 septembre au Theil dans le Perche, Sée
remercie Ferdinand pour l’accueil ardéchois : « mon séjour à Lapras a passé comme un rêve,
comme un beau rêve... ». C’est un jeune homme qui tient la plume d’où la suite :
« Je suis, d’ailleurs, très heureux d’avoir fait la connaissance de ta cousine ; c’est une
personne absolument charmante, d’une intelligence et d’un caractère tout à fait sympathiques
et séduisants : c’est un éloge qu’on ne peut pas faire de beaucoup de gens. Je n’ai pas besoin
de te demander ce que tu fais : je connais les occupations de Lapras, heure par heure. Tu
continues à lire les inepties de La Chaussée ; mais tu te dédommages en écrivant quelques
beaux vers, tels que ceux de Sainte-Liberata… », en fin de lettre il salue madame Hérold
grand-mère, madame Hérold mère, Gabrielle, la sœur, Alfonse, le frère, mademoiselle
Henriette (« qu’on aura peut-être empêchée de partir… »), Hélène Le Grain, Gustave et
Marcel Reynier, Planchon…. Il y eut du monde, donc, cet été 1888, à Lapras.
Le recueil Sainte-Liberata que Ferdinand rédigeait à Lapras fut salué avec
enthousiasme par Mallarmé qui apprécia la tentative de Hérold de joindre théâtre et musique :
« Paris (89 rue de Rome) [samedi] 9 février 1889
Mon cher poëte
Vous avez fait quelque chose de très beau, à savoir vraiment un poème, ni du théâtre ni de la
musique : mais cette fusion des deux qu’est notre art. Votre vers est d’une sûreté
remarquable, pour s’être si bien débarrassé des vieux liens empiriques. Je trouve charmante
l’invention d’enclore l’action, pieusement, dans des sonnets ; et votre alexandrin, écho à une
rime unique de la stance par lui tenue tout entière en échec ! dans le dialogue de SainteLiberata et de son fiancé produit un effet rare.
Entendez bien, mes vrais compliments
Stéphane Mallarmé. »
Cette lettre allait au-delà des éloges dont Mallarmé n’était pas avare pour encourager
ses jeunes correspondants. Mallarmé sincèrement lut avec beaucoup d’intérêt ce texte
inhabituel d’une recherche stylistique qui lui parlait.
32
Le Maître des Pierreries
Ce sont Mikhaël et Quillard, deux anciens du lycée Condorcet, et, maintenant, de
l’Ecole des Chartes, qui accompagnaient Ferdinand chez Stéphane Mallarmé, le poète
prophète, dont la renommée ne cesse de croître. Mallarmé était devenu le maître à penser
incontesté de cette nouvelle génération. Refusant de descendre dans les cafés du Quartier
Latin, il s’épargne ainsi une compétition dérisoire avec Moréas et Verlaine. Il se place,
presqu’habilement, au dessus de la mêlée.
Mallarmé reçoit tous les mardis soirs, 89 rue de Rome. On se donne rendez-vous, en
bas de la rue, au Café Français, qui est au coin de la rue de Rome et de la rue Saint-Lazare, en
face de la gare, ou en haut, au Café Vinoger, où l’on peut feuilleter le « Courrier Français »,
journal étudiant, qui vire au boulangisme pur et simple. Ou on y va en petits groupes, Hérold,
Collière, Lazare, Quillard, Gustave Kahn et Mikhaël. On va alors chercher Mikhaël à la
Bibliothèque Nationale, à 17 heures précises, c'est-à-dire à l’heure où la faune de la
bibliothèque s’en va, en détalant, regagner son domicile. Mikhaël exprime cela plaisamment :
« 1er octobre 1889
Mon cher Hérold,
Si vous êtes libre mercredi, venez à la Bibliothèque. Vous me trouverez trônant au comptoir
de la salle.
Mais ne venez pas avant cinq heures. A cinq heures seulement les culs délivrés s’envolent des
fauteuils administratifs.
Donc, je vous attends mercredi à cinq heures. Si vous n’êtes pas libre, écrivez-moi, mais
seulement pour dimanche.
Je vous salue avec tout le respect qui est dû aux navigateurs revenus des lointaines Ardèches.
E. Mikhaël. »
La rue de Rome était au delà du Boulevard Extérieur, l’habitat y est modeste. La
façade du 89 semble touchée par une gigantesque gangrène et menace de tomber en plaques
de sphacèles. On monte quatre étages par un escalier étroit aux marches de planches usées. La
rambarde fragile. Le salon du poète était une salle à manger à une seule fenêtre.
Aux mardis de la rue de Rome, au début, les visiteurs ne furent jamais nombreux, 6 à
8. Puis il y eut affluence, avec des hauts et des bas, les derniers venus s’asseyant au sol. On
fume. On y boit du punch.
Il y a des soirs où la discussion est riche et fiévreuse, d’autres où le discours est
pauvre, les lieux communs innombrables. Pierre Louÿs fut déçu de son premier mardi, André
Gide cite certaine soirée « aux masques avinés ». Il y avait les muets, les matamores du verbe,
comme Montesquiou, vaniteux à l’extrême jusqu’à en être touchant, ou les grands timides que
la figure du père infaillible glaçait, comme Hugues Rebell qui, un jour, passa, des heures,
33
terré dans la cuisine, assis sur une caisse à oranges, n’osant bouger, n’osant sortir. C’est le
maître des lieux qui le découvrit, ayant entendu du bruit en pleine nuit…
La porte du 4e étage de la rue de Rome paralysait, Charles-Henri Hirsch en 1919 le
disait : « Quand l’heure viendra d’écrire mes mémoires, je conterai comment Paul Fort et
moi, nous n’osions pas sonner à la petite porte de l’appartement, telle était notre admiration,
notre respect pour Mallarmé. J’y allais le cœur battant, j’en revenais ébloui… »
Villiers de l’Isle-Adam fut un intermittent des mardis, on le voyait, lui aussi, muet,
plongé dans ses rêves et ses colères intérieures, carré dans un angle du petit canapé en rotin,
Villiers dont on disait que, pour vivre, il avait fait tantôt le professeur de boxe, tantôt le « fou
guéri » chez un psychiatre qui voulait faire croire au succès de ses cures.
Parmi les muets encore, il y avait le poète belge, Charles Van Lerberghe, qui
s’explique ainsi à son ami Albert Mockel :
«… cette première entrevue chez le maître m’a hypnotisée. J’ai dormi tout le temps,
extérieurement, comme une brute ; et je l’ai beaucoup regardé. » (mars 1889).
Au cours de l’année 1889, en effet, vinrent les « lamas de Belgique » (le mot est de
Pierre Louÿs), accompagnant André Fontainas : Albert Mockel et Eugène Demolder, déjà
massifs et rubiconds ; l’année d’après, vinrent Pierre Louÿs et Paul Valéry, plus élégants en
manières et en discours.
Lilith, la chatte, se faufile entre les poètes et disparaît dans les locaux privés. Mallarmé
est vêtu, d’ordinaire, d’un veston de gros drap, lavallière de toile noire, pantalon de velours
noir. Il est debout et se tient le dos au célèbre poêle de faïence blanche, ou plus rarement dans
sa chaise à bascule qui sert plutôt à l’invité d’honneur du jour. En maître des cérémonies, le
«maître des pierreries », comme on l’appelle désormais, car les mots sont des joyaux, doit
donner à chacun son rôle et relancer les discussions par un mot, une phrase ou une pensée à
méditer ; il mène le jeu avec réserve, politesse, dignité. Ce sont, en fait, des cours
d’esthétisme et de philosophie.
L’étrangeté des offices célébrés par Mallarmé n’a pas échappé au très catholique poète
symboliste Le Cardonnel qui obtint du maître cette confidence stupéfiante et mélancolique :
« Mon art est une impasse. »
Avec le recul, Mallarmé apparait comme un mystique qui se dissimule derrière des
barricades raffinées et pompeuses de mots et d’images.
En 1890, ils étaient trop nombreux, les chaises contre le mur étaient toutes occupées,
les autres étaient assis par terre. Les membres assidus étaient Henri de Régnier, André
Fontainas, Ferdinand Hérold, Eugène Demolder, Paul Valéry, Pierre Louÿs, Paul Fort, VieléGriffin, mais aussi Laurent Tailhade, Octave Mirbeau, Le peintre Whistler, Jean de Mitty, R.
Narsy, Georges Moore, ou de plus rares, comme Blum ou Clémenceau…
34
Le général Boulanger ne se rend pas
Si Ferdinand a un pied rue de Rome et l’autre sur le pavé de Paris, Pierre La Chesnais
a les deux dans la rue. Car l’agitation anti-boulangiste continue au Quartier Latin.
Vendredi 9 novembre le député bonapartiste du Tarn-et-Garonne, Arnault, veut tenir
meeting Salle de l’Ermitage, rue Jussieu ! En plein quartier étudiant ! En peu de temps un
commando fait irruption, le député a le visage en sang, les cris du public sont extrêmement
contradictoires : « Vive Boulanger ! Vive la République ! Vive le roi ! Vive la Commune ! »,
c’est peu dire que l’époque est confuse…
Les renforts boulangistes arrivent. De leur côté, les étudiants se dirigent avec 80
membres de l’AGE forts en muscles. Georges Chaumeton, qui sait organiser, a investi la
pharmacie de la rue Jussieu, pour accueillir les éventuels blessés. Le combat attendu n’eut pas
lieu, les boulangistes se sont éclipsés à la faveur de la nuit.
Peu de temps après se déroula le dîner annuel de l’Association ; d’après une lettre de
la mère de Pierre La Chesnais, son fils et Michel Bréal sont au mieux :
« Tu seras bien aise d’avoir des détails sur la nuit très occupée de Pierre. Il m’a quittée très
beau et très frais à 7 heures hier soir et rentrera à peu près à 7 heures du matin, moins frais.
Le dîner de l’Association : 62 convives. Joli discours de M. Bréal qui a lu, ayant écrit son
discours, a-t-il dit gaiement, pour dîner plus tranquille. Discours de remerciement de
Chaumeton et d’un membre étranger. Pierre était à côté de M. Thibau avec qui il est très
bien, M. Bréal a présenté Pierre avec beaucoup d’éloges à M. Liard avec qui Pierre a
longuement causé. En somme la séance a été intéressante, pour Pierre surtout, il y avait un
reporter du Temps qui a accaparé Pierre pour les détails, tu verras cela mardi. Monsieur
Bréal a complimenté les étudiants de leur initiative anti-Boulanger.
Le bal de l’Ecole, très joli, toujours. Il a moins dansé. Cependant il a retrouvé la plupart de
ses connaissances. Il s’est couché de 7 à onze. Je donne congé à Eugénie. Nous ferons la
dînette à nous deux avec un peu d’œuf et du jambon. »
Pendant cette période Pierre ne rate aucune matinée dansante, aucune soirée d’Anciens
de Henri IV, aucune réunion de salon, la plupart du temps avec Ferdinand. Et il est de tous les
salons de Hérold, deux dimanches par mois, qui ont le cigare pour carburant.
Le 9 décembre 1888 donna l’occasion d’une petite agitation anti-boulangiste, avec
dépôt de gerbes au monument d’une victime du coup d’Etat du 2 décembre 1851, Denis
Dussoubs. On chante : « Ça ira, ça ira, les Boulangistes à la lanterne, ça ira, ça ira, les
boulangistes on les pendra ! »
35
L’apparition d’Ibsen
Depuis 1885 Mallarmé répétait qu’il fallait révolutionner l’art théâtral, faire d’une
pièce de théâtre une sorte de drame symbolique qui expose le combat de l’homme avec son
destin. Mallarmé a en tête Villiers de L’Isle-Adam ou Wagner. Pour Mikhaël, le drame de
référence, c’est Hamlet de Shakespeare. Il l’écrit dans le numéro de novembre 1889 de La
Pléiade, Hamlet est la pièce qui est la perfection aboutie car elle met en scène « l’éternelle
lutte du rêve et de l’action »…
Maintenant qu’il y a un Mouvement Symboliste, il y avait nécessité de créer un théâtre
symboliste (« Des œuvres ! Des œuvres ! Crient les malveillants » rapporte Paul Adam) ou, à
défaut, d’en trouver un ailleurs qui convienne. Vint Ibsen.
Dans son numéro du mardi 15 janvier 1889, le Temps publia un long article qui fit
sensation. Il était de l’écrivain suisse Edouard Rod et traitait d’Ibsen, car le Théâtre Libre
d’Antoine avait présenté les « Revenants » du dramaturge norvégien. Le succès d’Ibsen
auprès des étudiants fut foudroyant, il arrivait au bon moment, celui d’une exigence un peu
janséniste d’une certaine jeunesse, c’est ce que notait Rod ainsi : « La révolte chez Ibsen
paraît provenir d’une extrême droiture du cœur et d’esprit en même temps que d’une
inébranlable fermeté de caractère. » Ibsen n’était-t-il pas ce dramaturge qui manquait ?
Dommage, bien entendu, pour certains puristes du Symbolisme, que ce fut Antoine qui
ait décidé de jouer Ibsen, et donc, à la « naturaliste », « à la Zola », d’une manière
exagérément misérabiliste. Il faudra attendre un peu pour qu’Ibsen soit joué par des metteurs
en scène résolument symbolistes. Ce sera le cas de Lugné-Poé.
Pierre La Chesnais, pour qui la poésie est un genre qui lui échappe, trouve dans le
théâtre d’Ibsen tout ce qu’il cherche : du sens et de la précision dans l’énoncé. Il s’est
maintenant décidé, il doit approfondir cet univers nouveau, il apprendra le norvégien ! Tout
comme Hérold s’est mis au sanscrit et au persan pour avancer dans sa voie qui est la quête des
premiers mythes, sous l’influence de Leconte de Lisle.
A cette époque on pense Mallarmé et Ibsen conciliables.
Mais, à présent, pour La Chesnais comme pour Hérold, l’heure est toujours au combat
politique. Le dimanche 27 janvier 1889, coup de théâtre : le général Boulanger est élu dans le
quartier de la Sorbonne, en plein cœur du monde étudiant, avec 2543 voix, sur 5945 inscrits et
4623 votants. Le notable local, M. Jacques, le candidat officiel n’a que 1754 voix… les
étudiants accusent les épiciers et les marchands de vins d’avoir voté Boulanger. Romain
Rolland écrit : « Boulanger est élu par la canaille de Paris, les prêtres et la droite… malgré
l’indifférence que je prétendais avoir à l’égard des choses politiques, je suis bouleversé. Je ne
puis m’endormir qu’à 4 heures et demie du matin ».
Et les concierges du Quartier Latin sont furieux, c’est à eux de racler les murs, les
portes et les fenêtres couvertes des affichettes multicolores des candidats… (Six jours de
prison pour Lucien Rigaud, ancien garçon épicier, qui fut pris par le concierge à mettre ses
affiches sur sa porte-cochère, « c’est une propriété privé ! » avait fait le pipelet, pour toute
réponse Rigaud lui barbouilla la face en cinq ou six tours de pinceau… ).
36
A l’annonce des résultats 200 à 300 boulangistes accourent place de l’Hôtel de Ville
de Paris, d’autres affluent, ils sont vite 4 000, ils crient « Révision ! Révision ! », puis ils se
dispersent à minuit, raisonnablement, dans un froid mordant. Les fidèles de l’apprenti
dictateur, décidément, multiplient les occasions manquées.
L’effervescence continue toute la semaine. Le jeudi 31 janvier 1889 sur la place de la
Concorde 200 à 300 boulangistes font « le pied de grue » devant la chambre où il y a séance,
ils prennent à partie une poignée d’étudiants qui marquent ostensiblement leur appartenance
par béret de velours. Ils sont repérés.
Echanges de cris : « Vive Boulanger !» auxquels répondent les « Vive Jacques !» en
l’honneur du candidat du pouvoir au quartier de la Sorbonne. Le ton monte : « Les étudiants à
l’eau !», ces derniers décampent, la police arrête 5 séditieux apparemment les plus virulents
(ils ont crié « Mort aux vaches ! » et lancé du sable). Ils ont 18 ans de moyenne. Ils passent en
comparution immédiate : 8 à 15 jours de prison. Les institutions fonctionnent.
C’est en ces temps-là que choisit Ernest Gellion-Danglar, secrétaire du Gil Blas, pour
mourir de tuberculose, sans bruit à 22 ans.
Peu de temps avant, Gabrielle Hérold, sœur de Ferdinand, écrivait à son amie Edmée
Gellion-Danglar :
« Samedi 1 h 19 janvier 89.
Ma chère Edmée,
Donnez-nous donc des nouvelles d’Ernest plus souvent. Si je sortais seule et faisais
absolument tout ce que je voudrais, vous pouvez bien être sûre que j’irais tous les jours chez
vous, vous voir et savoir comment il va. Mais les mères sont lentes, elles ont à faire à droite et
à gauche et ne trouvent pas le temps d’aller voir les amis. C’est pour moi, ma chère amie, que
je vous demande de m’écrire. Je pense toute la journée à vous et à votre frère, et suis
désespérée de ne pas être au courant des améliorations possibles.
L’autre jour, Ferdinand vous a laissée allant chercher de la meilleure quinine, les résultats
sont-ils meilleurs ? Donnez-moi tous les détails, le degré de la fièvre, l’état de l’estomac. Le
docteur Blattin est-il revenu vous voir ? Ne pourriez- vous pas lui demander de passer vérifier
si le médecin qu’il vous a donné s’y prend bien ? Etes-vous sûre que M. Verdier soit bon
médecin ? Enfin, écrivez-moi pour me mettre au courant. Si j’étais libre, je serais
constamment avec vous. Ecrivez-moi, écrivez-moi. Je vous quitte en vous embrassant et vous
envoie mille et mille tendresses. Faites des amitiés à ce pauvre Ernest, et dites-lui que je
pense sans cesse à lui.
Votre amie,
Gabrielle Hérold. »
(lettre de Gabrielle Hérold à Edmée Gellion, le 19 janvier 1889).
Depuis juillet 1887 Ernest avait quitté l’administration et faisait des utilités au Gil
Blas, il avait été exempté du service militaire pour taie oculaire.
Ernest Gellion-Danglar travaillait au Gil Blas du temps où ce journal avait pignon sur
rue boulevard des Capucines, au coin de la Place de l’Opéra. Ami de Hérold et sans doute de
Pierre Louÿs car il fut étudiant en droit, il permettait aux jeunes auteurs d’accéder au plaisir
37
suprême. Celui d’être édité. Il les guidait au quinquagénaire Guérin, bras droit du directeur
René d’Humbert, et qui se prononçait si tel ou tel texte devait être imprimé, après une lecture
en diagonale, dans un couloir où tout meuble ou étagère était encombré de télégrammes ou
d’épreuves… Les lieux empestaient l’odeur du tabac de cigarette ou de pipe, on y toussait du
matin jusqu’au soir à cause de la poussière aussi et à cause de la tuberculose.
Ernest défunt, Edmée restait seule boulevard Pereire, avec son chat Frimousse et son
piano.
«Hou ! Hou ! Kss ! Oua ! Oua !»
En ces temps-là, encore, Ferdinand Hérold et Pierre La Chesnais ne ratent aucune
manifestation de l’Association Générale des Etudiants.
Mardi 12 février 1889, donc, au Théâtre du Paradis Latin, l’AGE pavoisa et tint sa
revue « Viva Bologna ». L’essentiel du répertoire fut chanté par le ténor Tarride et sa collègue
Félicia Mallet.
L’ambiance est officielle.
Les hommes du pouvoir ont été disposés aux premiers rangs. Ils sont en redingotes,
raides, plastrons de faïence, le cou emprisonné dans des faux cols de dix centimètres de haut
qui empêchent de remuer la tête, le favori grisonnant. Et les étudiants ont l’enthousiasme
discipliné. Ils respectent. Trop, peut-être.
Le critique des spectacles, Edmond Stoullig, écrit ceci sur une soirée étudiante : « On
a généralement trouvé la soirée un peu…froide, ou plutôt pas assez… jeune, pas assez…
basochienne… » et il cite la mésaventure advenue au jeune artiste de l’Odéon, Chautard, qui
fit son entrée en scène en apostrophant le public en criant « Je préfère savoir de vous si je suis
bien chez les étudiants de Paris… » Silence glacial et général. Rien du chahut joyeux de
dénégation attendu. Chautard, inquiet, continue :
«…Merveille !
Ces murmures flatteurs me chatouillent l’oreille. »
Silence persistant et Chautard n’en poursuit pas moins :
« Nous sommes au complet ?... En avant la musique ! ….
Balaboum ! … Honnis soient les fifres enrhumés,
Les mirlitons poussifs, la trompette phtisique !...
Ohératatatsing ! Ebénistes dormez ! »
La morgue s’est trop bien infiltrée dans les veines des étudiants, notait Darzens, le
«poète de la nuit», en cette année 1889. Ils sont corrects jusque dans leur soûlerie, « la femelle
actuelle de ces messieurs n’est qu’une poupée articulée et commerçante sortant des fabriques
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les plus en progrès de la capitale », et Rodolphe Darzens regrette les Mimi Pinson un peu
canailles des bosquets parfumés de la Closerie des Lilas. Un curieux conformisme plane.
Mais, pour ce qui est de Darzens et des femmes, Eugène Morel, dans son journal,
donne un écho bien différent :
« Darzens me parle femme, d'une femme mariée, d'une autre qui se tord en pleine rue pour
lui, d'une autre qu'il va revoir au Luxembourg, tous les 4 ou 6 mois, toujours aimable, sans un
reproche, avec un mari ! Que sais-je ?...» (samedi 15 mai 1888).
En 1888, Barrés, alors frondeur, n’écrivait pas autre chose sur le conformisme des
étudiants : « ils font les cent pas à la sortie du cours pour croiser leur professeur qu’ils
saluent » et rares sont ceux, qui, comme Philippe Berthelot, interpellent à haute voix leurs
camarades pour interpeller, au passage, le professeur, avec insolence : « il est quatre heures.
Qu’est-ce qu’on pourrait faire ? Tiens ! Si j’allais au cours de Seignobos ?», approbation de
Seignobos : « c’est une très bonne idée ! », d’où réplique de Berthelot : « vous dites ça, parce
que vous y allez… Mais, réflexion faite, je vais au Vachette ! » Le Vachette, c’est le café du
53 rue des Ecoles d’où règne Moréas lequel, outre le fait d’être un chef de file des poètes
symbolistes, est un partenaire coriace de Berthelot aux dominos.
Ces étudiants sont bien respectueux, même quand ils se mêlent de révolutionner les
Lettres : « Sous l’Odéon, sentine de littérature, (…), ils sont une dizaine qui fument, avec une
exquise maladresse (et combien de nonchaloir !) des cigares de dix centimètres allumés en
cuiller. Ils ricanent, et l’on dit qu’ils vont fonder une revue… », Barrès semble donner là le
portait de doubles de Hérold qui, lui aussi, est de la sentine de l’Odéon et sera de plus d’une
revue.
Restent les noctambules professionnels et les élèves de l’Ecole des Beaux-Arts ; eux
n’ont pas désappris à faire du tapage, à se vêtir moins chic et à pousser des « Hou ! Hou !
Kss ! Oua ! Oua !» pour activer le Père Beauvy de la boulangerie de la rue Racine. Darzens
les préfère.
Fin de Boulanger, prestige de l’AGE
Menacé d’arrestation, le général Boulanger a préféré la fuite et s’est réfugié à
Bruxelles d’où il publie son communiqué du 2 avril 1889 :
« Français !
Les exécuteurs des hauts et basses oeuvres qui détiennent le pouvoir, au mépris de la
conscience publique, ont entrepris de contraindre un procureur général de lancer contre moi
un acte d’accusation qui ne peut être relevé que par un tribunal exceptionnel, constitué par
des lois d’exception.
Jamais je ne consentirai à me soumettre à la juridiction d’un Sénat composé de gens
qu’aveuglent leurs passions personnelles, leurs folles rancunes et la conscience de leur
impopularité.
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Les devoirs que m’imposent les suffrages de tous les Français, largement consultés,
m’interdisent de me prêter à tout acte arbitraire tendant à la suppression de nos libertés,
constatant le mépris de nos lois et faisant litière de la volonté nationale.
Le jour où, appelé à comparaître devant nos juges naturels (magistrats ou jurés) j’aurai à
répondre à l’accusation que le bon sens et l’équité publique ont déjà repoussée, je tiendrai à
l’honneur de me rendre à l’appel de ces magistrats qui sauront faire bonne justice entre le
pays et ceux qui, depuis trop longtemps, le corrompent, l’exploitent et le ruinent.
D’ici là, travaillant sans cesse à l’affranchissement de mes concitoyens, j’attendrai, en ce
pays de liberté, que les élections générales aient enfin constitué la République habitable,
honnête et libre.
Général Boulanger,
Bruxelles, le 2 avril.
Le 22 avril 1889, le Temps annonce que le général Boulanger est arrivé la veille dans
la capitale anglaise ; le bruit court que la France et l’Allemagne ont demandé son éloignement
au gouvernement belge. Le 22, Pierre La Chesnais, qui est alors de passage à Londres, croise
des Boulangistes à oeillet rouge. Il est allé voir de près l’illustre ennemi, en badaud. Le
général Boulanger habite 61 Portland Place, une maison appartenant à Lord Elphinstone, à au
moins 2000 livres (50 000 francs l’an), il y a des écuries pour les 8 chevaux, 3 de selle et 5
pour ses voitures…
L’AGE par son rôle dans la tourmente est apparue comme un soutien précieux du
régime. Et la défaite, par la rue, du boulangisme, l’AGE se l’attribue.
Le président de la République, Saadi Carnot, entend bien le reconnaître ainsi. Il a
promis de se rendre au siège de l’AGE, 41 rue des Ecoles. Le 3 mai 1889, il honore sa
promesse. Il arrive en voiture découverte avec Fallières et Liard, directeur de l’Enseignement
Secondaire. Il est guindé dans son faux col. 400 étudiants en béret de velours crient : « Vive
Carnot ! Vive la République ». Il est accueilli par Chaumeton et son état-major. Hérold est là,
c’est, pour lui aussi, un jour de gloire. Le président les harangue :
« Messieurs, j’avais promis depuis longtemps de visiter l’Association des Etudiants. Je tiens
aujourd’hui ma promesse. Je suis heureux de voir cette jeunesse que j’estime, que j’aime et
qui est l’avenir de la France ! » (applaudissements nourris).
Le président Carnot s’était fait précéder par un don de 50 livres : les « Grands
Ecrivains de la France », richement reliés et qui seront exposés au premier étage. Visite des
locaux, des bibliothèques (de droit, médecine, pharmacie…) ; phrase du président
religieusement recueillie : « C’est un plaisir pour moi, en venant vous saluer de constater que
vous êtes bien organisés pour l’étude. Votre association ressemble à une ruche en plein
travail ! ». Visite aussi du local du 43 rue des Ecoles. Carnot en profite pour prendre un bain
de foule… Les professeurs - qui ne sont pas les rois de la fête - jouent des coudes pour exister
et pour se faire voir. Chaumeton présente un étudiant hongrois qui est de passage : « je suis
persuadé, messieurs, que vous serez aimables pour lui et pour les étudiants étrangers comme
l’on a été pour vous naguères ! » lance le président. Le jeune public exulte. Nouvelle salve
d’applaudissements. Avant le départ Chaumeton demande à Carnot une dédicace sur sa
photographie, il paraphe avec « à mes jeunes amis » !
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Pierre La Chesnais est donc à Londres pendant ce temps et son père, Maurice, lui
écrit : « Ne te pends pas, brave Crillon ; mais regrette ton absence. Tu verras dans le Temps
de ce soir la visite du président de la République à l’Association. M. Morel s’y trouvait, M.
Lavisse, etc. Chaumeton a présenté un étudiant hongrois. On te contera cela à ton retour ; il
me semble que les étudiants étaient bien peu nombreux. Qu’est-ce que 3 à 400 ? »
Le père de Pierre La Chesnais, qui n’a rien d’un boulangiste, en écrivant à Pierre,
s’interroge à propos de fêtes prévues les 5 et 6 mai pour le centenaire de la République :
« Il nous manquera, en ces jours-là, un chaud et sincère appel à la concorde, un moment
d’effusion. Même les boulangistes, même Boulanger, ne sont-il pas des Français ? Toujours
proscrire, toujours se détester, s’injurier, poursuivre des querelles misérables ! Il y a
l’immense nombre des boulangistes qui ne veulent nullement se donner un maître ;
naïvement, ils demandent, ils cherchent de ce côté, un gouvernement qui fasse mieux, qui
fasse plus surtout, que ceux que nous avons faits depuis 15 ans. Cela est bien permis. Il est
difficile aux modérés d’oublier que Jules Ferry a été le metteur en œuvre de l’article 7 et
autres mesures blessantes.
Moi-même, à cause de cela, je n’en fais pas mon homme. Du moins, j’ai le cœur ouvert à la
concorde et l’esprit s’élevant volontiers au dessus des petites divisions. Mais comme il y en a
peu dans ces sentiments.
Carnot ne trouve rien à redire ; mais personne ! Pas une grande voix de pacification. (…) Le
bon Jules [Jules Gaillard], charmé évidemment par la conversation de ta mère, à qui il disait :
« comme vous avez l’imagination philosophique ! ». C’est fort bien vu et compris.
Plus encore, en le connaissant mieux, ta mère l’a apprécié. Il est susceptible, mais par
sensibilité vraie. Il combat avec ardeur dans l’Oise le boulangisme envahissant ; mais ne peut
souffrir Jules Ferry. C’est un bon et noble Français pourtant. Union, sympathie, mains
tendues entre tous ces bons Français : qui donc leur démontrera que leurs querelles ne sont
rien du tout ? » et encore : « Comment la jeunesse n’a-t-elle pas été convoquée à la fête du 5,
sans aucune forme ? On semble n’y avoir pas pensé ! Il y a peu d’idées dans les têtes ! Pour
les étudiants, Chaumeton a dû s’en étonner ; pour les écoles primaires et secondaires,
personne n’y aura pensé, peut-être on ne s’en sera soucié. L’élan manque pour ce centenaire.
Rien que de l’officiel. Quelles sont les causes de cette froideur ? – à étudier. »
Précieux témoignage.
Nul doute que, le 21 mars 1889, Ferdinand Hérold aura été des spectateurs des
Erynnies adaptées d’Eschyle par Le Conte de Lisle.
Romain Rolland y fut : « Le Conte de Lisle a beaucoup modifié l’oeuvre, malgré ses
prétentions de traducteur fidèle. Il l’a rendue plus implacable, en la mutilant, après le
châtiment d’Oreste, sans que l’aurore d’une rédemption, même lointaine, s’annonce. Mais ses
vers sont splendides, d’une fonte cyclopéenne. Quelle musique ! – celle de Massenet,
exécrable, n’est là que pour montrer ce qu’un grand poète peut perdre au compagnonnage
d’un sot musicien. Mais si le grand poète avait été en même temps un grand musicien, comme
Wagner ! Ces vers de Le Conte de Lisle semblent le plus magnifique récitatif qu’on ait jamais
écrit d’un drame lyrique. »
Voilà qui décidera plus tard Ferdinand Hérold à s’essayer à ce genre. Il vit sur la scène
madame Segond-Weber, en Elektra, et surtout madame Tessandier, en Kassandra, dans un
rôle à sa mesure grandiose et touchant. Elles jouent forcé comme il était de mode à l’époque,
tantôt les yeux perdus et rivés sur des lointains trop soulignés, tantôt le port ostensiblement
accablé par le joug un peu trop lourd du destin.
Segond-Weber et Tessandier joueront du Hérold et seront ses amies.
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Le dernier été de Mikhaël
Le jeudi 4 juillet 1889, Mikhaël écrit à Hérold qu’il ne passera pas chez lui ce soir,
132 boulevard Saint-Germain. Sa famille est arrivée de Toulouse et veut le « traîner » à la
Tour Eiffel, « je vais mal dîner et voir d’horribles architectures… ». Et le jeune poète se
traîne au vrai sens du terme.
Avec son allure d’échafaudage géant, la Tour Eiffel révolutionne le paysage de Paris.
La mère de Pierre La Chesnais écrit des choses semblables au même moment : « Ici tout le
monde gémit d’avoir à subir la Tour Eiffel, pour 5 millions encore ! Je trouve qu’il devrait y
avoir une ligue artistique contre cette ineptie monstrueuse. » Depuis le 6 avril 1889 la tour
avait été terminée, elle faisait 300 mètres « y compris la lanterne ». On s’inquiétait déjà de ses
oscillations, de 2 à 3 mètres, selon la force des vents…
Les Entretiens Politiques et Littéraires, revue nettement anarchiste, où écrit déjà
Ferdinand Hérold, met en garde sur les dangers de la Tour Eiffel. On trouve ces lignes dans le
numéro du 1er septembre 1890 :
« Le docteur Tripier a réuni toutes les observations sur l’influence de l’état météorologique
pendant les épidémies de choléra ; il résulte de son travail que, la tension électrique
dominant, les dangers d’infection augmentent. Or, la Tour Eiffel détruit, dans un rayon de
3000 mètres au moins toute la tension à la surface du sol, et met ainsi une énorme partie de
Paris en danger de mort. Il est urgent de détruire la Tour Effel, l’esthétique serait vengée par
la salubrité. »
C’est l’été, madame Hérold ferme son salon du dimanche, au 132 du Boulevard Saint
Germain.
Le vendredi 12 juillet 1889, Mikhaël propose à Hérold d’aller le chercher dimanche
après midi pour faire du bâteau, ensemble, du côté de Créteil…
Il y a dans tout cela un parfum d’ennui et de chaleur.
Ferdinand, le 17 juillet, est déjà parti pour Bayreuth, « se délecter aux harmonies
wagnériennes, au comble du bonheur », puis il part écrire en Ardèche. Pierre La Chesnais, lui
aussi, est resté à Paris, pour préparer ses hypothétiques examens et militer à l’AGE, car les
fêtes du centenaire de la Révolution battent leur plein.
Le 4 août 1889 fut un grand jour de mobilisation pour l’AGE. C’était l’inauguration de
la Sorbonne nouvelle, forêts de bannières, bleues, rouges, violettes, sorties du 41 de la rue des
Ecoles. L’AGE est au complet, et mieux : il y a des étudiants hongrois, avec leurs sabres, des
Anglais d’Oxford et de Cambridge avec leurs bonnets carrés, on acclame surtout les Russes et
les Américains… on s’échange ses coiffures ; les étudiants français sont raisonnables, ils font
bisser l’hymne national, et applaudissent leurs professeurs sur l’ordre : « un ban pour les
professeurs ! ». Carnot s’approche du président de l’AGE et épingle sur la poitrine de
Chaumeton les palmes académiques : « je vous remets ceci, à vous, parce que vous êtes le
chef de cette vaillante jeunesse ! ». Applaudissements nourris.
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Compte-rendu dans le Temps qui insiste pesamment sur les « immenses cris » : « Vive
Carnot ! Vive la République !»
Le soir, dîner de 13 000 couverts au Bas Meudon, organisé par Louis Le Corbellier,
maire de Meudon et membre honoraire de l’AGE. Mistral y chante des airs de Mireille qui
sont repris par de chœurs.
A leur retour de l’inauguration de la Sorbonne, en ce centenaire de la République
française, les étudiants tchèques apprennent que leur association l’AIS (Akademicky
Itenarsky Spolek) est dissoute par décret du gouvernement austro-hongrois, Chaumeton reçut
de l’AIS une lettre qui se terminait ainsi :
« Jamais nous ne nous départirons de notre idéal, de notre devoir patriotique, et quand nous
serons les représentants, les guides, les conseillers de notre nation tchèque, jamais nous ne
cesserons de vous aimer et respecter, et rien au monde, pas même la force la plus brutale ne
parviendra à arracher de nos cœurs les sentiments d’amitié et d’affection pour la grande
nation qui marche et marchera toujours à la tête de la Civilisation, de la Liberté et de
l’Humanité. Na zdard !
Les étudiants tchèques.
Le 1er septembre 1889. »
En cet automne 1889, Pierre Louÿs est étudiant en Lettres et en Droit à la Sorbonne, il
croise Hérold ; ils se connaîtront mieux grâce aux mardis de Mallarmé. Louÿs est à la
recherche d’un cénacle dans une sous-pente de la rue Monsieur le Prince, avec André Gide et
Léon Blum…
Hérold est rentré d’Ardèche où il a pu assister aux législatives du 22 septembre. Il a
vu, de ses yeux, la déconfiture du candidat républicain, le fameux professeur Charles-André
Seignobos, dans la première circonscription de Tournon, avec 9 414 voix derrière le candidat
du général Boulanger, Morin-Latour, déjà conseiller général (9 909 voix). De quoi faire
réfléchir.
Automne sous influence
Mikhaël, qui sent la mort venir, a pourtant envie de rire. Il sait s’amuser d’un rien avec
son brio naturel :
A A.-F. Hérold :
« Mon cher ami,
Je vous demande bien pardon. Mais il y a eu hier soir toute une série de malentendus, de quoi
fournir trois ou quatre sujets de comédies italiennes. Vous allez voir que cela manque
absolument d’unité d’action. Essayons selon le système universitaire de distinguer les
diverses intrigues :
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1° Il est convenu que vous viendrez avant 9 heures ou que vous ne viendrez pas. D’où mon
départ à 9 heures 10 minutes.
2° Il était convenu que Lazare irait chez Collière. C’est pourquoi il est allé chez Quillard et
moi je suis allé chercher Collière.
3° Mais Collière attendait Quillard chez lui.
4° Mais Collière était sorti, laissant l’ordre de faire attendre Quillard.
5° J’ai attendu à la place de Quillard afin d’amener Collière quand il rentrait.
6° Mais Collière rentra fort tard, furieux contre Quillard et animé du désir de se coucher. Et
comme je partageais ces sentiments je rentrai chez moi. Mais là j’apprenais avec douleur que
vous étiez venu après mon départ. Quant à Lazare, il s’était stupidement revêtu du pardessus
de mon père. Maintenant vous avez compris ? Je réitère mes excuses et je vous salue
humblement.
E. Mikhaël.
Je ne pense pas vous voir maintenant avant dimanche. Si je suis libre plus tôt, je vous écrirai
ou j’irai chez vous. »
(cachet de la poste du mercredi 23 octobre 1889)
On retient là que ces relations entre amis, Collière, Quillard, Lazare, Hérold, Mikhaël,
sont des combinaisons ; chaque rencontre fait naître autre chose, d’une manière aussi aléatoire
que le jeu des boules sur le feutre d’un billard.
Le coup de grâce pour le malheureux Mikhaël sera la grande grippe de l’hiver 1889.
Le dimanche 15 décembre 1889, Mikhaël écrit à Hérold qu’il va venir chez lui bien qu’il soit
fort « influenzé », vers 7 heures, 7 heures et demie. A partir de ce moment tout va se
précipiter.
Dans l’Echo de Paris, en janvier, Pasteur se fera la même réflexion que Mikhaël :
« Je suis moi-même « sous l’influence », du moins on me l’assure ; depuis 3 semaines ma
fatigue accoutumée s’est trouvée augmentée, mes membres se refusent presque à me servir.
L’abattement est général ; pourtant je ne ressens aucun des autres symptômes de la maladie.
Mes excellents collaborateurs ont eu, eux aussi, leur part de malaise commun ; et ces bons
travailleurs, tout désignés pour étudier le mal, n’en ont par conséquent, rien pu faire. C’est
ainsi que les épidémies se vengent…
- Vous croyez alors, Maître, fit le journaliste, au caractère microbien de l’épidémie ?
- Je le suppose. Mais je n’affirme rien, n’ayant pas de preuves. Et je me permettrais une
hypothèse, ce serait celle d’un microbe d’une maladie connue, la grippe par exemple, dont la
virulence et les effets morbides se seraient exaltés ou compliqués. Dans l’épidémie qui sévit
on relève beaucoup de cas de pneumonies infectieuses… »
Cette forte grippe, on l’attribua un temps aux fourrures russes vendues au Bon Marché
ou à celles des Magasins du Petit-Saint-Thomas, on parla de dengue. Le 20 décembre la IVe
Chambre du Palais ferma, les magistrats étaient tous au lit à cause de l’influenza. On se gorge
de sulfate de quinine. On ne compte plus les morts.
Les calicots proposent :
Si vous toussez, pastilles Geraudel !
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ou
Contre l’influenza, la toux, le syrop ou la pâte de Nafé sont les
pectoraux les plus efficaces !
Le 16 octobre suivant, on annoncera que cet influenza fit entrer 30 000 000 francs
dans les caisses de l’Etat, grâce aux ouvertures de successions.
1890 : Gabrielle Hérold épouse André Fontainas
Le salon de madame Hérold, boulevard Saint-Germain, est surpeuplé, on y rencontre
de tout, gens de politique, hommes de lettres, musiciens, ce sont ceux que connut feu
Ferdinand Hérold, Camille Sée, Maurice Berthelot, Ernest Psichari, Charles-André
Seignobos, Ernest Chausson, Alphonse Duvernoy, André Geldage, Charles Lamoureux,
Charles Nuitter. Ils n’ont entre eux rien de commun a priori et leurs conversations échappent
à la jeune génération. Au piano jouent à tour de rôle, madame Hérold, Adèle, sa belle sœur,
Gabrielle10 sa fille, ou une amie, comme Edmée Gellion.
Les jeunes gens, Ferdinand, Pierre Quillard, Marcel Collière, Ephraïm Mikhaël,
Bernard Lazare, Henri Sée, Pierre La Chesnais ou André Fontainas se réfugient, à l’écart.
Dans le cabinet de travail, qui sert de fumoir et qui donne sur les petites boutiques de la Cour
du Commerce Saint-André. On y échappe à madame Hérold qui contrôle tout par dessus ses
lunettes.
C’est à cette époque que Hérold tînt ce propos qui frappa André Gide : « il ne faudrait
avoir que des familles d’élection »… cela résonnait tant en Gide qu’il l’écrivait encore le 15
mars 1893 à Henri de Régnier, et son oeuvre romanesque sera emplie de cet esclavage
doucereux qu’imposent les familles.
Ce fut donc au salon du boulevard Saint-Germain qu’André Fontainas fit connaissance
avec Gabrielle Hérold, belle brune un peu nerveuse. Gabrielle n’avait qu’une envie, partir et
quitter la tutelle de la douairière. Les promesses sont vite échangées.
Madame Hérold, qui pressent tout et soupçonne loin, voit cela d’un mauvais œil. Le
jeune homme n’est rien, sans fortune ni vrai métier, il n’a en poche que son recueil de poèmes
qu’il a fait imprimer à grands frais, « Le Sang des Fleurs ». Mais, il a pour lui d’avoir du
vernis, de la culture, du savoir vivre et il écrit avec talent. Il est de bonne famille : il est petitfils d’un bourgmestre de Bruxelles. Il a belle allure, aussi, avec sa silhouette de dignitaire
assyrien, car il porte, en plus, une splendide barbe noire.
10
En réalité Gabrielle n’était pas virtuose, selon Jean Neel : « musicienne médiocre malgré ses origines et ses
maîtres illustres », ajoutant : « elle avait des lectures, une culture parisienne brillante, un peu factice, un aplomb
imperturbable. Dès seize ans, entourée d'esprits éminents, elle tranchait de tout et toisait avec hauteur ceux qui
n'appartenaient point à sa chapelle artistique ou littéraire. Un soir que mon père lui demandait l'explication d'un
sonnet de Mallarmé, elle le regarda avec tant de pitié qu'il tourna les talons sans demander son reste. », «
Gabrielle, très brune, portait une tête fine et charmante sur un corps énorme. Son père l'appelait « mon petit
monstre »… ». (Souvenirs, op. cit., page 13)
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Le mariage11 fait, madame Hérold, toujours souriante, n’aura plus qu’à attendre, bien
paisiblement dans son fauteuil Voltaire, qu’il se défasse. Et elle fit tout, à chaque occasion
d’accroc, pour verser la dose nécessaire et suffisante d’huile sur le feu.
Car ce sera pour le malheureux André Fontainas le commencement d’un enfer qui
durera plus de vingt ans. Il est introduit dans le cénacle de la mère où se font des carrières,
certes, mais à quel prix ! …
Louis Révelin, président de l’AGE
Le mercredi 5 février 1890 le Temps annonce le renouvellement de l’équipe dirigeante
de l’AGE, ce sont de plus proches encore de Hérold et de Pierre La Chesnais qui prennent les
rênes de l’AGE. C’est la ligne dure qui l’a emporté, momentanément.
Louis Révelin, de la Faculté des Lettres devient président, Charles Heubès (BeauxArts) et Fouré (médecine), vice-présidents. Révelin fait des études de philosophie. MiRobespierre mi-Saint-Just, il aura une carrière importante dans les décennies à venir, comme
éminence grise du Jauressisme. C’est aussi un séducteur discret et il captera du foyer conjugal
la charmante épouse d’un important militaire colonial de Jules Ferry, le capitaine Binger ; ce
dernier, pourtant, la trentaine, avait de l’allure, portant avec élégance, dans les cérémonies
parisiennes, son uniforme de haut officier de l’infanterie de marine, chamarré et surchargé
d’aiguillettes dorées. Le capitaine Binger est un affidé de Ferry, officier d’ordonnance du
Grand Chancelier de la Légion d’Honneur, un conquistador républicain en Afrique où il est
gouverneur.
Cette épouse, Noémie Binger devenue Révelin, accueillera Valéry dans son salon bien
des années plus tard.
L’AGE ne pense qu’à une chose que le sixième centenaire de l’Université de
Montpellier soit aussi superbe que les fêtes de Bologne…
Les 24 mars, 17 avril, 23 avril 1890, Mikhaël ne cesse de différer sa visite à Hérold.
Sans doute Ferdinand comptait sur lui pour écouter les virtuoses qui se donnaient
fréquemment dans le salon de madame Hérold mère.
11
Jean Neel fait une description saisissante de ce mariage : « au début de l'année 1892 [1890], ma marraine
épousa un jeune Belge, André Fontainas. Il avait quitté Bruxelles après ses études de droit et faisait partie,
comme son futur beau-frère Ferdinand Herold, de la première pléiade symboliste. C'était un grand garçon, brun,
fort, dilettante, d'esprit fin et volontiers paradoxal. Grâce à ses relations, Madame Herold lui avait procuré une
sinécure confortable dans l'octroi. Ma marraine possédait une belle dot. Son époux pourrait s'adonner à la
littérature sans souci du lendemain. Il gagna mes bonnes grâces, un soir, au Boulevard Saint-Germain, en me
donnant, dans un écrin de satin blanc, ma première montre ! Le mariage de Mademoiselle Herold, fille de
l'ancien préfet de la Seine, fut laïque et fastueux. Un garde républicain à cheval nous apporta, rue Lacuée,
l'invitation. Nous partîmes en fiacre, mon père, ma mère, ma sœur Jeanne et moi dans nos plus beaux atours. Il
me reste de cette journée quelques visions très nettes : les plantes vertes dans le vestibule de la Mairie, l'escalier
d'honneur avec son tapis rouge et, du haut en bas, sur chaque marche, les gardes républicains immobiles, pareils
à des statues. Je revois André Fontainas souriant dans son collier de barbe noire, ma marraine prononçant un «
oui » énergique et prenant la plume pour signer. De la réception et du lunch qui suivirent, je n'ai gardé aucun
souvenir… » (Souvenirs, op. cit., page 27).
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Pendant ce temps-là le ton monte encore. L’atmosphère politique est lourde, Louise
Michel au Havre devant des centaines d’ouvriers déclare qu’il faut se préparer à la grève
générale qui éclatera selon elle, certainement un jour ou l’autre…
Jeudi 1er mai prochain, ce sera la manifestation des deux mondes décidée par le
Congrés International de Paris l’an dernier. Les mots d’ordre seront : pour la journée de 8
heures, limitation du travail des femmes et des enfants, interdiction du travail de nuit,
suppression des bureaux de placement …
Mikhaël et Hérold sont très sensibles au langage net des Anarchistes. Mais Mikhaël
n’a plus de force…
La désertion de Mikhaël
Mikhaël mourut le 5 mai 1890.
La nuit du 3 au 4 mai 1890 fut une des plus belles de mai. Pendant la journée du 4, le
temps est resté couvert, l’air fut assez vif. Il a plu toute la nuit du 4 au 5. Le 5 le ciel demeura
couvert, à 11 heures du matin, le thermomètre des locaux du journal Le Temps marquait 15°.
L’édition du jour portait en première page : « le boulangisme est vaincu » (les élections
municipales de Paris ont été favorables aux républicains) et annonçait la quatrième édition de
Futura d’Auguste Vacquerie, à « cause de son succès grandissant ». Le soutien du Temps à
Vacquerie ne fut pas chichement compté, Anatole France avait été appelé à la rescousse le
dimanche 13 avril, pour faire trois colonnes d’éloges sur ce « grand poème » qu’était censé
être Futura de son ami Auguste.
Le soir du 5 mai 1890 on joua à l’Eden « Paris après l’exposition » et à la Gaîté « La
semaine de Suzette », sur une musique d’Offenbach.
Il n’y aura qu’un petit encart dans le numéro du Temps du jeudi 8 mai 1890 :
« On annonce la mort, à Paris, de M. Ephraïm Mikaël (sic), qui s’est fait connaître, dans
certains cercles littéraires, par des vers d’une inspiration souvent heureuse et d’une facture
parnassienne qui rappelait la manière sonore et pleine de Leconte de Lisle et de José Maria
de Heredia. M. Ephraïm Mikaël n’était âgé que de 22 ans. Il avait été pendant quelques
temps, le secrétaire de M. Catulle Mendés ».
Aux funérailles, selon Henri de Régnier, on ne compta pas de réels affligés sinon ses
quatre amis (Quillard, Hérold, Collière et Lazare). Catulle Mendès laissa s’échapper d’un
flacon des émanations d’éther, sans doute « pour lui un attribut émotionnel », note
cruellement Régnier. C’était injuste, Mendès aura, pour Mikhaël, ces mots comme une prise
de rendez-vous par delà la mort : « Les séparations ne sont jamais bien longues. » C’est vrai
qu’on a vu les gens de lettres mettre à profit cette rencontre funèbre pour se retrouver, causer,
parler de leurs petites affaires…
47
Le Mercure de France publiera « Le tombeau d’Ephraïm Mikhaël », bien plus tard, en
février 1897, ensemble de poèmes en sa mémoire ; car ses amis ne l’oublieront pas. La
contribution de Ferdinand est de qualité, ce sont des vers sobres de ses meilleures
inspirations :
(…)
« Vers la lumière, déjà presque effacée,
Montent, douces et dolentes, les chansons.
Le printemps passe. Les lèvres sont lassées.
L’été fuit. C’est l’automne et ses frissons.
Entends l’hiver et sa marche glacée. »
Un an plus tôt, comme nous l’avons vu, Ernest Gellion-Danglar, ami plus obscur de
Hérold, le collégien souffreteux de Henri IV, éphémère étudiant en droit, éphémère secrétaire
du Gil Blas, poète qui n’a pu l’être, était mort à 22 ans. La tuberculose, elle encore, n’avait
mis que trois ans pour le tuer. Tuberculose digestive. Occlusions sur occlusions, péritonite. A
lui aussi, le sulfate de quinine fut sans effet.
Ernest disparut-il sans laisser de traces ? Rien de lui, apparemment ne fut publié, bien
que tout fut pieusement conservé par sa soeur Edmée. Ernest hantait les cafés du côté du
Panthéon, tout comme Gabriel Vaucaire et Henri Beauclair, auteurs du pamphlet sur les
poètes décadents, « Les Déliquescences d’Adoré Floupette », n’y-a-t-il pas quelque chose
d’Ernest Gellion dans Adoré Floupette, comme lui, poète originaire de quelque part près de
Lons-le-Saulnier ?
Au moment où meurt Mikhaël, les Paeans et les Thrènes de Hérold sont publiés.
Mallarmé reçoit les poèmes. Dédiés à Heredia, inspirés de Leconte de Lisle, les vers en sont
puissamment anachroniques. L’aspect classique des textes sautent aux yeux du « maître des
pierreries » et, le lundi 31 mars, Mallarmé envoyait un courrier où il engageait Ferdinand,
avec une douce fermeté, à ne pas poursuivre dans cette voie :
« Paris [89 rue de Rome
Lundi] 31 mars 1890
Merci, mon cher Hérold.
Ce sont des vers tous aux nobles lignes que les Paeans et les Thrènes et le volume, sur mainte
vision égale en beauté, s’ouvre et se ferme avec sérénité. Je ne regrette pas que vous vous
retiriez, on le sent, volontairement, dans les vers acquis, il y a à l’entretenir et vous le faites
48
avec un grand art ; et de sûrs bonheurs ! mais vous avez laissé entrevoir avec le Martyre de
Sainte-Liberata certaines velléités d’invention rythmique à ne point négliger, d’autre part…
Votre main, merci
Stéphane Mallarmé.
Je m’absente le Mardi de Pâques. » Donc, pas de rendez-vous rue de Rome.
49
II
Les années Pierre Louÿs
(1890-1895)
Les Paeans et les Thrènes, première œuvre de Ferdinand
Ferdinand Hérold a vingt-cinq ans, il a procédé à l’épreuve obligée pour tout poète de
la fin du XIXe siècle ; la production du livre. C’est la phase qui suit les insertions de vers dans
les revues poétiques confidentielles qui se vendent sous les galeries de l’Odéon.
Le recueil Les Paeans et les Thrènes de Hérold fut achevé d’être imprimé le 24 février
1890. Comme nous l’avons vu Mallarmé en reçut aussitôt un exemplaire.
Ferdinand en dédicaça un exemplaire à la sœur d’Ernest en ces termes : « A Mlle
Edmée Gellion-Danglar en me mettant très respectueusement à ses pieds, A.-F Hérold ».
Edmée a trois atouts : elle a de l’esprit, elle a une carnation de rousse un peu exaltée et
elle est la secrétaire d’Edmond Stoullig, le directeur de la Revue de l’Art Dramatique,
l’homme qui peut faire ou défaire une carrière au théâtre, auteurs comme interprètes. Elle a
aussi ses entrées au Gil Blas où son frère Ernest fut jeune secrétaire.
Quant à l'ouvrage, si on le lit attentivement, on constate combien il est maîtrisé. Or
Ferdinand a rédigé les 25 poèmes qui composent Les Paeans et les Thrènes entre 21 et 24 ans.
Certes, hormis le dernier, La Chimère, ces poèmes ne sont révolutionnaires ni par la forme, ni
par le fond.
Ce sont pourtant des textes qui suggèrent. Nous sommes devant une œuvre de jeunesse
au sens plein du terme, fraîche et sans poses, avec une thématique qui lui sert de fil rouge,
celle de la joute des « jeunes rêves contre [les] lourds souvenirs ».
C'est toute l'histoire du parcours mené quand on a vingt ans. Les images se
télescopent, l'âge d'or de l'Humanité se fond dans l'âge d'or de la vie d'un homme, son
enfance. L'enfance où l'on est tout, le « Glorieux », le « Victorieux » (on pense évidemment au
« His Majesty the Baby » des psychanalystes). L'in-nocence, le bonheur, l’ « enfance virginale
», la candeur. La candeur, bien entendu, dans le sens où l'entendait Verlaine dans son poème
50
«À Clymène», c'est-à-dire cette fraîcheur qui est facilité naturelle à accueillir toute perception
nouvelle …
« Et tu nous laisses, dans une aube de candeurs,
Une mémoire heureuse et vierge de souffrances. »
(XXII-47-48)
Vient tôt le temps de la sortie de l'enfance. Elle est l'épreuve de réalité, issue des
premiers contacts avec le monde. Premiers contacts qui permettent de conclure que tout n’est
pas possible et que la toute puissance de l’enfant était une fiction. Le bonheur aboli.
« Les bonheurs abolis et les anciennes gloires »
(XII-39)
« Oh le passé béni, l'enfance virginale
Quand je courais parmi les roses des étés »
(XVII-17-18)
« Et l'essaim radieux de mes rêves s'enfuit »
(XXII-11)
« Hanté du souvenir des anciennes victoires »
(II-93)
Ce deuil de l'état de plénitude se traduit par « tourments », « souffrances »,
ressassement du souvenir.
L'appel au rêve apparaît comme le remède souverain, remède moins radical que l’oubli
: « Les hommes bienheureux mangent la Fleur d'oubli » (XIX-14), mais qu'est-ce que le
bonheur sans capacité de percevoir quoique ce soit, une manière ne pas exister.
« Tuez le souvenir dont la dent ronge et mord
L'horrible souvenir de la candeur trahie »
(XVII-53-54)
Seul le rêve soigne la blessure : « Le rêve qui guérit et chasse les tourments » (XXIV32).
Demeure une certaine impasse qu’est le paradoxe du rêve, il ramène au connu, donc au
souvenir :
« Et ramenant l'essaim des rêves envolés »
(I-90)
« L'hymne clair du passé chante en leur souvenir »
(I-6)
« Il écoute le chant voilé du souvenir »
(VIII-8)
L'avenir est donc incertain, il est hanté par la crainte de la répétition de l'état de deuil,
réveillé à chaque écueil de la vie : « Voici l'heure des cris et des mauvais retours » (VII-35).
51
Le rêve n’est pas forcément nostalgie paralysante, le rêve va aussi de l’avant : l'avenir
doit être esthétique et éthique, c’est la Société Idéale. Dans la sphère individuelle, bien
entendu, la compagne imaginée fait partie de l’avenir rêvé :
« Voici Koré, la Vierge blonde aux grands yeux calmes
Parmi l'essaim joyeux et blanc des jeunes rêves »
(III-15-16)
« Ses clairs yeux d'opale et de lumière, calme et grave ».
(XIII-9)
Pour que personne ne s'y méprenne, Hérold insiste sur sa foi en un avenir radieux :
« C'est le chœur juvénile et superbe des Muses,
Qui disent lentement l'hymne du futur »
(I-103-104)
Livre de songes, c'est donc un livre d'images qu'aurait pu illustrer Puvis de Chavannes,
sauf pour le dernier poème, La Chimère, lequel, par tous ses détails, évoque le monde
fantastique et foisonnant de Gustave Moreau.
Le retour au monde étudiant dont ils sont encore….
Début mai, Paris est en état de siège, Constans, le ministre de l’Intérieur a réuni ce
qu’il a pu de forces de l’ordre pour endiguer la grande manifestation européenne pour les trois
8, huit heures de travail, huit heures de repos, huit heures de loisirs.
Sont-ils nombreux les étudiants qui savent ce qu’est la condition ouvrière ? Non.
L’Association Générale des Etudiants (AGE) ne semble rien voir au-delà du monde étudiant,
de ses besoins immédiats, de son confort intellectuel.
L'AGE offrit, le samedi 10 mai 1890, chez Marguery, un banquet à ses membres
honoraires. Le restaurant Marguery doit sa popularité à ses prix très modiques.
Le vicomte de Vogué, l'impénitent donneur de leçons dont se gausse un peu facilement
Ferdinand, préside. Il a, à ses côtés, Jules Ferry et l’homme de l’expansion coloniale, tout
juste revenu d’Afrique, un héros du terrain, le capitaine Binger. Le nouveau président,
Révelin, eut quelque mot, mais ce fut l’ancien, Chaumeton, qui leva son verre au capitaine,
pour « ses actions hardies qui ont agrandi la sphère d’action de la France en Afrique et
augmente son patrimoine de gloire »…
Voilà donc Louis Révelin en présence de Noémie, la jeune épouse du héros d’Afrique
dont elle commence à se lasser, car la solitude n’est pas faite pour elle. Noémie, toute jeune,
diaphane et d'une blondeur préraphaélite trouble son monde et, de son côté, Révelin a de la
prestance et de l'énergie. …
52
Jules Ferry est le véritable héros de la fête, ce 10 mai. Il est donc « contraint » de
prendre parole, comme si rien n’avait été préparé de longue date et le renard fit comme s'il
improvisait :
« Messieurs, je ne suis ici qu'un étudiant, je ne suis plus d'ailleurs autre chose. Je l'écrivais il
y a quelques mois à mon ami, M. Lavisse, votre maître bien-aimé ; il me parlait de mes
mésaventures électorales et cherchait à me consoler (rires et applaudissements), et je lui
répondais : me voici, cher ami, redevenu étudiant. Je veux être de votre classe, et avec quelle
joie si j'avais ce courage… s'il n'y avait des reporters partout, même à la Sorbonne (rires), je
me rangerais parmi vos élèves et je suivrais vos admirables conférences ! Revenir à la plus
belle heure de sa vie, à l'heure des hautes études désintéressées, quel coup de fortune !
(applaudissements).
On me dit que tous les jeunes gens d'aujourd'hui ne pensent pas de la sorte. Dans une
remarquable étude que j'ai lue dans votre Revue, dont l'auteur est ici, me dit-on, et que
j'aurais voulu féliciter sur l'heure (voix : Bérenger ! Bérenger ! - applaudissements). Oui,
dans une étude sur la jeunesse de M. Bérenger, il est question d'une jeunesse fatiguée, blasée,
tournée au pessimisme, qui se plaint des hommes et des choses, et se replie mélancoliquement
sur elle-même. C'est elle, en effet, qui se retrouve dans une série d'œuvres en prose et en vers,
écloses comme des fleurs… ou des champignons (rires et applaudissements), d'un mérite
littéraire à coup sûr, mais qui témoignent d'un singulier état d'esprit. A ces jeunes si tôt
lassés, et qui se découragent, je réponds : Découragés ! Vous qui êtes jeunes, quand nous, qui
ne le sommes plus, nous ne désespérons pas ! Non seulement vous êtes jeunes, mais vous êtes
libres, et, à votre âge, nous ne l'étions pas ! (vifs applaudissements).
Il vous manque pour connaître le prix des biens dont vous jouissez d'avoir su ce que c'est
d'être jeunes et de ne pas être libres. (applaudissements). Nous l'avons su, moi qui vous parle
et plusieurs ici qui sont de mon âge. Nous avions ouvert les yeux à la lumière, à la pensée,
nous sortions du collège, où nous terminions nos humanités au moment de la Révolution de
1848, de ce grand mouvement de générosité, d'espérance et d'illusion qui s'était emparé de la
France entière : tous les problèmes soulevés à la fois, et une sorte d'intrépidité juvénile,
même chez les plus mûrs, mêmes chez les plus sages, à les aborder tous. Cela dura peu. Tout
à coup, la nuit se fit. Et un matin de décembre, en lisant sur les murailles du Quartier Latin
l'édit qui notifiait à la France qu'elle avait cessé d'être libre, je voyais avec consternation les
ouvriers de l'imprimerie voisine ricaner et applaudir… Et la foule, un peu plus tard,
accompagnait de son indifférence et de sa raillerie les représentants du peuple arrachés de la
mairie du 10e arrondissement. (applaudissements). Nous avons vu cela, mes amis, et nous
n'avons pas désespéré.
Je ne vous dirais pas ce qui suivit, et cette longue obscurité qui enveloppa les âmes ; je ne
vous dirais pas ce qu'était le Palais, ce qu'était le journalisme. Chassons ces tristes souvenirs.
Ces épreuves ont été épargnées à notre jeunesse, vous vivez libres, et vous vous plaignez !
De quoi se plaint encore la jeunesse si bien décrite par M. Bérenger ?
De ne trouver sous ses pas que des ruines intellectuelles, du criticisme à outrance, de
l'absence de solution ; eh ! Mes jeunes amis, vous vous plaignez de n'avoir pas résolu les
problèmes de la destinée humaine ! Mais vous n'êtes ni les premiers, ni les derniers ! »…
Jules Ferry, après ce chef d'œuvre d'habileté et de rouerie, propose sa solution :
53
« Mes amis, la solution n'est pas dans la foi. Plus nous avançons, et moins l'humanité se
contente d'une foi qui ne serait pas une foi démontrable. La solution n'est pas dans la foi : elle
est dans l'amour. »
Le tour est joué. La solution, c'est l'amour de la Patrie, l'amour de l'Humanité… Jules
Ferry jongle avec les grands mots et lance à qui saurait les rattraper ceux de Justice et de
Liberté. Il promet le Paradis sur Terre, mais, bien entendu, omet de dire que les nantis, seuls,
y sont les élus ; dans ce paradis, ils y sont les gavés et les bienheureux. Et, dans leur sieste
postprandiale, les bourgeois de 1890 sont peu sensibles à la détresse et à la misère des trois
quarts de la population. On comprend que, puisque ce nouveau pouvoir, à la limite de la
cynique imposture, n'a que des mots à donner en pâture, une frange importante de la jeunesse
passera à l'Anarchisme…
« La vieille France, qui vivait pour ses illusions, est détruite… Il faut aux nations un nouveau
contenu et une explication. Liberté, Egalité et Fraternité ne sont plus ce qu'elles étaient aux
jours passés de la guillotine.
Voilà ce que les politiciens ne veulent pas comprendre, et c'est pourquoi je les hais. Les
hommes ne veulent que des révolutions partielles, des révolutions dans l'apparence, dans les
choses politiques. Mais tout cela n'est que rébellion. Ce dont il s'agit, c'est de la révolte de
l'esprit humain… »
De qui sont ces fortes paroles ?
D'Ibsen qui, en mai 1890, commence à être le penseur préféré des étudiants radicaux.
Et c'est Hérold qui a glissé ces phrases, à dessein, dans sa critique théâtrale d'août
1896 de la pièce du maître norvégien, Les Soutiens de la Société ; Hérold a fait siennes ces
paroles. Entre temps, il y eut Ravachol, Vaillant, Caserio et leurs bombes.
Hérold ajoute malicieusement que, dans Les Soutiens de la Société, « on se représente
sans difficulté aucune, le vicaire Rorlund ayant à la main le dernier livre de M. de Vogüé. »
Ferdinand a de la mémoire et de la suite dans les idées.
Comme M. de Vogüé, Jules Ferry n'a pas caché son admiration pour Henry Bérenger,
s'ils viennent à ce banquet chez Marguery, c'est aussi pour soutenir leur élu dans ses combats
futurs au sein de l'AGE. Le président actuel, Révelin, anarchisant, est bien entendu mal vu des
hommes du régime, il est dans l'œil du cyclone.
Son départ sera organisé.
En réalité L'AGE commence vraiment à se fissurer, il y a les étudiants libertaires avec
Louis Révelin, comme Ferdinand Hérold ou Pierre La Chesnais, et les étudiants, républicains,
certes, mais qui ménagent leurs carrières, qui déjà hantent les antichambres ministérielles,
comme Henry Bérenger.
L'année suivante, le candidat du Régime, Henry Bérenger, sera effectivement
président de l'AGE.
La crise générée par le général Boulanger a porté ses fruits, en haut lieu on a réfléchi
sur les moyens d'éviter une nouvelle crise, jugée inévitable si rien n’est fait. Les calculs des
dirigeants sont transparents : il faut que les revanchards et l'armée oublient l'Allemagne et les
provinces perdues, Alsace et Lorraine. L'armée pourra servir contre les grévistes, certes, mais
il faudra lui trouver un autre dessein que faire du maintien de l'ordre, plus honorifique, pour
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l'occuper, et pour les amateurs de gloire ce sera partir à la conquête d'un Empire colonial.
L'Allemagne encourage la France dans cette astucieuse solution.
Et Hérold dira son dégoût de « cette république qui s'en va faire la guerre aux pauvres
Nègres… »
L’écuyer Hérold reprend du service
Le 22 mai 1890, l'Etat Major de l'AGE arrive avec une délégation d'étudiants de Paris
en gare de Montpellier ; ils sont quinze, parmi eux, il y a Pierre Louÿs qui est tout jeune (vingt
ans). Pierre Louÿs est étudiant en lettres à la Sorbonne. Le nouveau président de
l’Association, Louis Révelin, mène la troupe.
On fête les 600 ans de l'Université de Montpellier.
Le 24 mai, se déroule la soirée de gala au théâtre municipal, Mounet-Sully fait la
lecture au président Carnot d’une ode de M. de Bornier sur l'Université de Montpellier…
Au palais des Facultés, Louis Révelin harangue les étudiants français et étrangers :
« Et vous, étudiants venus de tous les points du monde, s’il est vrai, comme le disait dans une
réunion de l’Association des Etudiants de Paris, le noble et éloquent Emilio Castelar, s’il est
vrai que la France ait semé la pensée créatrice dans la conscience universelle, si elle a fait
sur elle-même l’expérience douloureuse des idées qui enrichissent l’humanité et la conduisent
à un accroissement de justice, s’il est vrai qu’en ce dernier siècle elle ait combattu en toutes
les grandes causes, vous ne vous étonnerez pas et nous ne trouvons pas en notre coeur de vœu
plus humain que celui que formait l’an dernier au banquet de Meudon un de nos maîtres les
plus aimés : « Que l’esprit de la France demeure en vous ! ».
Beaucoup ne sont pas venus pour écouter seulement des discours édifiants. Et comme
il fait beau, on se promène dans la capitale languedocienne et on fait des rencontres.
Le 25 mai, Pierre Louÿs voit Mistral à une table de café de la place de la Comédie, une
très jolie fille s’est plantée devant le Maître et lui chante l’air de Magali de Mireille…
Mistral, il est bon de le rappeler, a sa part dans le mouvement symboliste qui naît. Ce
fut lui qui, jadis, encouragea à la poésie Stéphane Mallarmé, alors que celui-ci était jeune
professeur d’anglais, bien seul à Tournon, avec sa femme, sa fille en bas âge, Rose, la chatte.
Tous vivant dans un petit appartement du quai du Rhône, plein de cafards ; les pieds des lits
placés dans des assiettes pleines d’eau pour écarter les scorpions.
Le lendemain soir, banquet d’adieu final à Palavas-les-Flots, Louis Révelin
préside…C’est le début de la grande amitié entre Pierre Louÿs et Paul Valéry. Des tables de
marbre sale sont ajustées comme des dominos, Valéry est entre Louÿs et un étudiant suisse,
Morel. Louÿs écrit : « si Révelin (le président) ne présidait pas tant, ce serait un bien
charmant garçon… ». Valéry a amené avec lui un album d’aquarelles. Il est l’aquarelliste.
55
Louÿs et Valéry prennent plaisir à brasser des mondes. Ils parlent donc aussi littérature. Dès
qu’ils abordent le sujet de Mallarmé -le poète prophète que peu alors connaissent-, ils se
lèvent et font les cent pas sur la terrasse, bras dessus, bras dessous.
Le 18 juin 1890, revenu à Paris, Pierre Louÿs passe la porte du 89 de la rue de Rome,
le salon de Mallarmé. Première impression : mauvaise. Eugène Morel, futur beau-frère de
Ferdinand Hérold, flaira d'emblée le snobisme de cet engouement pour Mallarmé. Morel cite
comme exemple Vanor qui lui fit une péroraison sur Mallarmé : « il n'en a presque rien lu,
j'ai pu m'en assurer, il est Mallarmiste et prétend que c'est clair. C'est sa formule
d'admiration : " Quelle prodigieuse clarté ! " mais tout le monde est clair, mais ce n'est pas
ma qualité, être clair ! S'il n'y a que de la clarté dans Mallarmé, il n'y a pas grand-chose, moi
je n'y trouve même pas cela. »
En juillet 1890 en réponse à une lettre de Paul Valéry Pierre Louÿs lui enlève ses
illusions : non, les relations littéraires qu’il a à Paris ne sont pas celles que Valéry croît, il vit,
lui aussi, encore très isolé et ne connaît pas même pas Stuart Merill dont il loue les
«Gammes», il espère lui être présenté à son retour du Havre.
Le 21 août 1890, Hérold écrit de Lapras à Vielé-Griffin. Celui-ci lui a envoyé les
articles de la presse protestant véhémentement à propos de l’article maladroit de Ferdinand
contre Berlioz dans les Entretiens Politiques et Littéraires du 1er août, la revue de Vielé,
Vanor, Régnier et Lazare.
En proie à sa wagneromanie juvénile, Hérold avait montré du doigt Berlioz, « cet
homme plein de vil et de mauvais orgueil », à cause d'un extrait qui suit de la
correspondance du compositeur français, concernant un Tannhäuser joué à l’Opéra de Paris :
« Wagner est vraiment fou… Ah ! Dieu du ciel, quelle représentation ! Quels éclats de rire !
Le Parisien s’est montré sous un jour nouveau ; il a ri du mauvais style musical, il a ri des
polissonneries d’une orchestration bouffonne, il a ri des naïvetés d’un hautbois ; enfin, il
comprend donc qu’il y a un style en musique… »
Hérold n’est pas content car on insinue, dans la presse, qu’il n’a d’autre but en
éreintant Berlioz que de « venger son grand-père d’un feuilleton des « Débats »… Non, sa
colère est juste, affirme Ferdinand, peu convaincant, et la cause de son grand-père
compositeur12 n’est pas entrée en compte dans sa critique.
Hérold s’en prend à Willy, l’« Ouvreuse », le futur époux de la romancière Colette, car
c’est Willy qui orchestre la campagne contre lui.
Ferdinand se trouve obligé de se justifier. Il a dénoncé en Berlioz « l’homme qui a
brutalement traité d’idiot et de fou un génie aussi prodigieux que Wagner (…) Et d’ailleurs,
toutes les vrais artistes qui me connaissent – et c’est surtout à leur estime que je tiens – ne
songeront pas un instant, je l’espère, à partager les malveillantes idées de l’«Ouvreuse»…»
Le conflit entre Willy et Hérold ira jusqu’à une menace de duel. Bernard Lazare et
Pierre Quillard parvinrent à arranger les choses.
Louis-Joseph-Ferdinand Hérold (1791-1833), grand père d’André-Ferdinand, compositeur, auteur, notamment,
de Zampa ou la Fiancée de marbre (1831) ou du Pré aux Clercs (1832).
12
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Vint Paul Fort
L’Ecole Naturaliste battait son plein, avec des productions amères, dépouillées,
sèches, lourdes, désabusées mais souvent vraies comme la vie réelle. Comme l’a écrit, par la
suite, André Fontainas : « Le monstre prospérait, alimenté et soutenu par une puissance
formidable… » Antoine lui avait ouvert grand son théâtre, ce fut l’ère du « Théâtre mufle »
note Henri Béraud auquel le côté racoleur de ce type de théâtre n’a pas échappé.
L’énergie d’un tout jeune homme allait changer les choses.
Paul Fort, poète de 18 ans, lança son Théâtre Mixte. C’était les 5 et 12 octobre 1890, il
avait fait représenter au théâtre Beaumarchais, la « Petite Bête », un vaudeville de son cru, et
«Caïn», une comédie héroïque en un acte, dans le goût parnassien, de Charles Grandmougin,
pièce qui avait déjà été jouée par le Cercle des Etourneaux sur la scène du théâtre Vivienne.
Alfred Vallette dans le Mercure de France écrit à peu près : « rien de tout cela ne peut
choquer nos grands-pères… » En novembre 1890, seul maître à bord, Paul Fort se consacrera
à monter le Théâtre d’Art, la seconde étape de son projet.
Il fallait une œuvre symboliste majeure pour la scène, et c’est dans ce contexte, bien
probablement que, le 24 novembre 1890, Mallarmé adressa à Hérold ce mystérieux courrier :
« [Paris 89 rue de Rome
Lundi 24 novembre 1890]
Mon cher Hérold
Dites si ce n’est pas bien exigeant de vous demander de reprendre demain soir Mardi le
chemin de la rue de Rome, parce que je voudrais pendre votre avis sur un rien tout en causant.
Votre
Stéphane Mallarmé. »
Lloyd James Austin, qui publie cette lettre dans la correspondance de Mallarmé aux
éditions Gallimard, s’interroge sur ce « rien » évoqué par le maître. Il suggère, sans être
catégorique, un projet de mise en scène de L’Après-midi d’un faune. Or, on sait que Paul Fort
avait proposé à Mallarmé de monter L’Après-midi d’un faune au Théâtre d’Art. Ce projet
n’eut pas de suite, mais l’idée fit son chemin et donna lieu au Prélude de Debussy. Bien que
Debussy ait été très intime avec Pierre Louÿs, il apparaît que ce fut bien Hérold qui présenta
le compositeur à Mallarmé, comme Ferdinand le prétend, en lui faisant écouter les Cinq
Poèmes de Baudelaire…
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Ferdinand entre Leconte de Lisle, Heredia et Mallarmé…
En octobre 1890 Ferdinand avance dans son poème, La Princesse Maguelonne,
commencé en été à Lapras sous l’œil d’Henri Sée qui passait du lycée de Poitiers à celui de
Nevers, lieu « moins splénétique… ». Henri Sée est nostalgique de son dernier séjour
« délicieux » à Lapras : « Ce mois que j’ai passé avec vous s’est écoulé avec une vitesse
foudroyante… je me suis aperçu que j’avais oublié à Lapras une chemise de nuit, on viendra
la rechercher à Paris à votre retour… »
A Paris, Ferdinand reprend ses mondanités.
Pierre Louÿs, le 17 décembre 1890, fait à Gide le compte-rendu de la dernière soirée
chez Leconte de Lisle : « Hérold toujours silencieux, Heredia toujours expansif, Haraucourt,
toujours hargneux et nasillard. On fait une pétition pour décorer ce pion. Leconte, Sully,
Coppée et d’autres ont signé ! Sarah Bernhardt aussi, sans doute ? ».
Le 21 décembre 1890, au dimanche de Heredia, Pierre Louÿs est accueilli avec les
démonstrations d’affabilité exubérante habituelles au maître des lieux : « Heredia m’a reçu
comme Jupiter aurait reçu Ganymède si Ganymède avait été Orphée, ou comme le Christ a
dû accueillir Saint-Jean la première fois qu’ils se sont rencontrés. C’était à croire que c’était
moi l’aède, et lui le petit jeune… ». Heredia n’a d’yeux que pour lui et ne voit ni Henri de
Régnier, ni Ferdinand Hérold. Hérold qui, pourtant vient de lui dédier son fort volume de
poèmes, Les Paeans et les Thrènes. Les Paeans et les Thrènes qui seront, tout compte fait,
malgré les réserves de Mallarmé, ce qu’aura fait de mieux Hérold.
Quant à Pierre La Chesnais, il reste l'homme de l'AGE. Comme il parle avec facilité
l'anglais, c'est lui qui reçoit, en novembre, au siège de l'association la délégation des étudiants
écossais.
Pierre gardera toujours13 le numéro 8 de The Student, organe des étudiants de
l’Université d’Edinburgh, du 10 décembre 1890, qui relate, pages 122 à 126, ce voyage à
Paris (« It is with pleasure that this notice is concluded by acknowledging the services of one
of the distinguished office-bearers of the Association, M. La Chesnais, who is a perpetual as
well as an active member, rendered to Edinburgh students in many ways during their sojourn
in the loveliest of cities. »)
Hérold est moins en moins engagé dans l’administration de l’AGE, il est déjà pris dans
le tourbillon des mondanités littéraires.
Fin 1890 Pierre La Chesnais, le « géomètre excellent à la belle barbe, divin » selon
Hérold, est parti à Nancy où il prépare son agrégation de sciences. En janvier 1891, il sera
licencié en sciences.
Mercredi 7 janvier 1891, de son lointain Montpellier, Valéry interroge Pierre Louÿs
sur les célébrités qui se font dans la capitale où tout ce qui brille semble d'or : « Quid de ce
Quillard qui surgit ? Il a l’air moins bien que Mikhaël et surtout que Régnier ». Quillard,
13
Exemplaire retrouvé parmi les épaves de la bibliothèque de La Chesnais dans le grenier de sa maison de
Brèves (Nièvre).
58
homme avant tout du cénacle de Mallarmé, ce sera le Bloch de Proust. Pierre Louÿs veut de
lui dans La Conque, sa revue d’un moment.
Le 17 janvier 1891, Paul Fort, cette fois-ci, crée le Théâtre d’Art, qui doit devenir le
théâtre des Symbolistes ; il s'entoure d'un comité qui a pour but de lui donner des idées et des
avis sur les pièces à monter, on pense à des pièces de Quillard, de Rachilde, de Mallarmé…. Il
veut « combattre le Naturalisme » ...
Comme il ne faut pas seulement réunir des bonnes volontés mais aussi de l’argent,
Paul Fort monte dans les beaux immeubles des beaux quartiers proposant à tous les étages des
abonnements au Théâtre d’Art… Les concierges, puis les valets de chambre et les bonnes le
faisaient entrer à sa bonne mine et, même, dans les salons où le bourgeois se montrait
généreux (sans peut-être toujours savoir vraiment quelles étaient ces énigmatiques figures de
proue dont Fort se réclamait, Mallarmé et Verlaine).
Dans la Salle Montparnasse où la troupe du Théâtre d’Art s’est produite la première
fois, les peintres Nabis y furent conseillers artistiques. Le Théâtre d’Art c'est le « théâtre à
Mallarmé ». Antoine, lui, est le directeur du Théâtre Libre (Le « théâtre à Zola »), le temple
des Naturalistes. Antoine, note à cette date, qu’il « ne suffit plus… », « Je n’y vois pas une
concurrence, mais un complément dans une évolution qui s’accélère ». La concurrence est
toutefois légèrement déloyale. Le Théâtre d’Art deviendra le Théâtre de l'Œuvre de LugnéPoé.
Le mercredi 28 janvier fut comme une apothéose pour la famille Hérold. A 19 heures
trois quarts tapantes, à l’Opéra Comique, quasiment refait, car renouvelé de ses cendres,
s’ouvrent les portes pour la 142éme représentation du Pré aux Clercs… Le Pré aux Clercs est
un opéra-comique en 3 actes dont la partie musicale fut achevée en 1831, c’est l’œuvre du
grand-père de Ferdinand mort tôt de tuberculose, Louis-Joseph-Ferdinand Hérold (17911833) dont se gaussait Berlioz. Tout le clan Hérold est là, la veuve du père préfet de la Seine,
Juliette, Adèle, sœur du préfet épouse Clamageran14, ses enfants, Gabrielle, André-Ferdinand,
Alphonse…
14
Les Clamageran étaient des proches prestigieux des Hérold : « On parlait constamment chez les Herold de «
l'Oncle » et de « la Tante ». Il s'agissait des Clamageran. La soeur de Monsieur Hérold [père], Adèle, avait
épousé Jules Clamageran, natif de la Nouvelle Orléans, sénateur inamovible, ancien ministre, auteur de travaux
sur les finances françaises. C'était un petit homme menu que des attaques de goutte immobilisaient fréquemment.
Je me rappelle son visage pâle et sévère, sa courte barbe carrée, ses lunettes d'or. La tante Adèle, jadis d'une
grande beauté, conservait un visage noble et bon qui me rappelait celui de ma grand-mère. Très généreuse, sans
enfant, elle mettait sa fortune au service des artistes pauvres. Elle avait un beau talent de pianiste et de chanteuse.
Elle réunissait dans son salon de l'Avenue Marceau les célébrités musicales de l'époque. On me montra un violon
joué par Ysaye et le piano qui avait chanté sous les doigts de Richard Wagner. » (Jean Neel, Souvenirs…, op.cit.,
page 14).
59
Le sacre de Moréas
Lundi 2 février 1891, le poète fastueux Moréas organise son sacre au banquet du
Pèlerin Passionné, recueil de poèmes qui vient de paraître. Au début, on pensa offrir un
simple déjeuner au restaurant Marguery, mais Moréas se laissa entraîner, l'événement étant
grand, il fallut prévoir grand. Il fut donc décidé de faire un grand office à l'Hôtel des Sociétés
Savantes, rue Serpente, en plein Quartier Latin …. Moréas s’apprêtait pourtant à quitter le
bateau des symbolistes pour créer sa frêle nacelle, celle des Romans (l’époque est à la
création d’écoles littéraires) …
Il y a foule. Quatre-vingt-treize couverts ont été dressés. C’est une foule bigarrée,
venue de tous les horizons, qui se presse, beaucoup de jeunes qui aspirent à la carrière et les
gloires confirmées : José-Maria de Heredia, Catulle Mendès, Anatole France, Octave
Mirbeau, Parmi les jeunes, il y a bien sûr Ferdinand Hérold, mais aussi Maurice Barrès qui a
amené Gide, Louÿs qui est venu avec Henri de Régnier qu'il connaît, depuis décembre
dernier. Et Louÿs, toujours hyperbolique, voit en cet aîné de 6 ans, le « poète attendu », qui
déjà est au dessus de Verlaine et de Mallarmé. Il le présente à André Gide d'où naîtra une
longue amitié. Parmi les jeunes se trouve un jeune Provençal, Charles Maurras, qu'épaulent à
la fois Moréas et Anatole France et qui rêve de devenir quelqu'un dans les Lettres et qui dira :
« On sentait palpiter dans l'air le souffle des révolutions… » Il y a aussi André Fontainas
« qui représente nos excellents confrères de Belgique… »
Stéphane Mallarmé préside.
Il préside seul car Verlaine n'a pas voulu s’abaisser à seulement co-présider.
Désormais en proie à son égocentrisme de vieil homme, Verlaine n'est donc pas même venu.
Il s'est fait porter malade et doit être déclaré officiellement cloué au lit à l'hôpital. Faute de
pouvoir « épater les jeunes », comme il le dit lui-même, il les traite au creux de l’oreille de
Mallarmé de « tristes gosses », de « sales gamins », de « mômes-gagas », d’« ânons », de
«louveteaux» …
Verlaine se ravise au dernier moment et écrit à Moréas :
« Quant au toast, parlez-y de rhumatisme nouveau, mais sur le point d'être guéri et de
chambre à garder, s'il vous plaît, plus d'hôpital. Ça deviendrait agaçant - et trop plaisant
pour d'aucuns -. Enfin, s'il doit être fait un "compte-rendu", que mon nom figure si possible…
Qui disait que je ne soignais pas ma gloire ? »
Mallarmé, le verre à la main, prononça donc ce petit discours de sa voix chaude et
douce :
« A Jean Moréas, qui, le premier, a fait d’un repas la conséquence d’un livre de vers
(favorable présage) et uni, pour fêter le Pèlerin Passionné, toute une jeunesse aurorale, à
quelques ancêtres, ce toast, au nom du cher absent Verlaine, des Arts camarades et de
plusieurs de la presse, au mien ! De grand cœur. »
Réponse de Moréas : « Seul, un silence ému saurait signifier combien je garderai doux
le souvenir de cette fête. Je me tairai donc, mais non avant d’avoir porté la santé de Paul
Verlaine ! »
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Au bout de la table, le déjà ennemi de beaucoup ici, ironique, Barrès, porta son verre
à la santé de Baudelaire.
Bien sûr Ferdinand Hérold est là, il se complet à la faconde et aux brillantes
plaisanteries de son ami du lycée Henri IV, Philippe Berthelot, car tous les deux s'ennuient un
peu au défilé des récitations (une cinquantaine de poèmes !). Ils grillent cigarettes sur
cigarettes. Et il y a « vaine attente de nourritures ». Octave Mirbeau, qui s'ennuie aussi, d'ailleurs il déteste Moréas -, ne sent nullement flotter le « vent des révolutions » ; il a une
faim de loup : « Le banquet fut scandaleusement exécrable et personne ne put manger. Alors
chacun se rattrapa sur les toasts ».
Pendant ce temps-là, à l’écart du tourbillon, Pierre La Chesnais et son ami Pierre
Reville se livrent aux tâches ingrates du militantisme, la collecte de fonds de février pour
l’AGE, par le biais du banquet d'hiver de l'Association. Ils partent demander leur écho aux
habituelles dames patronnesses : « Mesdames Renan et Berthelot, toutes deux prêteront
certainement leur nom, et la seconde placera peut-être quelques billets… » Mesdames Renan
et Berthelot, grandes amies et grandes amies de la Cause…
Le 22 février 1891 se déroula un office bouddhiste mondain organisé par le grand
maître des cérémonies, Augustin Chaboseau15, l'étrange animateur du Club d'Art Social…
Augustin Chaboseau est bibliothécaire de Guimet. En cette même année 1891, avec Papus, il
fonde l’Ordre Martiniste.
Selon Le Temps, ce fut un événement. Il y eut de vrais moines et dans le public
beaucoup de jeunes parisiennes qui faisaient de louables efforts pour s'intéresser à ce qui leur
paraissait le fin du fin du chic. Cette ambiance exotique un peu modernisée possédait, sans
aucun doute, un charme indéniable. Il est peu probable que Ferdinand n’y soit pas venu.
Depuis le 12 décembre 1890 Hérold est adhérent à la Société Asiatique, en même
temps que Meillet, de la Vallée-Poussin et Louis Finot. Son maître est Sylvain Lévi. A cet
office « bouddhiste », il y eut aussi probablement Quillard et Collière qui fut éconduit par la
famille Guimet dans un projet sentimental. On redoutait un gendre à l'avenir précaire…
15
Augustin Chaboseau (1868-1946), historien et essayiste, outre d’être martiniste, fut franc-maçon de la loge
Action Socialiste du Grand Orient (1907), puis, en 1919, de la loge Droit Humain, au ledemain de la Grande
Guerre ; il fut lié, par une amitié solide et fidèle, à La Chesnais.
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Pèlerinage à Bayreuth
Mercredi 25 février 1891, Pierre Louÿs envoie une lettre de première rupture à Gide, à
cause de Barrès.
Dans un courrier daté du samedi 7 mars 1891, André Gide informe Paul Valéry qu’il
est allé ce jour même au salon de Heredia, « féroce curée du monde des lettres », il ne s’y est
rendu que sur l’injonction de Louÿs et de Régnier, il y a Hérold, Psichari, Mardrus qui
pérorent…. Cela sent le cigare. Chez Heredia, le monde est partagé, les hommes sont au
fumoir, les femmes, dames et demoiselles, dans les salons. Gide n’a pas apprécié l’ambiance :
« De Régnier et Hérold m’ont plus que déplu. Quant à Heredia lui-même, c’est peut-être
malgré tout un brave type, pas assez imposant pour mon goût et avec un air un peu trop le
poncif du genre – voyez, « Les Portugais sont toujours gais ! » v. « Pépa », v. « La Vie
Parisienne », etc.- on a de vagues envies de lui taper sur le ventre. C’est Lazare que je
préfère, encore que j’aie de grandes peurs de lui avoir déplu. Pourquoi de Régnier est-il
méchant, ou quelle est cette triste pose de dire « la vieille Hayem » pour Madame Hayem ?»
Le salon chez Heredia, le salon chez Leconte de Lisle, avec après, les « reconduites »,
que font Hérold, Henri de Régnier et Bonnières pour rentrer chez eux. Longues promenades
de nuit l’hiver, de jour l’été, à travers Paris, à décortiquer les propos de l’après-midi, puis à
refaire le monde. C’est chez Leconte de Lisle que Hérold rencontra probablement Victor
Barrucand, poète et écrivain de théâtre, passionné d’orientalisme, grand ami d’Isabelle
Eberhardt.
Chez Leconte de Lisle, les lieux sont propres et bien rangés ; il y règne une
atmosphère de bureau ; son salon fut fréquenté aux lendemains de la guerre de 1870 par le
jeune Stéphane Mallarmé, il y eut Catulle Mendès avec son épouse d’un moment, Judith
Gautier, la fille de Théophile, Heredia, Anatole France. Puis quand Leconte déménagea
boulevard Saint-Michel, vinrent les jeunes, Maurice Barrès, Pierre Louÿs, Henri de Régnier
ou Ferdinand Hérold.
Il y a alors aussi le salon de Judith Gautier, 30 rue Washington. Le dimanche. On
monte sans fatigue un large escalier lumineux, on arrive au cinquième où un domestique
chinois à natte ouvre au visiteur. Le salon lui-même donne sur une large terrasse, un grand
piano Pleyel occupe un angle. On chante, on joue au tarot, on fait des charades, on se déguise,
puis l’on dîne.
Comme elle a été un temps l’égérie de Wagner, elle fascine Pierre Louÿs et Ferdinand
Hérold, comme une légende vivante. Hérold lui dédicace un beau poème sans affectation :
Thulé des Brumes, c'est-à-dire le château de Tristan. Ce poème fut publié au Mercure de
France de février 1893.
Judith Gautier est aussi magicienne, elle fut l’élève d’Eliphas Lévi et la grande amie
du Sâr Péladan…
Le Théâtre d’Art donne La Fille aux mains coupées de Pierre Quillard. On récite le
poème théâtral derrière une immense mousseline avec des accents lents et monotones ; au
fond, un décor de Sérusier, fait d’une toile d’or parsemée de 7000 angelots multicolores, le
62
tout encadré de draperies rouges… Georgette Camée récite le Guignon de Mallarmé,
Verhaeren, Duplessys, Mockel, Heredia et même Zola, le pape du Naturalisme, font une
ovation au maître du Symbolisme, Stéphane Mallarmé, qui est là. Il est visiblement très gêné
du triomphe qu'on lui donne comme à un empereur romain… Hérold est présent et n’est pas le
moins exalté.
Lundi 6 avril 1891, Grandmougin16, sans Paul Fort, donne « La Passion » salle des
Capucines. C'est une salle de conférences, située comme son nom l'indique Boulevard des
Capucines. Le lieu est sinistre, on entre au fond d'une cour par une porte vitrée dans un rezde-chaussée froid et humide, c'est là. C'est bas de plafond, éclairé chichement aux lampes à
huiles comme les salles d'études des collèges, des rangées désordonnées de chaises de bois
blanc et de chaises en paille attendent le spectateur. L'estrade est au fond.
La mise en scène est d’avant-garde, sur l’estrade, autour d’une table se tiennent trois
artistes, Grandmougin, qui a dû relever au pied levé son principal interprète, joue Jésus, une
femme joue à la fois Madeleine et la Sainte-Vierge. Les protagonistes lisent leur texte, chacun
son tour. L’effet sur le public est soporifique. Francisque Sarcey, dit l’« Oncle », critique du
Temps, est réticent : « Mais l’auteur a pris soin de m’exposer quelques unes des raisons qui
ont expliqué, ce soir là, la froideur du public » et il ajoute : « Ces messieurs ont l’intention de
redonner le « Mystère du Christ » en costume, si possible, derrière une gaze bleue, qui
donnerait à la fois une impression de mystère à la scène et plus de recul à la scène, si peu
propice, hélas. Ce serait des tableaux vivants, animés, en quelque sorte, et que l’on jouerait,
mais très simplement. »
Les auteurs, en fait, comptent essayer les effets en petit comité avant de le produire
devant un public plus vaste.
« Eh ! bien, soit. Attendons cette représentation. Je ne puis me défendre, pourtant, d’une
certaine inquiétude en voyant tant de jeunes gens, dont quelques uns ont du talent, chercher
la rénovation du théâtre en dehors des traditions essentielles de l’art dramatique. Je lisais
l’autre jour, dans un journal qui se pique de le révolutionner, une sorte de programme
manifeste où les Symbolistes exposent leurs idées sur l’avenir du théâtre. Je n’ai pas tout
compris ; je dois même dire que je n’ai pas compris grand’ chose. Mais le peu que j’en ai
entendu m’a un peu effrayé : ces jeunes gens s’imagent (de bonne foi, je pense, à moins que
ce soit des fumistes) que ce serait régénérer le théâtre que de faire réciter sur la scène les
dialogues de Platon et de M. Ernest Renan. Ils proposent encore quelques innovations de
cette force.
Ils trouveront peut-être à Paris douze ou quinze cents blasés, que ces tentatives amuseront, et
trois ou quatre mille badauds qui feindront de s’y plaire pour se donner l’air d’être dans le
mouvement ; mais le public, le grand public, celui qui paye, - celui-là, vous verrez comme il
filera à une vraie pièce, quand on lui parlera d’entendre le Banquet du divin Platon ou
l’Abbesse de Jouarre du délicieux dilettante de Tréguier. Cette rage de vouloir faire des
pièces, sans action, sans intérêt, sans peinture de caractère, sans rien de ce qui constitue le
drame, m’étonne toujours ; mais que voulez vous ? C’est une turlutaine qui passera comme
tant d’autres ».
Le grand débat est lancé, et, un peu dessinée, la vie théâtrale des années à venir, de
manière prophétique.
Charles Grandmougin (1850-1930), poète et dramaturge symboliste, dont des œuvres furent mises en musqiue
par Bizet, Fauré, Lili Boulanger ou Massenet.
16
63
Grandmougin est un ami des La Chesnais. Le père de Pierre, Maurice La Chesnais, qui
est directeur de bureau au Ministère de la Guerre lui a trouvé un poste alimentaire au
Ministère de la Guerre (dans l’archivage). Il a été ému de la détresse du poète venu de Vesoul,
un peu misérable. Il est évident que Hérold et Grandmougin se sont rencontrés chez Pierre La
Chesnais. Mais l’homme ne faisait pas bon effet. C'est cependant un auteur arrivé et il en a
l'aura, il écrit pour Massenet qui le met en musique. Grandmougin mène, comme La Chesnais
le dira du poète suédois Snoilsky, « une vie tristement contraire à la doctrine du tout ou
rien… » ; La Chesnais, Rastignac métaphysique, aimait cette formule.
A la mi-avril, l’AGE donne sa grande soirée annuelle artistique et littéraire, dans une
salle municipale du quartier ; la scène est une estrade. A part les invités et les familles, le
public est étudiant, tapageur. Après une longue pièce ennuyeuse et édifiante sur Camille
Desmoulins, fut représentée une comédie en un acte de Calias et Rémond ; une jeune ingénue
du théâtre de l’Odéon met en joie le public avec sa grâce malicieuse, c’est Déa Dieudonné que
s’arracheront le théâtre de la Renaissance et celui du Vaudeville.
L’entracte fait place à des intermèdes chantés drolatiques, Trimouillat, le plus célèbre
chansonnier de la Rive Droite, remporte un franc succès et Georges Berr, de la Comédie
Française, déclanche des fous rires en cascades avec sa « goualante », la mélopée du nègre
Zohio, sur les bords de l’Ohio, complainte au caïman qui projette de le dévorer.
« Ah, le public étudiant, en voilà un qui rit, qui applaudit et qui s’amuse !» conclut Sarcey,
rasssuré.
Les Entretiens politiques et Littéraires s’essaient aussi au difficile genre de l’humour,
le numéro du 1er avril 1891 annonce la sorte de L’Histoire du Symbolisme de Dogmaël
Gloriodonte, avec démenti au numéro suivant : « Par suite d’un compromis consenti par
l’auteur virtuel, d’une part, et d’autre part, par le public généreux mais obsédé NE
PARAITRA
JAMAIS :
L’HISTOIRE
DU
SYMBOLISME
PAR
DOGMAEL
GLORIODONTE… »
La bataille du Canard Sauvage
Lundi 27 avril 1891 au Théâtre Libre, on donna le Canard Sauvage d’Ibsen…
Les contestataires de l’esprit « Théâtre Libre » s’en donnent à cœur-joie ! A la
première, une trentaine de spectateurs, par contagion, sans doute, pouffaient de « petits rires
convulsifs » à chaque fois que le nom de l’innocent volatile était cité par un acteur. D’autres,
plus hardis, lancent des « Coins ! Coins ! » sonores qui déconcentrent singulièrement les
comédiens.
Le directeur, Antoine, est d’autant plus exaspéré que Francisque Sarcey, toujours, dit
l’ « Oncle », critique du Temps, est très critique et apparemment, par principe… Il n’a pas
résisté au plaisir de se ranger aux côtés de ceux qui blaguaient dans l’obscurité de la salle.
L’ « Oncle » est de mauvaise foi, « au fond, il a tout compris, mais il ne veut pas en
convenir…» Le personnage, central, Hjalmar, révolte Sarcey, un gros homme paresseux et
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satisfait annonçant une invention qui ne se verra jamais, et qui, en attendant se bourre de
bières et de tartines. La pièce est en fait claire, trop parlante.
La morale de la pièce, il faut le reconnaître, n’est pas agréable à entendre : l’humanité
est médiocre et c’est la condition de son misérable bonheur….
Ibsen s’imposera et l’on entre, sans vraiment le savoir, dans la décennie Ibsen…
Guère de temps plus tard, le 16 décembre 1892, le Cercle des Escholiers jouera la
Dame de la Mer d’Ibsen. Lugné-Poé lui donnera un tour nettement symboliste suggérant tout
en allusions, usant du mystère et des allégories, le succès sera grand. Le dramaturge norvégien
sera enrôlé dans les rangs symbolistes sans tapage militant, avec son accord selon ces phrases
d’Ibsen sur les Symbolistes :
« Oh ! Ceux-là, plus encore que vos jeunes dramaturges réalistes, ce sont mes préférés. Je les
connais peu, malheureusement : ils sont très jeunes et je suis très vieux, mais je les aime car
ils ont le frisson de l’avenir, ils chanteront l’hymne à l’aurore, ils rempliront les jours qui
vont se lever. Eux et moi, nous sommes en communion d’idée ».
Date importante pour Ferdinand, le lundi 11 mai 1891, jour de l'achevé d’imprimer de
La Joie de Maguelonne de Hérold.
André Gide, qui est à Uzès, en reçoit un exemplaire. Impossible de savoir ce qu’il en
pense réellement. Un texte fortement ironique en dit long, cependant, quand il informe Pierre
Louÿs de sa décision de faire aussi une Joie de Maguelonne, puis plutôt un Jubilé de
Maguelonne en soixante-dix vers :
« J’ai choisi l’octonaire iambique comme le plus propre à exprimer l’émoi vernal d’une jeune
fille à la cueillaison de sa première rose. Cela s’appelle « La Joie de Maguelone », mais c’est
par dérision. Maguelonne est triste à pleurer au contraire. Le rose est amoureuse d’une
cantharide, et Maguelonne meurt seule, exhalant des prières en anapestes cataleptiques qui
sont, je crois, ce que j’ai fait de mieux. »
Emoi vernal, cueillaison, anapestes cataleptiques… Gide souligne avec sévérité,
mais non sans justesse, les tics de vocabulaire des Symbolistes.
La sortie de la Joie de Maguelone était annoncée depuis janvier dans les Entretiens
Politiques et Littéraires. Georges Vanor, un ancien de Condorcet, encore, en fit une critique
un peu obscure mais favorable :
« La Joie de Maguelone, par A.F. Hérold (Bailly éd.), le poème écrase par contraste les
Paeans et les Thrènes de toute la supériorité musicale de ses rythmes divers et souvent de
toute simplicité ; nous ne reprocherons que de ne pas assez incarner le symbole, de ne pas
faire vivant de vie matérielle les êtres dont sa fresque large et imprécise comme se doit est
mobile. Considérons le Pauvre Pêcheur de Puvis de Chavannes ; c’est la généralisation
particularisée. Et là est l’art suprême ; peinture ou poésie. Au surplus, ce poème très noble
fait honneur à son auteur. »
L’auteur, Vanor, est brossé en peu de mots par Eugène Morel dans son journal :
«cabot dans l'âme», « imbécile avec lequel je me suis amusé un temps mais qui m'agace
fièrement aujourd'hui ». Morel devait être facilement agacé par Vanor qui était coutumier des
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sentences abruptes de ce genre : « Si l’antisémitisme nous répugne un peu, notre dégoût pour
le pan-sémitisme est insurmontable… », dans le numéro du 1er juillet 1892 des Entretiens.
C’est à cette époque qu’Hérold entre au Mercure de France en achetant 3 parts, où il
se met à travailler délaissant les Entretiens Politiques et Littéraires.
Le 1er mai, à Fourmies, le 145éme Régiment de ligne tire sur les ouvriers en grève, on
relève 9 morts. C’est « là où le fusil Lebel fit son premier essai » chantera Montéhus… Un
tournant s’est opéré dans l’esprit de la population. On commence à penser à une république
plus soucieuse de la question sociale. Ferdinand Hérold et Pierre La Chesnais verront les
choses différemment désormais.
Le mercredi 3 juin, un millier de limonadiers descendront dans la rue devant la Bourse
du Travail, pour crier leur colère et avoir le droit de porter la moustache contre la volonté de
la Chambre syndicale des Restaurateurs. La semaine d’avant les omnibus à cheval avaient fait
grève.
La grande kermesse symboliste de mai 1891
Le jeudi 21 mai 1891 est le jour de la grande fête symboliste, au théâtre du Vaudeville,
théâtre mondain, où s’est installé le nouveau Théâtre de l’Art. Le fauteuil coûte 20 francs,
alors qu’il est de 7 à 12 francs ailleurs, Paul Fort a décidément choisi la clientèle huppée (il
fait jusqu’au dernier moment du porte à porte dans les quartiers chics pour abonner les grands
noms de la noblesse). Le critique théâtral du Temps s’amuse à voir les idées subversives et
révolutionnaires s’afficher ainsi sur le boulevard.
C’est là vraiment une des premières initiatives des Symbolistes, gens de lettres et
jeunes gens, fêtent en même temps Paul Verlaine et Paul Gauguin. Car le but est de recueillir
un peu d’argent pour ces deux maîtres (la chose est curieuse pour le peintre qu’on sait n’être
pas dans le besoin mais il doit partir pour les îles du Pacifique). Les membres du Théâtre de
l’Art ont pris les choses en mains, Lugné-Poé qui était du lycée Condorcet fit venir son ancien
condisciple, le peintre Maurice Denis ; ce dernier arriva avec la plupart des peintres Nabis
dans sa suite, Vuillard, Bonnard, Sérusier, K.X. Roussel.
Le théâtre a ouvert ses portes pour toute une après-midi.
On se sent entre soi. On se compte, on s’interpelle, on insiste sur son enthousiasme, on
le souligne, on expose une euphorie tapageuse, un peu sur le qui-vive, certes, car on craint les
trouble-fêtes. Un jeune homme un peu fat, fait la roue comme le paon, il est en longue
redingote à revers et par-dessus flamboie une cravate à double nœud ; il est regardé par les
femmes (Sarcey décrit-il Pierre Louÿs ? -on sait que Pierre Louÿs y était-).
Stéphane Mallarmé est là, avec sa jeune garde, Quillard, Fontainas, Hérold…
On donne, mêlées à des récitations de poèmes, quatre pièces, un acte de Verlaine, Les
Uns et les autres, un drame conventionnel de Charles Morice, (Chérubin), une mignardise, un
dialogue récité de Catulle Mendès (Le Soleil de minuit), jusqu’ici des œuvres guère
symbolistes, d’un genre un rien désuet.
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Trahi par lui-même, Charles Morice croyait avoir produit un chef-d’œuvre, « une
clameur contre l’argent-roi », il n’en fut rien. Charles Morice qui mourut dans la misère seul,
à Menton, en 1919, laissant dans ses papiers cette énigme : « Je ne me suis jamais assez défié
du mauvais double qui m’accompagne secrètement… »
Heureusement le quatrième spectacle offre du neuf, L’Intruse de Maerterlinck, où le
parti pris, assez original, a été de faire chuchoter les acteurs. Mais le public bouge et finit par
crier « plus haut ! on n’entend rien ! plus haut ! », fracas de rires quand, alors, un comédien
prononce ceci : « ma fille, est-ce que j’entends quelque chose ? – mon père, je n’entends
rien ! », l’effet dramatique s’effondre, les étudiants retrouvent leurs vieux réflexes : agitation,
cris, meuglements, aboiements, miaulements, sifflets.
Chacun veut voir ce que lui dicte sa passion et Paul Fort, le très jeune directeur du
Théâtre de l’Art, est satisfait : « les cris, les applaudissements « esthétiques » dominaient les
caverneuses désapprobations bourgeoises. »
Un apprenti comédien, Damoye, lit le Corbeau d’Edgard Poe, traduit par Mallarmé.
Par malheur, le récitant massacre le poème et donne de la voix à contresens, au petit bonheur.
C’est un fond de toile de jute qui sert de décor, dépouillement scénique expressément
voulu par Mallarmé. Un machiniste qui se vengeait d’on ne sait quoi, juste avant le lever du
rideau pratiqua une ouverture dans cette toile, trou d’où fit irruption une tête de chromo d'un
militaire au teint rubicond. On s'inquiéta, on fut rassuré quand on comprit qu'il s'agissait d'un
général d’Empire. On aurait pu craindre pire : le portrait du Brav’Général Boulanger…
A cette apparition Mallarmé fut atterré.
Au foyer du théâtre on put se rafraîchir et s’extasier devant les œuvres de Gauguin,
peintures, céramiques, sculptures. Il y avait là le fameux bas-relief de bois d’une ondine, avec
sa légende gravée dans la masse : « soyez mystérieuses », l’Oncle Sarcey passe devant,
s'arrête, intrigué, la lit et commente avec ironie : « c’est le mot de bien des énigmes de l’art :
on n’est pas obligé de les deviner ; mais il faut, sous peine de paraître sot, faire semblant de
les entendre ».
Le bilan de cette soirée mémorable sera maigre, les acteurs ne seront pas payés,
Verlaine qui avait rêvé de monceau d’écus n’eut que 200 francs et entra dans une colère noire.
Dans l’Echo de Paris du surlendemain, Verlaine répondra au journaliste en haussant les
épaules, entre deux verres (inter pocula en latin …. ) : « J’ai reçu 100 francs et c’est tout ! »
(…) « La veille de la représentation, Charles Morice me disait que la recette était
magnifique, tout ayant été loué d’avance. Le lendemain il est venu me dire que l’on n’avait
presque rien touché, j’ai écrit à M. Fort, le directeur de Théâtre d’Art, pour savoir la vérité,
et je n’ai pas reçu de réponse !» Le poète avait, sans doute, tiré des plans vertigineux sur une
comète qui n’en était pas une.
En cette fin de printemps 1891, le temps fut torride et orageux.
Le 2 juin la foudre est tombée dans le jardin du Luxembourg. Epouvante (une de plus)
chez sénateurs…
Sans doute en prévision d’un été chaud Gabrielle Hérold, devenue madame Fontainas,
avait fait demander à Stéphane Mallarmé des vers pour son éventail :
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« Paris [89 rue de Rome
Samedi] 14 février 1891
Mon cher Hérold
Comme j’ai regretté de ne pas me rendre à l’invitation gracieuse de votre famille, à qui
je prie de faire mes compliments ; mais, peut-être l’avez-vous su, j’ai eu avec ma fille grippée,
sa mère assez gravement malade plusieurs jours, dont ce vendredi. L’éventail est très
humblement prêt et ce m’est un souci de ne pouvoir le porter, pris comme je le suis à présent,
à votre maison. Vous aurez à le reprendre, à votre loisir.
La main
Stéphane Mallarmé. »
Et Mallarmé a calligraphié le quatrain suivant sur l’éventail de Gabrielle Hérold :
Comme la lune l’en prie
Un blanc nuage pour cold
Cream étend la rêverie
De mademoiselle Hérold.
En 1894 André Gide y ajoutera un énigmatique : « sa tiède nudité saigne à
perpétuité ».
On retrouva dans les affaires de Pierre Louÿs un éventail qu’il destinait à Gabrielle sur
lequel il avait écrit ce poème :
D’une main si triste mouvante
Où palpite un éventail noir
Avec ces plumes au miroir
Une invisible Eve s’évente
Qui les yeux mi-fermés invente
Le cygne obscur d’un lac du soir
Et monter, luire, déchoir
Une aile ombrageuse et rêvante
D’où s’effile vers ce tableau
Pour vous, Madame, et quelque rêve,
Une fin de plumes sur l’eau
Ou l’ombre invisible d’une Eve
Qui d’un grand geste épanouit
L’immense éventail de la nuit.
Gabrielle faisait une petite collection d’éventails… collection qui sera dispersée dans une
vente obscure un siècle plus tard, dans la périphérie de Paris, dans l'obscurité des années
1980.
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L'éphémère club des 7 sages…
Le vendredi 12 juin 1891 Pierre Louÿs prit la plume pour annoncer à Gide la fondation
du club des 7 sages. Le club baptisa son existence à Versailles dans un restaurant au côté du
Château ; en font partie : Robert de Wierre de Bonnières (1850-1905), du Figaro, (« mondain,
prétentieux, mais fort intelligent, avec son roman «Les Monach», précurseur de la campagne
antisémite… » note le byzantiniste Schlumberger dans son journal), André de Guerne (18531912), imitateur de Leconte de Lisle, (à la tête de vautour, nez en bec, œil bleu d’acier,
«neurasthénique» dit Gide), Quillard, Lazare (1865-1903), Régnier, Hérold, Louÿs.
« Le vendredi 12 juin 1891 :
Fondation du dîner des « Sept sages » : 1. Robert de Bonnières. 2. André de Guerne. 3. Pierre
Quillard. 4. Bernard Lazare. 5. Henri de Régnier. 6. Ferdinand Hérold. 7. Pierre Louÿs.
Lequel dîner aura lieu périodiquement à Versailles, à l’effet de péripatétiser dans le parc
après de graves et austères agapes.
C’est tout pour le moment. »
(Pierre Louÿs à Gide)
Après le déjeuner, un peu gris, on partit se promener dans le parc. Le temps n’est pas
très chaud et le ciel est nuageux. Hérold se sentit la bride sur le cou, il se laisse contaminer
sans façons par l’esprit collégien de Pierre Louÿs : blagues de potaches sur les marbres des
statues du Roi Soleil, il trace au fusain des cœurs percés d’une flèche : « Vincent
d’Indy/Haraucourt », ou « PSICHARI » sous toutes les statues : « c’est Hérold et de
Bonnières qui ont inventé ces esthétiques plaisirs » grince Gide.
Paul Valéry s’interroge sur la présence insolite de Bernard Lazare parmi ces « sages ».
Gide va plus loin : ils sont tous déraisonnables, tous sauf Régnier « le seul un peu sage, un
peu propre » ! ! ! D’ailleurs il n’y est pas allé !
Et pendant ce temps, Pierre La Chesnais prépare toujours son agrégation à Nancy.
L’AGE accueille, dans la capitale lorraine, un de ses maîtres à penser, le professeur Ernest
Lavisse, dévoué à l’Association et qui a misé sur la jeunesse présente pour réaliser ses rêves
de 1848. On donne un punch. Se défendant de faire un sermon à ses amis, Lavisse leur dit : «
il faut que votre ambition soit d’accroître votre force morale et intellectuelle », et c’est tout
un sermon qu’il leur sert :
« Je n’ai aucun préjugé littéraire. Je m’intéresse vivement à toutes les manifestations de la
jeune littérature, l’amour de l’art, le goût de la belle forme, le culte du rythme et de la rime,
l’effort fait pour donner à notre vers de la souplesse et du nombre à notre prose, loin de
m’offenser, me plaisent et, quelquefois me charment.
Mais, je vous prie, lorsque, dans un écrivain, à de certains signes infaillibles, à l’affectation
du sublime, à la recherche de l’étrange, à la manie de l’obscurité, vous reconnaissez le
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poseur, ou comme vous dites, le fumiste, cessez d’admirer et punissez par un rire à la
française ces attentats ridicules au génie de notre langue. Que votre sincérité soit sévère à
cette fausseté.
Je ne suis pas bégueule et je ne baisse pas les yeux devant les hardiesses de l’esprit gaulois,
mais je ne comprends pas pourquoi, en tout, à tous propos, dans tant d’œuvres de jeunes, se
glisse l’immoralité et, pour parler franc, la saleté. Je sais bien que les poètes et les
romanciers auxquels je pense en ce moment excellent à raffiner l’immoral, mais il n’en est
que plus vilain.
Il me semble qu’il y a en chacun de ces jeunes écrivains un vieux polisson qui débauche un
adolescent. Et je ne sais rien de plus répugnant chez des jeunes que cette sénilité dépravée.
Vous entendez bien ce que je vous dis, mes amis : que votre virilité soit sévère à cette
débauche ! »
Les Décadents et les Symbolistes sont visés au passage, visiblement. Le discours de
Lavisse aux étudiants sonne étrangement comme celui de Francisque Sarcey aux hommes de
théâtre.
Lavisse, toujours secourable, se démène pour trouver un point de chute pour Pierre La
Chesnais. Il finira par obtenir pour lui un poste à l’Ecole Alsacienne. Fin août, Pierre La
Chesnais apprendra qu’il a échoué à l’agrégation…
Hérold part à Bayreuth
En juillet 1891, ce sont les vacances, Ferdinand a vingt-six ans, il a la tête pleine de
projets de pièces à faire jouer. Paul Fort, qui, lui aussi, s’enivre de projets, annonce déjà la
représentation de l’Anneau de Sakountala de Ferdinand que jouera plus tard le Théâtre de
l’Œuvre.
Hérold et Louÿs partent ensemble à Bayreuth. Pierre Louÿs prétend qu’un médecin lui
aurait dit en cette année 1891 qu’il n’avait plus que trois ans à vivre, le diagnostic de
tuberculose est avancé… Louÿs divise son avoir en trois, à raison de 100 000 francs par an…
Coïncidences, Romain Rolland sera cette année-là à Bayreuth et y verra Parsifal, Tristan et
Tannhäuser… Barrès aussi est venu, avec sa jeune femme, terne selon Pierre Louÿs, mais aux
airs de Botticelli, Paule Couche. Il l’a épousée le 11 juillet dernier. Enfin, Willy aussi fut à
Bayreuth et confia à Bernard Lazare, en matamore de la plume, qu’il allait produire un article
saignant :
« Le dit Willy m’informe qu’il revient du pèlerinage à l’état d’enragé… et que les Wagnériens
vont trinquer (sic). Je ne serai pas fâché d’avoir votre impression et celle de votre
compagnon Louïs… » (Bernard Lazare à Ferdinand Hérold, mercredi 12 août 1891)
Pierre Louÿs est plus jeune que Ferdinand, il a 21 ans. Il est éblouissant, "charmeur et
un peu railleur " écrit Hérold. Il semble doué en tout, joue du violon, du piano, de l’orgue ; il
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en a installé un chez lui (en fait, un harmonium Mustel) sur lequel il joue des improvisations
inspirées de Bach et sur lequel Debussy fera des auditions de Pelléas et Mélisande.
Il n’a aucune morgue, aucun des travers un peu snobs des symbolistes militants. Il est
proche de tous. Certes, il ne se sent redevable de rien à personne ; c'est une «petite fripouille»
selon Debussy ou un «tyran délicieux» selon Valéry. Il a décidé l’affectation sincère, il est la
légèreté même. Il ranime tout, il donne de la vie là où il passe.
Mais il frôle souvent le superficiel : « le rêve de Louÿs n’est pas mon rêve », écrit
Gide dans son journal, à la date du 24 février 1888, « ce mélange de charme languissant et de
travail aimable ne me saurait plaire… »
Pierre Louÿs a, en politique, ses bêtes noires, il fulmine contre Anatole Prusse
(comprendre Anatole France) et Zola…
Il a un défaut particulier : il est « frontal », diraient les neurologues, la répétition est sa
spécialité. Gide le lui dira : « Je suis complètement éreinté de tes plaisanteries perpétuelles et
toujours les mêmes, et je ne t’aurais certainement répondu si tu ne mêlais à ces farces
fastidieuses des paroles d’amitié que j’aurais voulu laisser en dehors de tout ça et intacte. »
C’était en octobre 1892 où, très en verve, Louÿs proposait à Gide en des courriers quotidiens
de l’accompagner, un jour à Varsovie, un autre à Naples, à Managua, ou en Sibérie…
Selon le même principe il chante à tue-tête « plus besoin de nous cacher ! Hop la ! »
de Xanrof, la fin du Fiacre, ou « c’est Boulan, c’est Boulan, c’est Boulanger qu’il nous faut ».
Il se donne l’allure d’un oisif mondain qu’il n’est pas en réalité. L’angoisse le ronge et il
cherche à l’apaiser avec 60 cigarettes par jour17. Valéry sur le tard, pour le dénicotiniser, lui
proposera les cigarettes de chez Fiévée, à l’Eucalyptus et au Menthol …. Il est sujet à des
phases de morosité aussi : « Je rêve un soir où l’on ouvrira des tas de tiroirs, où tu
reprendras ton bon sourire. Nous nous dirons de fadeurs et nous pardonnerons des tas de
choses » lui confie André Gide.
On comprend bien que ce tourbillon étourdissant finira bien par s’épuiser de luimême, ralentir et choir pour disparaître. On pense à la toupie de Virgile.
Vendredi 31 juillet 1891, Pierre Louÿs et Hérold se retrouvent à la gare de Karlsruhe,
comme convenu. Ils vont à Bayreuth via Nuremberg.
Réception à Wahnfried des Français par Cosima Wagner.
On se grise de l’ambiance, les dévots de Wagner peuvent ramener en souvenir la lance
du Graal en épingle à cravate, le cygne de Lohengrin en boutons de manchettes, l’anneau de
Nibelungen en bague. On peut même trouver une pantoufle Parsifal.
Pierre Louÿs écrira la Geste de la lance qui sera dédicacée à Hérold dans Astarté.
Pierre Louÿs prolongea son séjour et resta tout le mois d’août logé chez Frau Walcher, 10 rue
Erlanger, à Bayreuth même, pour améliorer son allemand.
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Dans ses Souvenirs (page 29), Jean Neel évoquera ce tabagisme morbide qui hâtera la mort de Louÿs : «Lapras
connut plus tard des hôtes illustres : Pierre Louÿs y écrivit Aphrodite. Il travaillait la nuit. Le matin, quand elle
faisait sa chambre, Anna, la bonne m'appelait : « Monsieur Jean, venez voir ! ». Elle me montrait dans la
cheminée quelque cinquante ou soixante bouts de cigarettes turques dont la fumée, sans doute, avait enveloppé
les évocations voluptueuses du jeune maître. Pierre Louÿs, joli garçon aux cheveux blond cendré, aux traits fins,
causeur charmant, savait captiver les enfants. Nous fûmes tout de suite bons amis. J'avais pour lui une grande
admiration. C'est moi qui lui appris à monter à bicyclette. »
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Le train arrive à Lamastre, la route pour Lapras est ouverte
Le lundi 10 août 1891 Hérold, de son côté, part de Bayreuth pour Lapras, par
Heidelberg. Il va prendre pour la première fois le train qui joint Tournon à Lamastre, un train
que Ferdinand dans son enthousiasme décrète « wunderbar », « kolossal », supérieurs aux
rapides qui vont de Karlsruhe à Nuremberg.
Il écrit à Pierre La Chesnais avec pour en tête ces mots imprimés :
« Komm ! Komm !
Bolder Knabe !
Lass mich dir Blühn ! »
« Mon cher ami,
A ce papier, tu devineras sans doute d’où je t’écris ; les vers qui le décorent sont au second
acte de Parsifal, et j’ai en ce moment la joie de réentendre cette œuvre divine, la plus
absolument belle que je connaisse. Il faudra qu’un jour tu viennes ici, toi aussi, et je suis sûr
que tu t’inclineras devant le prodigieux génie de Wagner.
(…)
J’espère bien aussi que, même si l’examen t’est funeste, nous aurons la joie de te voir encore
à Paris cet hiver. Il ne faut pas que tu ailles t’enfouir dans une petite ville, où tu enseigneras
peut-être comment se font les règles de trois. D’ailleurs, puisque Lavisse se démène pour tes
intérêts, il n’y a pas lieu de douter que le procédé qui nous permettra de te garder ne soit
découvert.
Mais cela ne va pas te prendre jusqu’au mois d’octobre ? Et, quand tu seras fixé sur ton sort,
pourquoi ne viendrais-tu pas te reposer ? Car c’est là encore un sujet qui m’a navré dans ta
lettre : l’annonce que décidément nous ne te verrions pas cette année en Ardèche… »
A l’annonce qu’il y a un train pour aller à Lamastre Henri Sée, qui s’ennuie
mortellement à enseigner à Nevers à des classes mornes, s’annonce immédiatement pour un
séjour : « J’ai lu avec grand intérêt les détails que tu donnes sur le chemin de fer lamastrois,
sur l’inauguration, sur le chocolatier. Pour ma part, j’aimerais mieux parcourir les gorges
sauvages du Doux que continuer à traîner des classes languissantes…
… Entre le 15 et le 20 [août 1891], je me propose de vous rejoindre, d’augmenter d’une unité
le nombre des voyageurs de Tournon à Lamastre (quelle joie pour Youssouf !) »
Ferdinand a, dvant lui, beaucoup de travaux pour occuper ses vacances ardéchoises :
rédiger Sauge Fleurie, traduire Parsifal, adapter pour le théâtre L'Exil de Harini, faire du zend
et un peu de sanskrit… programme beaucoup trop vaste. Ferdinand aurait dû, dès cette
époque, méditer le vieil adage : « qui trop embrasse mal étreint », son œuvre aurait peut-être
été moins éparse, plus dense. Hérold, visiblement compte toujours faire jouer L'Exil de Harini
qu'il avait publié en 1888 chez Dalou.
72
28 septembre 1891 : Mallarmé adoube le chevalier sentimental
Bien que dispersé, Ferdinand produit. C'est la période féconde où il publie à la
Librairie de l'Art Indépendant, à compte d'auteur, bien sûr, La Joie de Maguelonne.
Alors critique de poésie au Mercure de France, Pierre Quillard en fait le compte-rendu
de sa lecture dans le numéro d'avril 1891. Cette critique expose tout sur La Joie de
Maguelonne et, au-delà, sur le contexte, aussi est-il nécessaire de la citer en entier :
« Le nouveau poème de A.-F. Hérold indique beaucoup plus nettement que tout un volume
d'interviews l'évolution littéraire accomplie ces dernières années.
Voici un poète qui de très bonne heure ne fut plus un apprenti et connut toutes les subtilités de
son art ; il s'est cependant modifié peu à peu et en est venu à une conception esthétique fort
opposée à celle de ses œuvres anciennes.
Il semblait d'abord qu'il eût subi - comme la plupart d'entre nous, et c'est une des plus nobles
filiations que je sache - l'influence dominatrice et presque exclusive de Leconte de Lisle.
L'Exil de Harini, Les Paeans et les Thrènes, étaient une interprétation traditionnelle des
mythes hindous et grecs en alexandrins sonores.
Ça et là des poèmes comme La Chimère décelaient déjà un effort pour renouveler les
légendes en les déformant, et pour les soustraire aux catégories du temps et de l'espace.
Maintenant la transformation est complète et la princesse Maguelonne vit dans un monde
aussi illusoire et aussi réel que les personnages de Racine ou de Shakespeare : car la
négation de toute époque et de toute contrée oblige à créer un décor spécial, précis et
harmonieux, qui corresponde à l'action racontée ou dialoguée ; les êtres que la volonté du
poète a fait surgi du néant sont contemporains de tous les siècles ; ils participent à l'absolu et
ont néanmoins une existence propre ; c'est ce que comprirent Ephraïm Mikhaël et Henri de
Régnier. Les noms de ces deux poètes, si distincts l'un de l'autre malgré certains principes
communs, montrent assez qu'il ne s'agit point ici de cette chose sans nom que, faute de mieux,
on appelle une école - par ironie sans doute et pour bien marquer la cuistrerie réciproque des
maîtres et des disciples.
On rencontrera chez A.-F. Hérold des sympathies et des affinités avec tel ou tel des écrivains
récents et de nos aînés, jamais cette ressemblance trop exacte qui est la manie de quelquesuns. Je n'en veux pour exemples que sa rythmique et sa langue. Il a employé dans La Joie de
Maguelonne les mètres les plus variés, les formes les plus diverses, depuis le simple quatrain
à rimes croisées ou enclavées jusqu'aux longs couplets de vers libres où s'entremêlent les
rimes et les assonances, sans compter les sonnets, les tierces-rimes et même un pantoum et
deux proses latines ; ces combinaisons nouvelles de syllabes, employées toujours avec
certitude, produisent les effets les plus imprévus : oyez plutôt ce tercet où la troisième rime est
sournoisement remplacée par une assonance :
Et mes doigts aigus de nacre et d'ivoire
Sont des fuseaux prêts à tisser la toile
Qui prend les Héros fiers de leur victoire
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Cette succession de morceaux de mouvement différent se rapproche beaucoup plus de la
musique que les tentatives de nos chers évolutistes-instrumentistes. La langue que parlent les
personnages du Mystère se distingue par une rare et louable particularité : elle est simple trop à mon gré - et j'y souhaiterais parfois des images moins monochromes et la suppression
de quelques épithètes parasites.
Mais ne fallait-il point aussi la pure langue lyrique, un peu fluente et d'ample noblesse, pour
évoquer la mélancolique aventure du Héros qui nia le rêve et qui s'enfuit, hélas ! Loin de la
forêt, vers les vaines victoires et les baisers menteurs ?».
Quillard, là, dit l'essentiel avec clarté.
Ferdinand a envoyé à Henri Sée un exemplaire de La Joie de Maguelonne, Sée en a eu
grand plaisir et a aimé beaucoup de charmants passages. Mais avec Henri Sée, il y a toujours
un MAIS : « Mais j’avoue que les vers polymorphes me séduisent moins : crois-tu vraiment
que ce soient des sources bien nouvelles d’harmonie ? Il me semble que les vers ordinaires
peuvent produire des impressions esthétiques aussi profondes et variées. Tu me diras que je
suis un profane ; c’est vrai, mais si l’on faisait des vers pour quelques initiés, ce serait
dommage. Il est bien des gens qui, sans rien connaître à la cuisine du métier, sont
susceptibles de sentiments esthétiques ».
(Henri Sée à Ferdinand Hérold, le 15 juin 1891)
Ferdinand pourra toujours se rassurer de n’avoir eu affaire qu’à un profane.
Mais, au bout d’une attente, sans doute inquiète, de deux mois, Ferdinand eut le
verdict du maître fin septembre…. Mallarmé applaudissait Hérold sans compter et le chevalier
Ferdinand est même adoubé par le maître, en « fidèle » :
« Valvins [par Avon (Seine-et-Marne)
Lundi] 28 septembre 1891
Mon cher Hérold
Je croyais revenir en juillet et vous parler de La Joie de Maguelonne ; mais ce sera
bientôt. Je ne veux cependant pas vous voir un de ces Mardis, sans avoir effleuré ce sujet.
Quelque chose de l’absolu plaisir que m’a causé ce livre vous est peut-être revenu : je dis et
je répète qu’il donne corps, pour la première fois depuis que je lis, à l’un de mes plus vieux
rêves ; et me sens heureux que ce soit du fait d’un ami, et d’un fidèle. A savoir qu’un volume
de vers n’est pas un recueil au hasard d’exquis poèmes, mais une symphonie ou un drame ; et
qu’eux, drame ou symphonie, ne doivent pas être coulés d’un jet et comme faits exprès, mais
grouper librement des morceaux qui se peuvent isoler. Il n’y a fiction ici, et harmonie là, qu’à
ce prix : et voilà que ce monstre, l’œuvre poétique, vous l’avez résolu et haut la main. Nous
parlerons en détails de vers qui sont parmi les plus délicieux et du si pur motif
général…Bonjour.
Votre
Stéphane Mallarmé. »
Cette lettre a un autre intérêt, elle expose, ici, avec une grande clarté l’esthétique de
Mallarmé qui a été qualifiée, pour son hermétisme, d’obscure.
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Retour d’Ardèche pour Lohengrin enroué
Hérold est revenu exprès de Lapras à l’Opéra de Paris, pour écouter, avec Louÿs, le
ténor belge Ernest Van Dyck jouer Lohengrin, le 11 septembre 1891, à 5 heures précises.
C'est la catastrophe : le frais et poupin Van Dyck, tout juste recruté comme
pensionnaire par l’Opéra, est malade, il ne chantera pas, d’où émoi chez les aficionados
wagnériens. Ferdinand et Pierre Louÿs dînent ensemble en larmes !
Le matin du vendredi 11 septembre, le chevalier au cygne avait écrit à ses directeurs
une lettre qui, sous la forme d'un communiqué officiel, prit une ampleur nationale, Paris étant
le nombril du pays :
« Mes chers directeurs,
Je suis navré !
Je viens de passer une nuit abominable. Le mal dont je me plaignais hier s'est subitement
aggravé, et je souffre ce matin d'un catarrhe des bronches et du larynx qui me met dans
l'impossibilité absolue de chanter ce soir. Quarante huit heures de repos complet me
remettront en état, j'espère ; je vous envoie cette lettre à la première heure, pour que vous
puissiez prendre vos mesures plus efficacement.
Je suis désolé, désolé ! Envoyez-moi le docteur du théâtre pour constater mon indisposition,
et croyez à tout mon dévouement. ».
Les militants nationalistes comptaient faire de cette représentation de Lohengrin une
démonstration de force. Car l’équation est simple : Wagner = Allemagne. Ils hurleront des
lazzis à la représentation de remplacement, Robert le Diable ; le député boulanger Boudeau
apparut brièvement accompagné d’hurluberlus criant « Vive la Russie ! » et chantant la
Marseillaise.
Enfin, le communiqué du docteur Fauvel, publié le dimanche 13 septembre, mit du
baume au cœur des amateurs (donc à Ferdinand Hérold et à Pierre Louÿs) :
« M. Van Dyck est atteint d'une légère bronchite catarrhale. Je trouve la langue un peu
chargée et jaune, et j'ordonne un vomitif. Je constate que la corde vocale, au lieu d'être
blanche, est rose et injectée. J'espère qu'elle sera redevenue blanche lundi et que M. Van
Dyck pourra chanter ce jour-là. »
Le 16 septembre 1891, une grande bande d’étudiants sur le soir, quitta le quartier Latin
en chantant la Marseillaise et en criant « à bas Wagner ! » ; ils vont vers l’opéra en remontant
le boulevard Saint-Germain et la rue Solférino. Le soir, c’est donc la première de Lohengrin.
Il y a un cordon de police sur le Pont de Solferino. Au premier entracte, des manifestants ont
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réussi à s’engouffrer sur le grand escalier et à siffler ; les agents municipaux ont fait évacuer
les manifestants sans difficultés. Des boules puantes ont pu être lancées sur le public.
Il y a des à-côtés grotesques : Cosima Wagner, en veuve abusive, a fait interdire à Van
Dyck de paraître en public avec une fausse barbe, mais autorise les coupes du spectacle qui
auraient trop prolongé la soirée. Un spectateur se dresse dans le public, féroce comme la
statue du Commandeur, et hurle un vigoureux : « à bas Wagner ! », il est immobilisé par des
argousins qui rédigèrent aussitôt le procès verbal.
Le régime fait bloc derrière Wagner ! La défense de ce spectacle devient une cause
républicaine, d'une république bourgeoise, malgré tout violente contre le prolétaire comme on
chante à Montmartre. Comble de calcul politique, le président de la république lui-même,
Carnot, le 9 octobre, se croît obligé de descendre dans l'arène et se fait un point d'honneur à
assister, au regard de tous, à Lohengrin. Tout va fort bien. Il est rayonnant de la mort toute
récente du général Boulanger qui s'est suicidé sur la tombe de sa maîtresse en Belgique. Les
revanchards n'ont guère bonne mine après cela. Mais la soirée présidentielle a été un peu
gâchée. Elle a commencé avec vingt minutes de retard, une main hostile et anonyme a déversé
des immondices gluantes et nauséabondes sur la tunique de Lohengrin. Cela vient de
l'intérieur, on soupçonne les employés. L'ennemi est aussi à l'intérieur…
Le 18 septembre 1891, à la Grande-Jatte à l’Ouest de Paris, lieu des rencontres armées
à la mode, croisèrent le fer Catulle Mendés et Vielé-Griffin (ce dernier ayant Fénéon et Paul
Adam pour témoins). Mendés est tenu pour responsable d’une phrase désobligeante de
Mallarmé sur Vielé-Griffin. Catulle Mendés est venu avec Courteline et Jules Rosati.
Blessé au ventre à la seconde reprise, d’une pénétration oblique de 2,5 centimètres,
selon les médecins, Vielé-Griffin fut jugé incapable de continuer…Vielé ne sortit évidemment
guère grandi de ce duel. Henri de Régnier est venu soutenir Vielé, il a la dent dure et voue à
Catulle Mendès une haine déraisonnable : « Mendés : vie basse et crapuleuse, labeur qui
n’arrive pas à une œuvre, érotisme qui n’aboutit même pas au scandale ou au crime. C’est le
raté, raté de l’amour, raté de la littérature. La continuité de l’effort, la continuité de l’échec».
L’époque du Mercure de France.
La revue le Mercure de France fut fondée, un soir de décembre 1889, au zinc du
Buffet Alsacien, 23 rue Jacob, pendant que la mère Clarisse servait les bocks, par Moréas,
Gourmont, Samain, l'avocat Dubus, Tailhade, le commissaire de police Reynaud, Alfred
Vallette et Louis Dumur ; surtout ces deux derniers. Et avant tout Vallette, « notre conseil,
notre guide, notre régulateur… » dira Fontainas.
Le premier siège du journal fut d’abord installé dans une modeste bâtisse 17 rue de
l’Echaudé Saint-Germain, étroite venelle lépreuse et sombre. Les locaux étaient au deuxième
étage, obscurs et étroits, c'était tout simplement le logement des Valette, d'ailleurs Alfred et
Rachilde, reçoivent, en pantoufle, l'un en dolman, l'autre dans une robe informe. Dans ces
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conditions, puisqu'ils y vivent, les locaux sont ouverts 7 jours sur 7, de 9 heures du matin à 7
heures du soir.
Il y a une étroite pièce qu'on croit être un cagibi, mais qui est en fait une cuisine
servant de secrétariat de direction. On a aménagé un comptoir derrière lequel officie le
secrétaire, Adolphe Van Bever, qui classe les épreuves et les manuscrits dans l'évier. Au delà,
il y a une chambre et un bureau-bibliothèque où est Vallette. Dans cette bibliothèque aux
tentures rouges sautent aux yeux deux lithographies d’Odilon Redon, un serpent auréolé et
des yeux clos, dons de Redon à la rédaction. Il y a aussi une « Madame la Mort » de Gauguin
et la fameuse paire d’épées dites offertes par Damoclès à Valette pour épingler aux parois les
mécontents.
C'est un lieu de tabagie infernal, « l'air y était épais comme une miche » écrira LéonPaul Fargue. Vallette dut acheter un appareil à absorber la fumée.
Ils iront plus tard, en 1903, dans l’ancien hôtel particulier de Bonnières, 26 rue de
Condé. Le Mercure de France avait trouvé des fonds grâce au succès de Claudine en ménage
de Willy. C’est là que viendra Apollinaire porter ses papiers en chantant ces vers :
Au Mercure de France
Mars revient couleur d’espérance
J’ai envoyé mon « papier »
Sur papier quadrillé.
Quillard et Hérold arriveront en juin 1890. Cela a dû traîner, car c'est le 27 septembre
1891 que Valette envoyait à Hérold les papiers pour souscrire 3 parts de la Caisse en
participation du Mercure de France, visiblement une première souscription. Quillard semble
avoir incité Hérold à participer financièrement de manière conséquente.
Le premier poète symboliste à écrire dans le Mercure de France fut Saint-Pol Roux.
Vinrent ensuite Paul-Napoléon Roinard, Pierre Quillard et Hérold. Le 1er mai 1892, le
Mercure de France publia ses premiers vers de Hérold. En 1893, ce fut le tour de Régnier.
En 1894, l'équipe du Mercure de France se mua en une Société Anonyme constituée,
avec Alfred Vallette, Jules Renard et Rémy de Gourmont comme administrateurs.
On déserta les rencontres de la Librairie de l'Art Indépendant qui les avait tous
publiés…. Cependant, le 2 février 1891, on y fêta en banquet Jean Moréas.
Gide envisagea froidement sa disparition, le bon mais ombrageux Bailly pouvait
continuer d'être librairie, mais éditeur, non. Le Mercure de France avait le vent en poupe et
les rats quittaient le navire de Bailly pour celui de Vallette.
Hérold fit part, mardi 15 décembre 1891, à Pierre La Chesnais qui est à Nancy, de la
bonne nouvelle, il échappe à l'armée : il est réformé pour myopie supérieure à 4 dioptries :
« C’est fait : je n’ai plus rien à craindre des suppôts de Freycinet, et ce résultat, j’y suis
arrivé de la manière la plus heureuse du monde. (…). J’en pourrais faire une tragi-comédie
intitulée, à la manière du XVIIIe siècle, l’Heureuse Infirmité. Quand je te verrai, et j’espère
que ce sera bientôt, je te raconterai l’aventure en détail, si cela peut t’intéresser. Toujours
est-il que je suis bien heureux d’être libre de ce côté. »
Hérold donne ainsi innocemment raison aux boulangistes qui reprochaient aux
étudiants de laisser le service militaire aux ouvriers et aux paysans.
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L’Association des étudiants prépare le bal annuel qui commence à lasser… l’AGE
s’encroûte, devient officielle.
Hérold sait que sa vie se fera ailleurs : chez Mallarmé, chez Heredia, chez Judith
Gauthier, chez Leconte de Lisle, chez Edmond Bailly, au Mercure de France…
En 1892, c'est encore la grande époque de la librairie Bailly…Mais en avril Hérold et
Quillard traînent André Fontainas au Mercure de France. Il apporte sa quote-part et aussi un
poème, aussi est-il tremblant de trac de se le voir refuser.
Cet hiver 1892, Hérold fourbit ses « Chevaleries » ainsi l'écrit-il à Pierre La
Chesnais le 18 février :
« Mon cher ami,
Il n’y a rien de bien nouveau, à ce qu’il me semble, du moins. Il a neigé, il y a toujours de
l’influenza dans l’air -j’espère bien que cette étrange maladie ne t’a pas atteint – et, avec
quelques amis, je me livre à une très noble distraction : nous faisons tourner des tables, nous
évoquons des esprits, qui en général nous respectent peu (si tu peux me fournir des
renseignements sur un nommé Georges Woos, poète allemand qui a vécu au commencement
de ce siècle, je te serai reconnaissant). Et voilà. Ma grand-mère est tout à fait remise18.
Alphonse a failli être victime de sa passion pour la bicyclette : il a, l’autre jour, été renversé
par une voiture, avenue Henri Martin : mais il en a été quitte pour quelques contusions sans
gravité, et dont il est déjà guéri. Gabrielle, depuis cette semaine, a déménagé, et est installée
40 rue du Luxembourg, dans un appartement qui lui plaît fort, et qui est en effet fort agréable.
Je suis, pour la part, nullement satisfait de l’Association. On me semble y patauger plus que
jamais, et je t’avouerai que la construction de siège social, comme on l’entreprend, me semble
une aventure d’une issue très incertaine. Il eût été plus sage, à mon avis, d’attendre encore un
peu. En outre, l’influence de Bérenger ne disparaît pas : il faudra bien du temps avant qu’on
se remette du mal qu’il y a fait, - si jamais on s’en remet – Quant à lui, personnellement, il est,
maintenant, tout à fait grand homme. L’Ame Moderne a consacré sa gloire. J’ai le livre : il me
l’a envoyé, et je ne sais comment m’y prendre pour lui répondre poliment. Je ne peux pourtant
pas lui dire que je trouve ses vers exécrables, et c’est la seule opinion sincère que j’ai à leur
endroit. Je ne connais pas de poèmes pires que les siens – comme toi, la faiblesse du volume a
encore dépassé mon attente – je suis vraiment embarrassé.
Tous les habitués du dimanche vont bien. Edmée est toujours Edmée. Palingenius a terminé
la correction des épreuves de sa thèse française, et, lentement, écrit sa thèse latine : du reste, il
est toujours identique à lui-même. Courbis continue à être la complaisance même, et à se bien
porter. Sée va sans cesse de Chartres à Paris et de Paris à Chartres. Il annote avec soin ses
thèses, pour en préparer la soutenance, très prochaine : elle a lieu le 9 mars. J’espère qu’il s’en
tirera convenablement.
Tu vois qu’il n’y a rien de bien nouveau. Pour moi, outre les tables tournantes, j’ai
comme occupations les Chevaleries, qui avancent peu à peu. J’estime que j’ai fait à peu près
la moitié du volume, et qu’il pourra paraître d’ici à un an, - au minimum. Il est dur à faire, et
je voudrais qu’il me satisfît tout à fait – autant du moins qu’on peut se rapprocher de l’entière
Il s’agit de Martiane Dalmas de Lapérouse, alors âgée de 89 ans, petite fille de l’infortuné explorateur. Jean
Neel l’évoque dans ses Souvenirs (page 13) : « Madame Pécheloche [Louvain de Pescheloche], déjà octogénaire,
petite-fille du navigateur La Pérouse. Squelettique, courbée sur sa canne, le nez crochu, les yeux vitreux, la voix
rauque, elle ressemblait à une méchante fée et me faisait horriblement peur. »
18
78
satisfaction. Je suis furieux contre Jules Simon, le Père Passy, Desjardins, Vogué, et tous les
gens moraux et respectueux de l’impératif catégorique. Je travaille, entre temps, à une
traduction des évangiles apocryphes, qui me réjouissent infiniment. Et enfin, un peu de
sanscrit, un peu de zend, un peu de persan – puis, aller voir des gens, des tableaux, entendre
Lohengrin et les quatuors de Beethoven : voilà le résumé à peu près complet de mes
occupations.
Moi aussi, j’attends Pâques avec impatience. Tu nous reviendras avec une belle
barbe, géomètre excellent, divin. Mais j’espère bien que tout cela ne t’empêchera pas disserter
avec sagacité sur les sujets les plus variés, comme c’est ta coutume. Et, tous, nous serons
heureux de te revoir parmi nous.
En attenant, redonne-moi de tes nouvelles, n’est-ce pas ?
Ton bien dévoué,
AF:Hérold. »
(Lettre de Ferdinand Hérold à Pierre La Chesnais, le 18 février 1892).
Ferdinand se disperse donc toujours, à présent, il en est à faire tourner les tables. Mais
c’est la mode. Au même moment, Paul Valéry écrivait qu’il était dans « un club d’amis où
l’on évoque les esprits du mobilier. Ces nocturnes sont assez surprenants ». Sans doute cela
se passait-il chez Judith Gautier.
C'est aussi la routine du salon Hérold, toujours 132 boulevard Saint-Germain, les
réunions du dimanche, où « Edmée est toujours Edmée » nous apprend Ferdinand, elle va sur
ses 30 ans. Edmée Gellion-Danglar vit avec Frimousse, son chat, lit des romans anglais, fait
de la tapisserie sur son propre métier à tisser et va aux ventes de charité.
Gabrielle Hérold, qui s'était mariée avec André Fontainas, s'est installée à la mi-février
40 rue du Luxembourg. Elle est enceinte depuis quatre mois de ce fils Ferdinand au tragique
destin… Il y a de l'influenza dans l'air.
Ferdinand est souvent dans le sillage de Régnier ces mois-ci.
Mazel dans ses souvenirs est explicite : « Ferdinand Hérold, le plus souvent
accompagnait Henri de Régnier, comme un chevalier banneret, ce dernier semblait se plaire
dans la compagnie de ce silencieux écuyer ; lui-même n’était pas très loquace et écoutait plus
volontiers qu’il pérorait… ». En vérité les ambitions de Hérold le portaient peu à vouloir
s'imposer à régner, il croit à la camaraderie sincère des écoles littéraires. Il aime les
camaraderies tout court.
Pierre La Chesnais sera de passage à Paris pour les vacances d’hiver et, donc,
Ferdinand l’attend.
Le samedi 20 févier 1892, André Gide envoie à Paul Valéry quelques mots sur la
publication de Purs Drames, un texte en prose de Valéry, qui l’ont « amusé » et « étourdi ».
Jeudi, il est allé chez Louÿs, il y avait, entre autres, Régnier et Hérold.
Gide a eu une discussion avec Henri de Régnier qui souhaite ne plus être mêlé de trop
près avec les Entretiens Politiques et Littéraires, pour d’évidentes raisons de réputation…
(Régnier pense déjà à l’Académie).
« Mon ami,
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Voilà qui est fait. Jeudi j’ai vu Régnier : quand j’ai parlé des Entretiens, il m’a dit que
cela regardait Griffin. C’est donc à Griffin que, vendredi, j’ai envoyé ton manuscrit. (…)
Régnier, sans avoir lu (nous étions chez Louÿs avec Hérold et d’autres) m’a
déconseillé ta dédicace, tout en t’en remerciant beaucoup ; mais « pas dans les « Entretiens »
a-t-il dit.»
Fin de ce même mois de février, Pierre Louÿs et Gide se disputent devant Quillard
éberlué. Gide n’en peut plus et demande à Louÿs de se contrôler : « Tu as été détestable hier
soir (…) tes querelles du soir, après les poignées de main d’avant, sont pour moi
parfaitement inexplicables. Nous avons l’air devant Quillard de jouer les frères ennemis. Moi
je trouve ça idiot ». Le même jour Moréas écrivait, énervé, à Laurent de La Tailhède avec de
grandes lettres : « Les revendications politiques, c’est bien, mais faire des vers c’est
mieux… »
Mardi 1er mars 1892 Gide, se rend chez Mallarmé, il en est toujours assidu, malgré les
chutes de neige de ce jour. Il y est allé pour entendre Mallarmé raconter Banville, ils sont
trois, Régnier, Hérold et lui, il imagine que Louÿs a préféré « goûter » Yvette Guilbert, dans
un cabaret…
Le 28 et le 30 mars, le Théâtre d’Art donne son dernier spectacle, dans la toute petite
salle du Théâtre d’Application, on joue notamment les Noces de Sathan de Jules Bois. LugnéPoé joue avec brio Sathan. Il se donne, mais cela est insuffisant pour sauver une soirée
lamentable en tout. Le Théâtre d’Art a atteint ses limites. Peu de temps après, Paul Fort, qui
ne capitule pas si facilement, annonce aux journalistes qu’il donnera Salomé d’Oscar Wilde,
La Joie de Maguelonne de Hérold et surtout Tête d’Or de Maeterlinck.
Hérold, le chevalier irrespectueux….
Dans son numéro de juin 1892, le Mercure de France publie un long texte de
Ferdinand Hérold, un véritable brûlot.
Ferdinand s’y est appliqué, car c'est son manifeste…
« Soyez respectueux » conseille-t-on aux enfants. C’est une erreur. Ferdinand Hérold
dénonce là le commencement d'une soumission. Certes, pour lui, il y a respect et respect. Le
respect louable, celui de la politesse et de la bienséance, ou encore la sympathie et
l'admiration que suscitent les grands hommes créateurs, de belles choses et de grandes
découvertes.
Hérold entend s'attaquer à cet autre respect qui est une attitude de garde-à-vous devant
les principes qui fondent la Société.
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Ce respect-là est régression de la conscience et de l'intelligence. Il est «torpeur»,
«hypnose», «inertie». Les respectueux sont des soumis qui ne trouvent un regain de force que
pour se rebeller contre ceux qui agissent ou lancent des mots d'ordre contre l'ordre établi ; ils
sont contre l'insolence des rêveurs, contre la « malfaisance » des utopistes.
Le respect des choses convenues dans le monde de l'esthétique et celui du social se
nourrit de principes énoncés de génération en génération aussi « stupides » que : « Il y aura
toujours des pauvres et des riches », « Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille ? », «
Mourir pour la patrie est le sort le plus beau, le plus digne d'envie ».
Toute une ribambelle de lieux-communs qu'on enseigne à tous dés le bas âge.
Ainsi installe-t-on durablement les institutions, les gouvernements, et les iniquités
qu'ils engendrent, afin de les rendre éternelles, intangibles, immuables.
Toutes les institutions sont oppressives par nature : elles protègent le fort et écrasent le
faible. Le respect de l’« Institué » génère le « principe d'autorité », l'abus de pouvoir. Pour
Ferdinand Hérold le plus bel exemple est celui de la Justice. Cette calamiteuse justice qui
broie tous ceux qui ne sont rien socialement, qui ne comptent pas … De ce fait le
«respectueux» se fait complice, il est dangereux car il est un rouage ; il participe à
l’oppression par consentement passif.
Alors que faire contre cette Société d'oppression où tout se tient, autorités et
institutions ?
Pour Hérold, il suffirait de peu de chose, de ruiner ce ciment qui lie les oppresseurs et
les structures d'oppression, ce ciment grâce auquel l'oppression perdure. Ce ciment, c'est ce
respect-là, l'esprit de soumission :
« Le respect mort, nous verrons tomber d'elles-mêmes les institutions qui nous oppriment
encore, la propriété, les églises, la famille et la patrie. »
Hérold, pèlerin passionné
Le 27 juin 1892 naquit Ferdinand Fontainas, fils de sa sœur Gabrielle. Hérold ne
s'attarda pas au chevet de son neveu qui porte son prénom et qui aura un destin tragique.
Vendredi 8 juillet au matin, il quittait Paris pour la Grande Bretagne.
Pierre Louÿs renonce à passer sa licence en Angleterre ; il la passera à Paris. Le 1er
juillet 1892, Pierre Louÿs est cependant à Londres, il habite 301 King’s road, Chelsea, chez
madame Planche.
Le samedi 9 juillet 1892, André Gide annonçait à Pierre Louÿs qu’il lui « adresse le
bon poète Hérold qui te donnera de mes nouvelles » à Londres !
En fait, André Gide est un peu provocateur, comme souvent, pour pimenter les
relations Hérold-Louÿs. Car Ferdinand a projeté son voyage de longue date, et ses objectifs
semblent liés à sa passion du moment, acquise avenue Trudaine chez Stanislas de Guaïta,
dans le salon de Judith Gautier, ou avec Augustin Chaboseau, le mage orientaliste de
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Guimet… « Tout vrai poète est d’instinct un initié » posait en axiome un des théoriciens du
Symbolisme, Charles Morice, qui ne se serait pas entendu avec Henri Sée sur ce sujet.
Madame Blavatski est morte, il y a quelques mois, et Ferdinand part s’enquérir, à
Londres, sur les orientations que pourrait prendre la Société de Théosophie. Il veut aussi
s'imprégner d'atmosphère arthurienne et wagnérienne, car Tristan a conduit d’Irlande en
Cornouailles la belle fiancée du roi Marke, Iseult. Ferdinand se doit d’aller sur les pas de son
héros.
Madame Blavatski, en mourant, avait cédé la présidence nominale de la Société au
colonel Olcott et la direction spirituelle à Annie Besant qui avait fait de son domicile, 19
avenue Road la « Maison des Sages ». Annie Besant avait tout pour satisfaire Ferdinand
Hérold. Irlandaise de Londres, toute en restant imprégnée de mythologie celtique, elle s’était
liée au leader libéral Bradlaugh, fondateur du groupe National Reformer. Elle devint oratrice
dans les mines du Northumberland. Elle se radicalisa et fonda The Link (La Torche) avec W.
Stead, l’éditeur de la Pall Mall Gazette. La « Doctrine Secrète » de Madame Blavatski fut
publiée à ce moment, ce fut pour Annie Besant une révélation. Tout en continuant son
militantisme socialiste elle fut admise dans le cénacle de la Société de Théosophie, et
rapidement devint la seconde du mouvement.
Mardi 5 juillet 1892, Hérold écrivait à Pierre La Chesnais que le vendredi 8 juillet au
matin, il quittera Paris, pour rester un mois à Londres, puis aller en Bretagne vers le 15 août,
en passant par Jersey. Il compte rencontrer Pierre dans le manoir de La Mancellière entre le
1er et le 10 septembre. La curiosité pure et simple motive beaucoup Ferdinand.
Dès le dimanche 31 juillet 1892, Hérold est bientôt logé 58 Sydney Street, South
Kensington à Londres.
Pierre Louÿs évitera Ferdinand, il avait d'autres projets… Présent au moins jusqu’au
14 juillet à Londres, Louÿs vit le parfait amour avec une amie de passage, Lucile Delormel.
En août il sera à Bayreuth. Il y restera avec les « autochtones » deux semaines après la fin du
festival.
De son côté Hérold, après être resté un mois à Londres, mena son périple mystérieux
(avec des télépathes anglais…. selon Pierre Louÿs), avec excursion dans le Yorkshire, aux
lacs du Cumberland. Le Cumberland ! Keswick et sa petite place du marché, un bâtiment mihalles mi-chapelle, surmonté d’une tour clocher ; les affichettes et avis sur ses murs. Les
bocks dégustés à la santé de Tristan à la taverne Queen’s Head, avec son bow-window, ses
banquettes de bois poli. Les granits de Mountsorrel, les abords arborés de Matlock, les
boucles de la Derwet et ses bouleaux, ses joncs, ses roseaux. Le pont à dos d’âne comme sur
une lithographie. La cascade de Lorlore, le Lorlore Hotel. Les îles dormantes du côté de
Keswick, les bouquets de pins du côté du val de Borrowdale et les toits de chaume, ça et là.
Puis Ferdinand débarqua à l'Ile de Man, dernier refuge historique des Druides, « Ile
des pieux massacres » écrit-il. Les Romains anéantirent là une grande quantité de prêtres
celtes.
Le 15 août Hérold est en Bretagne étant passé par Jersey. Vendredi 19 août 1892,
Hérold est à Tréguier. Tréguier, ville de Renan, (Hérold est basé en Côtes du Nord, à Paimpol,
chez mademoiselle A. Mahé, rue de l’église). Renan est là, en ce mois d’août 1892, mais
«main dans la main» avec les névralgies et les gênes… «…. A la fin du beau temps en
Bretagne, je serai non pas rétabli, mais assez bien pour continuer la vie de
convalescente. Rentrer à Paris dans de telles conditions serait, je crois, bien mauvais. Nous
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songeons à un séjour dans le Midi… » Il n’y eu pas de séjour au Midi, Renan dut rentrer à
Paris pour y mourir. Hérold dût sans doute rendre une visite discrète à Renan. Ferdinand aime
rendre visite.
Pendant ce temps-là, le directeur de Mercure de France, Vallette, cherche toujours à
envoyer à Hérold les épreuves de ses Six Reines, mais il est impossible de le joindre. Vallette
ne sait où il est. Ferdinand est introuvable. Ferdinand déambule avec son havresac. Lundi 29
août 1892, Hérold est de nouveau à Tréguier.
Le 10 septembre 1892, de sa demeure de La Roque, Gide écrit qu'il a vu Hérold et
Mockel « qui lui ressemble comme un frère », Hérold avait rejoint Gide et Régnier à
Douarnenez, promenades, entre deux averses, dans les landes, sur les longues grèves entre les
massifs de chardons bleuâtres qui poussent sur les sables. Quand le temps le permet, ils se
baignent.
Puis Hérold les quitte à Brest par le petit port du Fret qu’ils ont joint un matin de pluie
battante.
Gide note :
« De Morgat, nous allons embarquer Hérold au Fret pour Brest sur une barque qu’il loue et
qui s’appelle La Jeune Augustine. La marée monte, la barque flotte, on hisse la voile qui
prend du vent, et le voilà parti… Remontés en voiture de la route, on aperçoit longtemps la
voile. Le ciel est gris, avec des percées de soleil, en des nuées fines sans amas, éparses, et qui
semblent tissées de vapeur d’eau… » Il pleut ensuite tellement que Gide et Régnier vont se
réfugier dans leurs chambres à Camaret, et regardent transis, derrière les fenêtres, les
hortensias bleus du jardin de l’hôtel écrasés par le déluge.
Régnier et Gide, eux aussi, se séparent. Gide partit à La Roque et Régnier se rendit au
Croisic rejoindre les Heredia qui y étaient en villégiature. Promenade avec les Heredia à La
Baule « où il n'y avait alors que, quelques maisons dans les pins… » écrira-t-il 15 ans plus
tard à Gide, « Les pins ont grandi, les temps a passé. On a construit d'horribles villas. J'en
habite une et j'y travaille. »
Hérold rejoignit Paimpol, entre Seignobos qui est à Launay et Renan à Tréguier.
A côté de Dinard, Hérold se rend au Pré des Oiseaux, où est Judith Gautier, à SaintEnogat. Tout autour des dunes et des bruyères. On joue au tarot et l’on fait tourner des tables
et l’on parle sans fin de Wagner.
Il dédiera à Judith Gautier, en avril suivant, dans le Mercure de France, son Château
de Tristan :
« Dans l'Ile lointaine, dans l'Ile des féeries et des saintes légendes, peut-être Thulé, dans l'Ile
aussi des pieux massacres, au bord des flots dont nul souffle ne ridait le sourire d'argent pâle,
et qui se perdait à l'horizon en des brouillards gris et lumineux, dans l'Ile de calme et de
mystère, je rêvais.
On eût dit qu'au ciel déjà crépusculaire chantait une voix très douce et très tendre.
Et, de la mer, en face de la côte où j'errais, surgissait un rocher noir et abrupt, et que, seul,
frôlait le vol de goélands.
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Oh, nul homme n'avait pu, de ses pas hasardeux et farouches, violer la paix du rocher sombre
et hautain : et comment un château s'y dressait-il, au sommet ?
Un château très ancien et très héroïque, vêtu de lierre étrange, un château que n'avaient
démantelé les chocs de nulle tempête, et que flattaient de caresses sereines les lueurs
atténuées du soleil brumeux et vespéral, un château d'orgueil et de mélancolie, un château
magique, certes à jamais clos.
Des hommes n'auraient pu bâtir là cet audacieux château, inaccessible.
Et voici qu'en un beau souvenir de rythmes adorés se précisait le chant du ciel.
Mild und leise
Wie er lächelt.
Et j'entendais la mélodie suprême, la mélodie d'éternel amour et d'extase impérissable.
Wie das Auge
Hold er öffnet…
Et je voyais.
Ils sont morts, les Amants ; d'un baiser souverain, ils s'étreignent, dans la nuit enchantée,
dans la nuit stellaire d'amour et de joie. Tristan et Yseult rayonnent, à jamais unis, beaux et
pacifiques.
Grave s'en va le Roi Marke, et il murmure : "Oh, puissent les hommes ne pas effarer, de leurs
vaines paroles, le Château où s'est accompli le mystère."
Et Bragäne a clos les portes ; elle a jeté les clefs dans la mer, et elle songe : "Oh, que nul
homme ne brise les portes, et ne viole le tombeau héroïque où dorment d'amour les glorieux
Amants."
Le crépuscule est tombé. Silencieux, le Roi Marke, avec Bragäne, vogue vers le pays de
Cornouailles. Et leurs yeux regardent encore le château qui s'efface à l'horizon.
La terre a disparu dans le soir. Autour d'eux, c'est partout, l'harmonie mélancolique et
souriante des flots monotones. Et pourtant ils voient le Château, toujours, à l'horizon.
Le Château se rapproche…Nef immense et légère, il avance ; et des Esprits, des Esprits de la
Mer, des Esprits du Ciel, l'entourent d'un cortège triomphal. Et les Esprits qui frôlent la mer,
les esprits qui volent dans le ciel, chantent un chant radieux.
"O Château de la Mort et de l'Amour, Tombeau des amants éternels, ô sanctuaire, nous
t'avons ravi à la terre où des impies, peut-être auraient troublé ton mystère sacré.
O Château victorieux, nous t'emporterons vers l'Ile lointaine, et sur l'inaccessible rocher, ô
Château, sublime dans les aurores, grave dans les crépuscules, tu t'édifieras, clos à jamais,
royal dominateur des tempêtes et des hommes."
Et, vers l'Ile des féeries et des saintes légendes, au sommet du rocher hautain, inviolé des
hommes, s'érige, serein et mystérieux, clos à jamais, le Château d'amour et de paix où
moururent les glorieux amants, où moururent Tristan et Yseult. »
Ces évocations se nourrissent des impressions bretonnes prises sur le vif.
Puis Ferdinand partit de Saint-Malo pour Laval par Rennes. Il télégraphie à Pierre
l’heure du train pour Laval.
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Hérold passe le lundi 5 septembre à la Mancellière, Il est accueilli à la gare de Laval
par Pierre La Chesnais qui, depuis juillet 1892, en a fini avec l’oral de l’agrégation.
Arrivée dans la charrette des Maingault, les cahots de la carriole, la demeure sévère à
l’immense toit d’ardoise, bien hérité des ancêtres, les Hautbierge.
La journée fut agréable ; promenade dans le dédale des bocages, sentes dans les
landes, rochers couverts d’Ombilicus Veneris, genêts en fleurs, digitales, fougères, douceamères. Déjeuner devant le portait de madame de Hautbierge qui sourit de manière
énigmatique dans son cadre Louis XVI, l’omelette faite par Rosalie, le rhume en digestif.
On parle des plaintes des propriétaires, qui ont de la peine à entendre le mot d’ordre qui court
ici où les Chouans furent si puissants : « la terre est un outil qui ne vaut que par l’ouvrier qui
la travaille », les fermiers et les métayers ne veulent plus payer les propriétaires. …
Cris des chouettes la nuit. Au réveil concert des oiseaux des bois et du coucou.
Ferdinand et Pierre sont descendus jusqu’à l’écluse de Bonne, l’éclusière y vend des
anguilles. Ils prennent là le bateau à vapeur qui mène à Laval, une grande boucle de la
Mayenne aux rives fleuries d’iris.
Entre temps Pierre La Chesnais apprit qu’il n’était toujours pas admissible à
l’agrégation. Henri Sée annonça la nouvelle à Ferdinand le 20 août :
« Tu as sans doute appris que La Chesnais n’a pas été admissible à l’agrégation ; il prétend
qu’on a été injuste à son égard – ce qui est très possible ; et il se trouve dans une situation
très embarrassante. »
Arrivé à Lapras, Ferdinand Hérold s’y reposa, tout simplement, comme il le dit à La
Chesnais :
« Mon cher ami,
Voilà quelques jours déjà que tu as pris tes fonctions, je pense, et que tu dois maintenant
t’habituer à ce métier. Y trouves-tu des difficultés imprévues et des ennuis auxquels tu n’avais
pas songé, ou au contraire est-il plus agréable à pratiquer que tu ne pensais ?
Je suis encore tout ravi de la journée que j’ai passée à la Mancellière, et je garde un délicieux
souvenir de la promenade que tu m’as fait faire, malgré les multiples aventures qui l’ont
signalée. C’est vraiment un bien singulier pays que cette Mayenne, où l’on se perd avec tant
de persévérance.
Tandis que tu as repris des occupations qui ne doivent pas manquer d’activité, je ne fais rien,
mais absolument rien. C’est à peine, si, de temps à autre, très rarement, j’ai le courage d’écrire
une lettre : je m’en veux même de cela, et je ne cherche pas à m’en excuser. Sée est ici dans
ce moment, et ne travaille pas plus que moi. Quillard a passé avec nous quelques jours la
semaine dernière, et alors nous fîmes quelques promenades, mais, maintenant Lamastre est le
point le plus éloigné que j’atteigne, et pas souvent, même.
Je n’ai donc guère de nouvelles intéressantes à te donner. C’est toi plutôt qui dois être au
courant de tout.
M. Néel, de qui tu me demandais des nouvelles à la Mancellière, se remet peu à peu, semblet-il mais bien lentement, et je crois qu’il restera toujours frappé d’une sorte de découragement
intérieur, désormais. C’est bien triste ; et le curieux, c’est que lui, qui, sans être irréligieux, ne
s’occupait guère des questions religieuses, semble devenir très mystique.
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Pour Jean19, il va entrer au lycée, en cinquième. Je crois qu’il est au courant de cette classe et
j’espère qu’il s’y maintiendra honorablement.
Si tes surveillances te laissent quelques minutes, donne-moi de tes nouvelles, mon cher ami, et
crois moi ton
AF:Hérold. »
(Lettre de Ferdinand Hérold à Pierre La Chesnais, Lapras, le 22 septembre 1892).
Mardi 18 octobre, Ferdinand était rentré d’Ardèche et était du nombre de ceux du petit
cénacle de la rue de Rome auprès de Mallarmé.
En janvier 1893, Hérold quitta l’Ermitage, revue de Retté et de Mazel, avec Albert
Saint-Paul et Dauphin Meunier ; ils furent remplacés par Rebell (de son vrai nom Georges
Grassal de Nantes), Rambosson et Pierre Louÿs (qui partit assez vite, ayant pris ombrage d’un
article désobligeant de Retté sur Régnier).
Hérold, qui est en pleine activité d’écriture et de traduction pour la scène, croit en la
fougue de Paul Fort. Ferdinand est, tous les samedis, au 25 rue Turgot où siège le moribond
Théâtre d’Art. Car Fort n’a pas renoncé à faire vivre le seul théâtre du Symbolisme. Ces
samedis-là Hérold croise d’autres lettrés du Mercure ou d’ailleurs, et des artistes, Ranson,
Sérusier, Vuillard, Larochelle, Rachilde, Valette, Dumur… Paul Fort ne pense plus qu’à
Maeterlinck pour ressusciter son rêve, faire jouer Pelléas et Mélisande.
Les chevaliers sentimentaux font leur sortie….
Le 31 janvier 1893 sortent des presses de Paul Schmidt pour la Librairie de l’Art
Indépendant les Chevaleries Sentimentales qui sont le recueil de poèmes qui confèrera la
postérité –divinité parcimonieuse - à Ferdinand Hérold.
Mallarmé félicita chaudement Ferdinand, implicitement, pour avoir jeté aux orties son
froc parnassien :
« Paris, [89 rue de Rome
Mardi 7] mars [1893]
Mon cher Hérold
Le livre vaut le titre : Chevaleries Sentimentales et comme c’est rare ! Vous n’avez
gardé, pour que ce fût la poésie, cher ami, qu’un arôme mais qui touche ou flotte en plis de
Il s’agit de Jean Neel (1880-1964), fils de Louis-Frédéric et de Louise, née Humbourg. Il est l’auteur
d’Autrefois – Souvenirs 1880-1914- cité à plusieurs reprises, témoignage de l’intimité des Hérold. Voir Neel
(Christine), Alexandra David et la lignée des Neel, éditions les Acteurs du Savoir, 2022. Neel père semble étre
alors atteint de la crise de la quarantaine.
19
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robes, dominées par de si délicieux visages d’idées ! Le sens du poëme, en morceaux, et se
rejoignant seul ; et votre emploi parfait de l’alexandrin desserré (aussi votre vers libre)
m’enchantent, le long du volume. Merci de tout cela,
Votre
S.M. »
Il faudra attendre cependant le numéro 42 du 10 mai 1893 des Entretiens Politiques et
Littéraires pour que Vielé-Griffin fasse la critique des Chevaleries Sentimentales. Elle doit
être citée en son entier :
« Nous saluerons donc d’abord en M. Ferdinand Hérold – dont les hasards du flux littéraire,
nous mettent ce mois, un admirable volume sous les yeux – un écrivain fécond, étranger aux
étranges scrupules de la stérilisation préméditée, un écrivain qui, suivant son instinct,
procrée. Nous ne laisserons pas rebuter, « femme à la roupie » dont M. Odilon Bedon [les
Entretiens Politiques et Littéraires s’obstinent à donner à Redon ce nom inesthétique] dépare
indûment le seuil de ces Chevaleries Sentimentales, et dirons, très généralement, que
l’illustration d’un poème est toujours une erreur esthétique pour des raisons évidentes qu’il y
aurait peut-être lieu de développer quelque jour.
La dédicace épigraphique des divers poèmes d’un recueil semble aussi inélégante –
inélégance si légère pourtant et si sympathique ; mais arrêtons-nous : nous allons parler
papier et imprimerie ! Il est vrai que ce ne pourrait être que pour louer M. Hérold.
M. Hérold est de cette vision poétique familière au Spencer du «Faerie Queene»,
vision qui se généralise depuis quelques années : le Chevalier, la Princesse, le Héros, la Fée,
l’Epoux, le Roi et la Maîtresse se saluent, et se croisent, et paradent comme dans on ne sait
quel sentimental quadrille, évoluant sous des aulnes et des peupliers, irradiés d’aurore claire.
Les arbres sont en fleurs, les sources bondissent plus vives, puis la nuit tombe amoureuse, et
dans ce soir, passent comme des âmes tristes.
Est-ce bien un reproche que nous formulerions disant : toute cette mascarade
romantique est trop noble d’allure, ces bois sont trop tendres, ces herbes trop vertes, ces
fleurs trop éclatantes ; le Héros qui se carre à chaque page met trop d’insistance à se faire
admirer ; nous aimerions un pauvre parmi tant de richesses, un solide criminel parmi de tant
de sainteté, - un haut de forme ou une franche casquette parmi ces morions et ces cimiers, un cheval de labour au milieu de ces palefrois et le vent E.-S.-E., sur tous ces parfums.
Non qu’ils ne vivent, ces poèmes, de beaucoup d’amour et de beaucoup de noblesse,
mais la simple vie éparse sanglote et rit, si belle et si pure, si tendre et si fatale, que nulle fée
ne vaut sa silhouette blonde au tournant de la route caillouteuse, que nul chant de sirène
n’égale sa voix entre les feuilles, que nulle épopée n’atteint à la tragique grandeur de son
bûcher de gloire occidentale.
Ne semble-t-il pas que le poète vienne à Elle, si simple qu’elle l’étreint d’éternelle
joie, si sincère qu’il la peut voir transposant de symbole en symbole le chêne paternel en
l’arbre Ydrasil ?
Sa pensée pour s’élever, n’a pas à se détacher de l’ambiance quotidienne, du seuil où
buta son premier pas, du ruisseau qui le mira étonné, des paisibles animaux qu’il apprit à
nommer balbutiant, de la ville où il prit conscience ; car toutes ces choses, il les comprit
belles dès qu’il les aperçut et ne les traduisit jamais selon la banale bassesse des âmes moins
claires qui les reflètent.
Ceux qui, pour atteindre les hauteurs du rêve, ont voulu secouer la poussière de la
route de vie et « planer », qu’un Dieu les mène et qu’ils atteignent au but de leur aspiration,
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c’est notre souhait ; nous vénérons mieux Walt Whitman, une herbe aux dents, qui s’allonge
sur le dos au grand soleil et prie.
Avons-nous dit tout le bien que nous pensons de M. Hérold, âme droite et sereine,
amant des formes eurythmiques et de qui la phrase souple et légère ondoie d’une harmonie
personnelle, adéquate à son rêve, et telle que son style, suivant le juste critérium de Paul
Adam, peut-être dit excellent ? »
Ce très beau texte de Vielé-Griffin, qui ne dispense bien sûr pas de lire ces
Chevaleries Sentimentales, dit l'essentiel. Et particulièrement il met en avant la musique
subliminale de cette poésie, toute en images mentales complexes, fruits d’un kaléidoscope
inconscient. C’est Puvis de Chavannes doublé de Burne-Jones en sourdine.
Bernard Lazare, tout aussi politique de Vielé-Griffin, a un autre point de vue,
finalement face à l’acuité de la crise sociale, est-il décent de faire une poésie qui ne l’évoque
pas ?
Il s’explique là-dessus dans sa critique dans le numéro 43 du 25 mai 1893 des
Entretiens Politiques et Littéraires :
« Je ne dirais pas, comme mon ami Pierre Quillard, que les Chevaleries Sentimentales sont
un livre d’une « parfaite inutilité » pour plusieurs raisons, et la première c’est que je ne
comprends pas du tout la portée et le sens d’un pareil éloge.
Il me semble que Quillard, qui est un excellent poète, est, malgré ses principes anarchistes, principes qu’il expose dans une belle et claire prose, d’une façon très lucide et très
intelligente – tout pénétré de quelques gothiques préjugés qui sévissaient au temps des
Romantiques. Il est de toute évidence, comme le disait Gautier, que les Chevaleries
Sentimentales n’ont pas la même utilité pratique qu’une paire de bottes ; mais personne
aujourd'hui ne soutient l'opinion que railla si merveilleusement le poète des Emaux et
Camées, et c'est perdre son temps que de refaire la préface de Mademoiselle de Maupin.
Il ne faut pas confondre et déclarer que l'art éducateur est nul parce qu'il est utile, car
il s'agit de s'entendre sur le mot utile. Il est certaines œuvres qui ont façonné les cervelles de
toute une génération ; ces œuvres furent-elles inutiles, et ceux qui les conçurent firent-ils de
l'art pour l'art ? On ne tirerait pas de tous les dialogues de Platon beaucoup de règles
propres à guider dans la vie coutumière, et le Phédon servirait peu à un coulissier, mais nous
y pourrons trouver quelques principes excellents pour la conduite de notre esprit. Il y a toute
une école de poètes en Allemagne, qui a été éduquée par Spinoza, et toutes les manifestations
lyriques de cette école n'ont tendu qu'à une chose : à exposer le panthéisme. Dira-t-on pour
cela que Novalis est méprisable, parce qu'il a voulu enseigner en écrivant Les Disciples de
Saïs ? Et Goethe, ô Pierre Quillard, ne s'est-il pas proposé, en réalisant son Faust, que de se
réjouir lui-même ?
Vraiment cette querelle est bien vaine. Utile, inutile, qu'est-ce que cela signifie ! Je
trouve que le Prométhée de Shelley, par exemple, est infiniment plus utile à l'espèce que
l'invention de la bicyclette, ou plutôt, et pour mieux dire, que ce poème dramatique est d'une
utilité supérieure.
Si un livre est d’une parfaite inutilité, comme le dit Pierre Quillard, je ne sais
pourquoi il aurait perdu son temps à le lire, et mieux encore à le critiquer. L’erreur de
Quillard est qu’il parle comme si tous les soutiens de l’Art Social prétendaient n’écrire que
dans un but de propagande directe. Il ne s’agit pas de cela, ni de mettre Le Capital en vers,
mais il est tout aussi légitime d’exposer, même des poèmes, des idées sociales que des idées
métaphysiques. Ainsi l’Hellas de Shelley ou La Guerre et la Paix de Tolstoï. Seulement
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quelques uns exposent ces idées platement, comme le citoyen Fournière, et d’autres
hautement, ainsi Ibsen.
L'écrivain, l'artiste vraiment digne de ce nom ne doit pas abuser de lui-même pour sa
propre et unique satisfaction, il doit être éducateur, un éducateur comme l'était le mystagogue
d'autrefois, comme l'était le hiérophante, et doit nous enseigner des vérités morales,
religieuses, sociales, métaphysiques, scientifiques, qu'importe, mais il doit nous enseigner,
d'une haute façon et non comme les pédagogues. Et Pierre Quillard veut-il me dire si les
poètes et les philosophes ne lui ont pas appris davantage que les maîtres qu'il eut sur les
bancs du collège ? Ce n'est pas chez eux, certes, qu'il a rencontré les lois de l'algèbre, celles
de la chimie non plus, mais quelles lois générales et éternelles n'y-a-t-il pas trouvé ! « Dire
un poème, ne peut, sans déchéance, prouver quoique ce soit. » C'est ne rien dire en vérité, et
il y a confusion de la part de Pierre Quillard quand il ajoute : « à moins de se rabaisser à une
vile mnémotechnie qui faciliterait aux cervelles médiocres, selon les désirs du lecteur, les
règles du whist, les éléments de la chimie agricole, les théorèmes de Spinoza ou les négations
passionnées de Bakounine. » Car il ne s'agit pas du tout de mettre la géographie ou l'histoire
de France en alexandrins, lorsqu'on dit : il faut que l'art soit éducateur, et Quillard sait,
comme moi, que seules restent les œuvres qui ont apporté aux hommes une idée et qui ont
servi à en propager d'autres.
Cette digression un peu longue, loin de m'éloigner de Ferdinand Hérold, m'y ramène.
Je ne crois pas qu’en évoquant les reines et les saintes, les pages et les nobles dames,
Hérold n’ait voulu que nous satisfaire par la souplesse et la variété des rythmes, la richesse
des images. Le poème qui ouvre le livre ne nous le dit-il pas clairement ? Les « doux prêtres»,
les «vierges claires», les «bons chevaliers», ne vont-ils pas vers le temps d’idéal, le temple
d’idéal, le temple qui,
… Haut dressé vers le ciel triomphal
Erige l’or et les gemmes de ses colonnes,
Et la frise et la corniche semblent
Une mystérieuse et immortelle couronne
Qu’un archange forgea de soleil auroral. »
Cette marche vers l'inconnu, vers l'Idée, c'est le thème des Chevaleries sentimentales ;
il soutient tout le livre, d'une façon occulte mais réelle, c'est lui qui revient perpétuellement,
dans les préoccupations du poète et dans celle des personnages. N'est-ce pas à l'essence un
jour entrevue, et qu'il désire reconquérir, que songe celui qui va, armé, par la forêt ?
Je vais sans oser cueillir la fraîcheur blonde
Du fruit inconnu qui flambe aux arbres clairs
Et, dans mon dégoût, je trouve trop amers
Les lourds fruits glanés par le désert du monde.
Les fées dont on entend les sanglots, les fées qui régnèrent autrefois, ne sont-elles pas
les vérités obscurcies que les hommes veulent retrouver ? Ne passent-elles pas, voilées de
brime, dans la tristesse de l'automne, jusqu'au jour où la lumière les ranimera. Le poète les
évoque toutes, les dames de rêve : Luciane, Aude, Bradamante, Richardès et Bibiana ; elles
vivent dans de lointains et mystérieux pays :
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Là-bas, elles sourient d'amour, les douces ;
Et, parmi le baume des roses qui parsèment
La plaine aux nuptiales sources,
Elles égrènent des colliers de claires gemmes
Et celui qui ramènera parmi les hommes, les tristes exilées, ce ne sera pas l'aventurier
brutal qui brise et tue les fleurs du songe, sœurs de celle qui veille parmi les lys ; ce sera le
Prince, le pur, celui qui va vers le mystère, hardiment et sans souillure. Et la dame qui a dit
au meurtrier :
Retourne vers la bassesse des obscures villes,
Retourne vers les citadelles d'orgueil,
Retourne vers les plaines sombres et viles,
Vis tes jours sanglants qu'effarouche le deuil
Et ne trouble pas la solitude de l'Ile.
La dame qui attend, les yeux mi-clos, approuve les voix qui chantent à l'élu :
Va donc, O Vainqueur :
Puisque tu as oublié les vaines pensées,
Eveille la Fiancée
Qui t'a vu dans l'espoir de son rêve, ô vainqueur.
Ainsi n'est-il pas d'une « parfaite inutilité », ce livre de Ferdinand Hérold, puisqu'il
démontre la réalité et l'éternité du beau, de la joie et du rêve, puisqu'il prouve la vanité de la
force, et la suprématie de l'esprit sur elle. Ces Chevaleries Sentimentales ne sont pas
uniquement « un arrangement harmonieux pour la parfaite liesse de l'esprit. » Je regrette
d'être en désaccord avec Pierre Quillard que j'aime parce qu'il est mon ami et aussi parce
qu'il est un bon et loyal et noble artiste, mais si, vraiment, les Chevaleries Sentimentales ne
m'avaient donné que la passagère satisfaction dont il parle, elles ne m'auraient pas intéressé
outre mesure, et j'aurais dit simplement que M. Ferdinand Hérold était un habile homme,
capable de trouver de charmantes et aimables harmonies, subtil à manier les mètres les plus
divers, les plus ondoyants comme les plus sévères ; je l'aurais loué d'avoir trouvé des rimes
rares, qui nous réjouissent un instant, comme les boules de verres aux couleurs éclatantes
égayent les enfants; j'aurais ajouté que, de tous les livres que M. Hérold écrivit, Chevaleries
Sentimentales, était, à mon avis, le meilleur, celui dans lequel l'écrivain attestait le plus de
maîtrise, mais je n'aurais pas affirmé que cette œuvre était aussi une œuvre d'idée, et que,
pour cela surtout, elle était supérieure à la Joie de Maguelonne et à Sainte Liberata. »
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Les deux Bérenger, le vieux nénuphar et le jeune loup
Le 8 février 1893, au Moulin Rouge, bal des Quat’zarts, avec trois modèles des
Beaux-Arts, Mona, l’allégorie de l’Architecture n’a, pour toute vêture, que quelques rubans,
Suzanne est Diane chasseresse, et, comme telle, vêtue en tout et pour tout d’un seul arc, enfin
la troisième, Sarah Brown grimée en Cléopâtre, habillée de mailles noires très espacées, fut
transportée en litière entre les convives… le champagne coula à flot.
Mais la Ligue contre la licence des rues veille et, en premier, son chef immarcescible,
le sénateur inamovible, centre-gauche, René Bérenger (1830-1903), veille. Connu sous les
sobriquets de Père La Pudeur et de Vieux Nénuphar, il était à l’affût de prestations de ce
genre et donc, aussitôt, porta plainte. Le 30 juin suivant, les organisateurs et les trois modèles
dits obscènes sont condamnés à 100 francs avec sursis.
Mais il y a un autre Bérenger au même moment… Henry Bérenger qui fut président de
l'AGE en 1891. Il restera longtemps un militant étudiant très actif.
On le soupçonnait d'être secrètement nationaliste, une chose était certaine, c'était son
opportunisme trop visible, quasi naïf. « C'est un marcassin qui ne grandira pas… » dira de
lui le chroniqueur du Mercure de France, Charles-Henry Hirsch20.
Lundi 20 février, Henry Bérenger donna sa démission de membre de la commission de
l’AGE dite « la commission de la Maison des Etudiants », ses arguments ne plaisent ni à
Louis Révelin, ni à La Chesnais. La Chesnais est alors maître répétiteur à l’éphémère école
Monge, 145 boulevard de Malesherbes.
Un jour, exaspéré, Bérenger sortit de la réunion, La Chesnais le traita de « lâche »,
derrière son dos. Ce qu’il sut, procédé de « goujat » voulant transformer l’AGE en « véritable
coupe-gorge » protesta Bérenger qui exigea une sanction de l’association contre le fauteur de
trouble. Pierre La Chesnais répliqua par une offre de réparation par les armes, il envoya à cet
effet ses camarades Heubès et Letailleur.
Jeudi 23 février 1893, Heubés et Letailleur convoquaient les témoins de l’insulté,
Wiriath et Muret pour le lendemain, au café Soufflet (salle du restaurant) de 6 heures et demie
à 7 heures du soir.
Le « Soufflet » était le café des polytechniciens et des saint-cyriens, après 1876, les
guesdistes y tenaient le pavé ; c’est au « Soufflet » que fut fondé le premier journal
collectiviste français, l’« Egalité », et aussi, là où jouait au whist Pierre La Chesnais.
Wiriath et Meuret se présentèrent au nom de Bérenger, ils estimèrent finalement leur
«mission terminée» par le simple fait que l’Association pourrait faire une enquête sur l’affaire
et sur le comportement de La Chesnais ; ce dernier en rédigea la conclusion à ses témoins :
«(…) M. Bérenger ne veut pas se battre, je ne croyais pas que M. Bérenger justifierait si
complètement l’appréciation que j’avais portée sur lui. M. Bérenger est donc désormais un
homme disqualifié (…)»
20
Hirsch se trompait, Henri Bérenger (1867-1952), auteur de L'Aristocratie intellectuelle (1895), devint ministre
de Clémenceau, puis ambassadeur de France à Washington (1925), et aussi représentant de la France à la Société
des Nations (1932).
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Henry Bérenger était un ami de Pierre Louÿs, au temps de la Conque, Louÿs y avait
publié ses premiers vers. Il le recevait à des soirées et dans ce cas, sans Ferdinand Hérold, de
l’autre clan de l’AGE, mais avec Paul Valéry…
Quand Henry Bérenger sortit ses poèmes, « L’Ame Moderne », en 1892, Rémy de
Gourmont, du Mercure de France, s'amusa beaucoup à leur lecture. Il en fit une très brillante
critique dans le Mercure :
« Il y en aura toujours à croire « qu’il y a des temps modernes » et à tirer de créance quelque
vanité. La gloire de vivre précisément en 1892, concurremment avec un milliard et demi
d’autres malheureux, m’excite peu. (…) Eschyle fut, il me semble, moderne en son temps ; et
Saint-Anselme ; et Leibnitz et Goethe, - et si ce mot « moderne » signifiait par hasard
«actuel» ou «nouveau», j’avouerais que ces écrivains et plusieurs autres me paraissent à
cette heure aussi modernes que M. Henry Bérenger (…). Je recommande la lecture de la
pièce : Crépuscule d’un soir moderne, - où vraiment j’ai compati à l’inquiétude du poète qui,
ébahi devant le défilé des voitures, retour du Bois de Boulogne, aux Champs-Elysées, avoue
« un besoin grandissant de comprendre », de savoir où vont ces chevaux, où vont ces coupés
luxueux… Et Gourmont, qui se moque, achève son article par : « Ce recueil, enfin, s’orne de
ce vers dès longtemps célèbre :
Le soleil est tombé derrière l’Institut.
Je crois que M. Bérenger fut surtout destiné par les Décrets à présider l’Association des
Etudiants, fonctions où il s’est acquis d’incontestables et précieuses sympathies. »
Ferdinand avait reçu un exemplaire de l’Ame Moderne et en fit part à Pierre La
Chesnais :
« … il est, maintenant, tout à fait à fait grand homme. L’Ame Moderne a consacré sa gloire.
J’ai le livre : il me l’a envoyé, et je ne sais comment m’y prendre pour lui répondre poliment.
Je ne peux pourtant pas lui dire que je trouve ses vers exécrables, et c’est la seule opinion
sincère que j’ai à leur endroit. Je ne connais pas de poèmes pires que les siens – comme toi,
la faiblesse du volume a encore dépassé mon attente – je suis vraiment embarrassé. »
(Ferdinand Hérold à Pierre La Chesnais, 18 février 1892).
Bérenger, dans l’Ame Moderne, chanta la tour Eiffel en 144 vers dont :
« La cathédrale était pour les peuples enfants
L’asile redoutable et fait pour la prière,
Mais notre âme, sereine et virile ouvrière,
Veut pour se reposer des temples triomphants :
Il lui faut le plein air lumineux du vitrage,
Comme il lui faut l’essor vertigineux du fer,
Et moins que le souvenir de ce qu’elle a souffert
Que l’affirmation de son hautain courage… »
Et Gourmont, alors, conclut : « Cela donne immédiatement la sensation d’un art
vieillot et rococo, serviteur d’une pensée puérile ou cacochyme. »
92
Henry Bérenger, qui a 25 ans, aurait pu méditer la réplique de Barbey d’Aurevilly à
un ami qui voulait absolument qu’il achète un téléphone, « pour être moderne » : « Je ne suis
pas moderne, je suis vivant ! »
Que devint Henry Bérenger ? Il demeura longtemps dans un petit appartement près de
la Place Denfert-Rochereau, 8 rue Froidevaux, restant proche des étudiants, poursuivant une
activité littéraire et politique, dirigeant successivement deux journaux : la « Raison » puis
l'«Action». Il fut sénateur de la Guadeloupe. Insinuant et cordial, il eut des places qu'on donne
à ceux qui gravitent autour des grands, il devint ambassadeur aux Etats-Unis. Un de ses deux
témoins du duel eut aussi sa carrière : Wiriath devint directeur de l’Ecole Supérieure de
Commerce de la Ville de Paris. Quant à Charles Heubès, du côté de La Chesnais, il fut l’un
des architectes de la Mosquée de Paris.
Une page est tournée, celle de l'AGE. Les étudiants de la « base » ne songent qu'à
s'amuser, l'Etat Major n'y voit plus qu'un tremplin accéder à des postes bien placés. L'AGE est
devenue une organisation soumise au bon vouloir du gouvernant qui la mobilise à coup de
subventions. Hérold, Révelin et La Chesnais la quittent.
Wagner et Fourmies
Le dimanche 5 mars 1893, Hérold est au salon de Judith Gautier. Il y a l’amant de
Judith, le musicien hollandais Ludwig Benediktus, sa sœur, le compositeur Paul Hillemacher
et sa femme, Henri de Régnier, Pierre Louÿs, le Sâr Péladan et quelques membres de la
Rose+Croix. Le salon mêle l’orientalisme au décorum des scènes pour tours de magie.
Régnier écoute Péladan pérorer : « c’est le causeur dans tout son odieux, qui a ses points de
causerie établis et qui cause son morceau comme on joue du piano ».
Les propos qu'on entend dans ce salon sont étranges. Comme tous sont musiciens ou
mélomanes, et que la manie est encore et toujours à Wagner, d’autant plus que Judith lui fut si
liée que le Maître l’appelait sa « Kundry », on chante. On chante la scène finale du
Crépuscule des Dieux, et on s’enivre de cette mélopée qui n’en finit pas.
Dans les Entretiens Politiques et Littéraires du 25 février 1893 Hérold écrit un texte
qui nuira définitivement à sa carrière, mais jamais, contrairement à Henri de Régner, il ne se
pensa un jour être académicien…
C’est un texte extrêmement provocateur si l’on se réfère au contexte tendu du moment,
il a pour titre : Quelques notes sur la Patrie et le Patriotisme. On y trouve des phrases
destinées à faire mouche au sein du camp opposé : «La tyrannie du patriotisme, en cette
époque du moins, ne se fonde pas sur des bases plus logiquement solides que les autres
tyrannies», ou « La Cité Antique, extension de la famille, dont elle avait gardé la rigueur et
l’absolutisme, était vraiment homogène… », « En quoi le Jura et le Rhin sont-ils des limites
plus naturelles que les Cévennes ou la Loire ?», « La croyance en la patrie est une croyance
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irraisonnée, un acte de foi qui, pour bien des gens, a remplacé l’acte de foi envers un Dieu.»
ou encore : « Le Patriotisme, aussi, n’est qu’un ingénieux masque d’égoïsme (…) on
accapare au détriment des autres groupes ; on en arrive à haïr ces groupes concurrents, et le
fond du patriotisme n’est pas l’amour mais la haine. »
La conclusion de cet article est un point d’orgue : « c’est la patrie qui prétexte les
armées, et les armées servent à détruire, chez l’homme, l’esprit d’initiative et
d’indépendance, et à calmer les foules bruyantes, comme on l’a prouvé à Fourmies. »
A Fourmies, il ne l’a pas oublié, le 1er mai 1891, l’armée tira sur les mineurs en grève.
Le ton monte chez les poètes.
Hérold n’est plus le poète éthéré, il est, là, un écrivain politique qui a une pensée
claire, une doctrine, fruit de longues lectures et d’interminables discussions dans les « fumoirs
spéculatifs », selon la formule de Vielé-Griffin.
Henri de Régnier décrit ainsi le Ferdinand d’alors :
M. Hérold est « anarchiste de façon convaincue, utopique et très généreuse, ce qui fait
que, si on n’atteint pas au bonheur pour soi, on a la compensation d’avoir, au moins rêvé
celui des autres. »
Beaucoup de jeunes auteurs se radicalisent et certains d’eux créent le Théâtre d’Art
Social, en cette année 1893, on y rencontre Fénéon, Tailhade, Roinard, Zo d’Axa, Jean Grave,
Eugène Morel….
Le 16 mars 1893, Alfred Vallette annonce à Hérold, « puisque c’est vous qui vous êtes
occupé de cette affaire », que M. Fontainas sera « des nôtres », au Mercure de France, quand
il le voudra… André Fontainas est intégré à la rédaction de la revue.
Du 1er avril au 30 avril 1893 eut lieu le Salon Rose+Croix, au Champ de Mars,
beaucoup de Symbolistes s’y rendent. Leur cause n’est pas loin d’être commune, Augustin
Chaboseau, ami de La Chesnais, de Hérold et de Morel, en est un exemple, Augustin fait
tourner les tables à qui le veut, comme Hérold ou Valéry.
Le vendredi 19 mai 1893, les 7 Sages existent toujours. Ils dînent chez Ledoyen,
restaurant avec jardin aux Champs Elysées. Régnier, André de Guerne, Bonnières, Clapiers,
Hérold et Pierre Louÿs en sont. Dîner contraint. Au retour, le long du quai de la Seine,
Bonnières, Clapiers et Régnier retrouvent de l’allant, et les voilà partis dans des discussions
débridées, comme libérés.
Le 1er juillet 1893, le Quartier Latin est animé par un monôme des étudiants ; devant le
Sénat, on conspue Vieux-Nénuphar… le lendemain, il y a un mort devant le café d’Harcourt,
le jeune Nuger. Crise politique.
En ce mois de juillet, la galerie Georges Petit, rue de Sèze, expose les portraits des
célébrités du jour, il y a, parmi elles, Judith Gautier en Pomone, Emile Zola, Stéphane
Mallarmé, songeur, un cigare négligemment tenu du bout des doigts, un grave Henri de
Régnier peint par Jacques-Emile Blanche… Il aura été bien dit que Régnier sera, parmi les
jeunes, celui qui parviendra le plus vite à la notoriété…
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Henri de Régnier à Herold-House
Henri de Régnier a séjourné quelques jours à Lapras fin septembre 1893 :
« Les jours passés chez Hérold furent reposants. On y est reçu avec une cordialité et un soin
parfait. Le pays a du charme et même de la grandeur » écrit-il à Gide, d’Orange d’un hôtel
« huileux »…
Dans ses souvenirs, il ajoutera :
« Nous faisions de longues promenades, car Hérold était bon piéton, et je lui emboitais le pas
avec plaisir. Je nous revois devisant à travers le noble paysage ardéchois, au soir
harmonieux et grave, le long d'une rivière qui portait le nom charmant de Sumène. ».
Régnier a circulé dans les ruelles de Tournon et sous les hauts murs austères du plus
vieux collège de France, là où Mallarmé fut un professeur d'anglais bien seul. Régnier pense
d'autant plus à Mallarmé que le poète en a fini, cet été 1893, avec l'enseignement, il vient de
partir à la retraite du Lycée Fontanes. Enfin !
Sur le retour de Lapras, Régnier écrira à Mallarmé :
« Avignon dimanche soir
Cher Monsieur Mallarmé,
C’est quelqu’un qui vient de suivre la Philonarde et qui a vu se coucher le soleil en fissures
d’or jaune au dessus de Villeneuve qui vous écrit.
Cette ville est charmante et j’en ai parcouru toute la journée les rues et ruelles. Il y a des
maisons où je vous imagine et le fait que vous ayez vécu là me rend cette ville familière.
Votre lettre m’est parvenue près de Tournon chez Hérold où je passais quelques jours. Vous
le verrez avant moi car je ne reviendrai guère à Paris avant longtemps. Novembre peut-être.
Ce que vous m’écrivez m’a irrité encore davantage contre ces misérables journaux. Excusez,
cher monsieur Mallarmé, cette brièveté de voyageur qui voulait vous saluer d’ici et n’a plus
après une journée de rôderie, que la force de se dire tout vôtre : Henri de Régnier.
Merci pour le pauvre Hermogène. »
(Lettre de Henri de Régnier à Stéphane Mallarmé, le 1er octobre 1893)
Régnier remerciait Mallarmé pour son mot de remerciement ayant reçu Hermogène,
conte paru dans le Revue Blanche de juillet-août 1893.
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Au cours de ce voyage au Sud Régnier n’arrivera pas à joindre Gide, qui y est aussi.
Ce qui fit sourire ce dernier, il est plus facile « de retrouver Hérold, qui lui, se retrouve
partout, il est vrai… »
La fin 1893
« Dites que l’on ne m’oublie pas trop, racontez-moi ce que l’on fait » écrira Paul Valéry à
Hérold, le 14 décembre 1893.
A Paris, ce que l’on fait ?
L’on s’amuse. C’est, par exemple, le samedi 30 septembre 1893, la grande «mufflée»
chez Pierre Louÿs, 8 rue Rembrandt, la « Folie de Louÿs », à côté du parc Monceau. Il vient
d'emménager et fête sa pendaison de crémaillère. C'est une soirée entre hommes qui
commencera à 10 heures, donc, promesse de nuit blanche. Comme les autres invités mariés
André Fontainas est prié de laisser sa femme à la maison car lui l'a bien précisé Louÿs :
« Seule une petite ivresse honnête sied aux hommes…».
Il y a « un barman à peu près génial » qui fait des miracles d'alchimie alcoolique, il a
été engagé par Louÿs pour la soirée. Le décor est sobre et raffiné : des meubles laqués blanc
dans la première pièce et dans la seconde ambiance plus chaude, tapis turc, vaste et profond
divan couvert par une indienne. Environnement qui, pour tous, deviendra rapidement flou,
vague et cotonneux sous l'effet des « boissons américaines » qui font sensation.
Ferdinand Hérold est moins que jamais la statue des Droits de l'Homme perdu au fin
fond de la forêt de Brocéliande, c'est un peu une soirée de l'AGE, où très vite, politique et
littérature se dissolvent dans l'alcool…
Le 7 novembre 1893, eut lieu la reprise de la « saison » chez Mallarmé. Les mardis
reprennent. Il y a Charles Morice qui cultive son air maladif, l’air déjeté, maigre, cheveux aux
épaules, Gauguin, de retour de Tahiti, halé et charpenté comme un marin, Régnier qui se fond
et se confond dans l’admiration du maître, gravant dans sa mémoire toutes ses phrases, « j’ai
vu Mallarmé, c’est Platon et le Prince de Ligne ! » écrit-il à Vielé-Griffin le soir même.
Henri de Régnier hante toujours le bazar de Bailly-Bey (la Librairie de l’Art
Indépendant), et il y croise comme chez Heredia, chez Blanche, chez Bonnières ou chez
Mallarmé, toujours les mêmes :
« Pierre Louÿs qui aiguise son poignard sur la pierre », « Hérold qui erre à la recherche de
soi-même », « Bonnières qui promène son humeur, ses jugements et s’autorise du peu de cas
qu’il fait de soi pour n’en faire aucun des autres… », pendant que « le pauvre Valéry croupit
à Montpellier »… « pauvres manigances humaines » ajoute Régnier.
Le Mercure de France triomphe et écrase tout : Bailly et les Entretiens Politiques et
Littéraires de Vielé-Griffin que Gide surnomme « l'insoumis »…
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La Librairie de Bailly va mal. Elle menace de fermer, ils sont tous concernés, Louÿs,
Hérold et Régnier, souhaitent la sauver :
« Louÿs, Hérold et moi nous cherchons le remède. Ce serait de commanditer Bailly dans la
mesure du possible, malheureusement l’argent est rare. Chausson serait, paraît-il disposé à
contribuer à ce sauvetage. Voyez-vous la possibilité de faire quelque chose ? Je crois qu’avec
4 ou 5 mille francs en tout on pourrait le remettre à flot pendant deux ou trois ans. Enfin
pensez-y au fond de votre solitude. » Ici Régnier, qui s’adresse à André Gide, pense que la
fortune de ce dernier pourra faire le miracle. Comme Ernest Chausson qui fut mécène de
Debussy à ses tous débuts. Gide préférait Vallette qui traitait ses auteurs en amis et qui leur
faisait de la publicité ce que ne pouvait Bailly paralysé par sa misanthropie. Quoiqu’il en soit
on sait que la Librairie de l’Art Indépendant vivotait encore, trois ans avant la déclaration de
la Première Guerre Mondiale, non plus Chaussée d’Antin, mais, obscure, au 10 de la rue
Saint-Lazare.
Au début de l'été d’après, Vielé-Griffin, l’« insoumis », abandonnera, de son côté, son
combat : « Je renonce définitivement à continuer les Entretiens qui ont cessé de m'amuser
pour être un souci - Je ne compte plus « passer ma jeunesse » à effaroucher les uns et à
injurier les autres - avec le seul résultat de me faire des inimitiés. » Il est certain que la
lucidité vient avec l'âge. Henri de Régnier n’avait pas attendu pour s’en aller.
Le 24 novembre 1893, l’AGE décide de faire un bal de ribaudes au Bullier… Pour
protester, un des membres honoraires de l’AGE, un respectable militant de Ligue contre la
licence des rues, Gabriel Monod, professeur estimé de l’Ecole Normale, démissionne.
C'est l'hallali.
Il est suivi par Georges Duruy qui trouve que l’AGE va trop loin : « je déteste
certaines choses que l’Association commence, hélas ! à aimer : les parades aux cérémonies
officielles, l’agitation, le bruit, la réclame et le cabotinage… je suis réduit à me demander si
elle ne fait pas plus de mal que de bien. La banqueroute des plus belles espérances, que nous
avions, quelques autres et moi, fondées sur vous, est complète », beaucoup de professeurs de
Faculté donnèrent leur démission alors.
Certains étudiants protestent contre la hausse des cotisations à l’AGE, loyer,
personnels, achats de livres… Le mécontentement se manifeste de tous côtés. Qu’à cela ne
tienne ! Le 8 décembre 1893, c’est le bal des ribaudes de l’AGE au Bullier … Soirée on ne
peut plus rabelaisienne.
Tout cela, Hérold l’avait prédit dès l’hiver 1891-1892 en signalant à Pierre La
Chesnais :
« Les sympathies me semblent se retirer de plus en plus de l’Association. Elle est devenue
beaucoup trop purement officielle ; elle me paraît ne plus guère vivre que la vie banale et peu
active des institutions reconnues. Ce n’était pas vraiment là le but que nous avions rêvé ; et
n’aurait-on pas pu éviter que ce fait se produisît ? Enfin, ne récriminons pas sur le passé,
mais le présent me semble bien terne, et je ne vois guère possible un plus brillant avenir. »
Et Ferdinand ajoute deux mois plus tard en février :
« Je ne suis, pour ma part, nullement satisfait de l’Association. On me semble y patauger plus
que jamais, et je t’avouerai que la construction du siège social, comme on l’entreprend, me
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semble une aventure d’une issue très incertaine. Il eût été plus sage, à mon avis d’attendre
encore un peu. En outre, l’influence de Bérenger ne disparaît pas : il faudra bien du temps
avant qu’on se remette du mal qu’il y a fait, - si jamais on s’en remet- …»
A cette époque l'anarchisme est tout puissant chez les jeunes gens. Son prestige agit
sur les jeunes symbolistes.
Auguste Vaillant lance, le lendemain du bal des ribaudes de l’AGE, le 9 décembre
1893, une bombe au Palais Bourbon, bel exemple de « propagande par le fait »…
Henri Sée est maintenant chargé de cours à Rennes. Lui aussi, comme Paul Valéry, le
même jour, il veut savoir ce qui se passe à Paris :
«… Et toi, que fais-tu ? Le Victorieux avance-t-il ? As-tu livré quelques vers au Mercure ?
Je crois que la plus estimable des revues n’a pas encore pénétré ici, au moins, dans les
bibliothèques publiques : c’est l’Hermine qui fait fureur.
J’ai appris avec plaisir que Gabrielle21 avait une fille et je l’en ai vivement félicitée. (…)
Si tu vois La Chesnais, tu lui feras mes amitiés, puis tu lui diras qu’un professeur de Nantes,
M. Casenove, je crois, a fait une traduction d’Empereur et Galiléen [d’Ibsen], qu’il compte
bientôt publier.»
Maintenant donc, avec une certaine cohérence dans sa quête d’un projet de vie en
harmonie avec son idéal, La Chesnais quitte le monde glacé des Mathématiques pour le
monde polaire d’Ibsen.
Rue Grétry
On déjeuna, toute fin décembre 1893, chez Pierre Louÿs, qui a, sans doute, déjà
emménagé 1 rue Grétry, près de l’Opéra Comique. Louÿs est plus au large, trois pièces où il
reçoit tous les mercredis. Il y a Hérold, Henri de Régnier et Debussy.
C’était peut-être un déjeuner de réconciliation entre Pierre Louÿs et Debussy qui
s’étaient, peu de temps avant, sévèrement accrochés à cause de Wagner. Debussy lui avait
adressé aussitôt une lettre d’excuses, il lui proposa de se racheter :
« Si tu veux, j’apprendrais par cœur la plus longue pièce de Victor Hugo et la réciterai sur la
place de la Concorde à genoux et pieds nus !
Enfin, je remets mon pauvre cœur bien contrit entre tes mains et j’espère en ta bonne volonté.
Ton dévoué,
Claude.
J’attendrai l’épée de Parsifal dans l’après-midi. »
21
Andrée Fontainas (1893-1973), qui sera peintre, venait de naître, le 4 décembre.
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Debussy se met à l'harmonium, devant la fenêtre, et Régnier écrit :
« Jamais je n’ai entendu mettre plus de lenteur désespérée dans le prologue de Tristan. C’est
l’invitation à la mort. La mélodie s’engorge, se tuméfie et se pâme, et Debussy est curieux à
écouter, soulignant ce qu’il joue d’une espèce de chant, avec ses cheveux crêpés, sa mine
vagabonde, ses brillants yeux noirs ».
André Lebey gardera, comme un des souvenirs de ces mercredis de la rue Grétry, les
a-partés de Ferdinand et de Pierre Quillard, conciliabules « qui nous mécontentaient fort,
moi, tout le premier, qui, après un militantisme poussé jusqu’à l’anarchie, m’étais promis
de ne plus lire un journal… »
L’irruption de l’Affaire Dreyfus
L'Affaire Dreyfus sème la zizanie au café Vachette et au salon de Mallarmé (Valéry
est plutôt antidreyfusard, mais bien moins que Louÿs, d’où le froid avec Hérold, Quillard….)
Le capitaine Dreyfus a été condamné aux travaux forcés pour haute trahison, pour
avoir communiqué aux Allemands des secrets militaires. Tout l’accuse, sauf la vraisemblance.
Infime est le nombre de ceux qui, vigilants, ont perçu qu’il y avait là une énorme voie
de fait de la justice militaire. Les deux premiers à croire à l’innocence, dans la lucidité, furent,
Maurice Dreyfus, le frère, et Bernard Lazare, grand ami de Hérold, qui s’attirait des
antipathies injustes et que –on ne sait pourquoi- le peintre Toulouse-Lautrec surnommait : le
«merlan».
Paul Valéry envoie ses condoléances pour la mort de la grand’mère maternelle de
Hérold, morte le même jour que la grand’mère paternelle de Gide, le 15 janvier à Uzès.
Le 14 février1894, Ferdinand prend le train de nuit pour Bruxelles. Hérold et Louÿs
accompagnent Régnier, qui va faire dans la capitale belge une conférence au Cercle Artistique
et Littéraire de la ville sur le « Bosquet de Psyché ». « Qu'on se le dise » : ce sera une
proclamation tonitruante sur le thème des canons esthétiques du Symbolisme.
L’assistance est cependant prodigieusement assoupie.
Régnier ne compte que « trois seuls auditeurs réels » : Louÿs, Hérold et Verhaeren…
Dîner chez la légate de Russie à Bruxelles, la jeune et rose princesse Ourousoff, qui aurait pu
être surnommée la princesse Korsakoff, car elle eut les plus grandes difficultés à retenir le
nom de Hérold et l’appelle successivement et indifféremment Monsieur Roland, Monsieur
Rollon, Monsieur Rollin… Ce qui amusa évidement les jeunes poètes.
Retour morose, cependant, à Paris.
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Le 7 mars 1894, une manifestation se forma rue des Ecoles ; elle est dirigée contre
Brunetière, connu pour être antidreyfusard et qui a été élu à l’Académie. On crie pour ce siège
manqué à l'Académie : « C’est Zola, Zola, Zola ; oui, c’est Zola qu’il nous faut ! ».
Le jeudi 15 mars 1894, Ferdinand reçoit chez lui Valéry, Louÿs, Régnier, et sans doute
Fontainas. Hérold et Valéry sont tout à leur projet commun…
Ils veulent faire ensemble une pièce à mi-chemin entre Crébillon et Stendhal, Valéry
en a déjà conçu le scénario. Hérold reculera devant le travail à accomplir……. C’est la
répétition des velléités de Ferdinand avec Pierre Louÿs sur d’autres sujets, projets aussitôt
conçus qu’aussitôt abandonnés.
Ce même jeudi, l’anarchiste Pauwels meurt en essayant de faire sauter l’église de la
Madeleine à Paris. « Anarchie, ô porteuse de flambeaux !.... » chante Tailhade.
Une parenthèse sans doute, car, dans une lettre du 25 mars, Régnier décrit la vie de ses
amis parisiens à Gide : « Louÿs va et vient, s’intéresse à la vie. Hérold est à tous les concerts ;
je suis allé à quelques uns. Les orchestres tissent des tentures entre nous et les choses, et il
dessine dans les trames un peu de la figure de nos destinées… » Ferdinand n'a pas le goût au
labeur ces temps-ci, il veut du loisir. Au même moment, finalement, Pierre La Chesnais
renonce à l’agrégation, il s’éloigne des mathématiques et ne s’intéresse qu’aux lettres
norvégiennes et à la politique. Un ami de la famille lui écrit : il lui faut des diplômes « aux
yeux des masses, pour parler avec autorité et peut-être de se faire entendre »…
Le petit monde symboliste se pressa, en avril 1894, à la rétrospective Redon, 124
œuvres présentées par Durand-Ruell. Odilon Redon, président de la Société des Artistes
Indépendants depuis sa fondation en 1884, est le maître en peinture de la génération
symboliste. Hérold avait demandé à Redon d'illustrer ses Chevaleries Sentimentales. Et, rue
Greuze, un Redon décore son cabinet de travail, avec un Calot (un cauchemar de SaintAntoine), manque un Goya.
Le 28 mai 1894, Gide adresse de Florence une lettre à Paul Valéry qui est à Paris mais
qui s’apprête à partir en Angleterre : « je te souhaite à Londres, plus généralement je te
souhaite. A Paris Hérold colporte-t-il toujours les uns chez les autres et Mauclair professe-til toujours la même admiration pour ce qu’il fait ? »
Hérold aime à faire se rencontrer les gens, c’est un peu sa manie et Gide se moque de
lui. Il dîne chez Ernest Chausson, avec Pierre Louÿs. Il y a les Besnard, les d’Indy, les sœurs
de madame Chausson (mesdames Lerolle et Fontaine). Besnard est un « gros homme aux yeux
fins », sa femme une corpulente Cybèle, d’Indy paraît plus jeune que jamais et sa femme plus
délabrée. Après le repas, on joue au piano, du Bach et du Franck.
Le 31 mai, Pierre Louÿs reçoit, Debussy y joue ses premières partitions de Pelléas et
Mélisande, opéra qui ne sera joué qu'en 1902.
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Les marionnettes d'avant les vacances
En juin 1894 Hérold donna chez lui une représentation de sa traduction de Paphnutius,
comédie médiévale de l’abbesse teutonne Hrotsvitha.
Paul Ranson y invite Maurice Denis en ces termes :
« La soirée de marionnettes chez Hérold est tout à fait sans cérémonie, on vient en veston.
J'espère que la représentation t'intéressera mais le peu de temps qui nous reste nous force à
donner un rude coup de collier, nous n'avons pas encore répété sérieusement en entier. Les
décors de Vuillard et de Roussel sont épatants.
A Vendredi.
Mes salutations à Mme Denis,
Bien à toi. »,
Il ne nomme pas Alphonse Hérold, jeune frère de Ferdinand, qui participa aussi aux
décors et fit le bandeau de la première page de l’édition de la plaquette sur papier de luxe,
publiée au Mercure de France en mai 1895. Pierre La Chesnais eut son exemplaire dédicacé
par Ferdinand, comme pour tous, en latin : « Petro-Julio-Amadeo Georgino e Querceto
ibsenico mathematico ab amice translatore dicatum, A.-F. Hérold ».
Le spectacle chez Ferdinand Hérold se fit devant une cinquantaine de personnes, dont
Mallarmé, José-Maria de Heredia, Régnier, Valéry, Mockel, Mauclair, Debussy, et bien
d'autres comme les La Chesnais. La pièce sera rejouée en fin 1898.
Depuis 1890, Paul Ranson (1862-1909) recevait, les samedis, dans son appartement et
dans son atelier, « le temple », on y voit Sérusier, Maurice Denis. On se réunit aussi chez
Cabouret, passage Brady, une fois par mois, en l’absence des femmes ce qui permettait
d’avoir la parole plus « libre ». Conscients de donner le jour à un art nouveau, ils se sont
surnommés les « nabis », c'est-à-dire prophètes en arabe ou en hébreu. Le mot est dans l’air,
pour honorer son père, mort à Nîmes le 7 mars 1890, le Sâr Joséphin Péladan nomme son père
«Nabi Adrien Peladan», précisant que « le nabi n’est revêtu d’aucun mandat régulier… », ce
qui est bien le cas de Ranson et ses amis.
Ranson est peintre, mais s’intéresse de plus en plus, depuis 1892, à la tapisserie et au
théâtre de marionnettes ; sa femme, France, faisait la tapisserie à partir des cartons dessinés
par Paul.
Ferdinand Hérold fréquente Paul et France Ranson depuis au moins 1892 (Ferdinand
assista à la représentation de la Farce du pâté et de la tarte). Pierre La Chesnais allait lui aussi
rejoindre Hérold à l’atelier des Ranson et s’y amuser même à y faire de la tapisserie, en 1894.
La collaboration entre le nabi Ranson et Ferdinand Hérold commençait. Et, en 1895,
Hérold sortait « le livre de la naissance, de la vie et de la mort de la Bienheureuse Vierge
Marie », en édition de luxe au Mercure de France, illustrée par Ranson, qui venait d’illustrer
«Paphnutius». Cette Vie était issue d’Apocryphes et d’Apocalypses dont le Protévangile de
Saint-Jacques et le Transitus beate Mariae de Meliton.
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Selon Pierre Louÿs ce fut Judith Gautier qui mit les marionnettes à la mode bien avant
1894. Très habile de ses doigts, Judith avait confectionné une multitude de petites figurines et
avait donné avec elles une représentation de la Walkyrie ; son chevalier servant, l’énigmatique
Ludwig Benediktus, était au piano, Simone Labatut faisait Brünnhilde, M. Vals, Wotan,
Madame Hillmacher, Sieglinde…En fait, déjà au printemps 1888, au temps où le général
Boulanger agitait la France, on se rendait en famille au théâtre des marionnettes de la rue
Vivienne d'un certain Signoret, où Maurice Bouchor, tout jeune poète symboliste, faisait jouer
du Cervantès et de l'Aristophane. Là, les marionnettes, grandes de près d'un mètre, montées
sur des barres de fer, étaient manœuvrées par un clavier à pédales, avec une touche par type
de mouvement, pour la grande joie des enfants.
Hérold vu par Ranson
Hérold dans le rôle du flamant rose
Le soir du 24 juin 1894, le président de la République, Carnot, était assassiné à Lyon
par l’anarchiste Caserio. Le lendemain, la veuve du président recevait une photographie de
Ravachol avec une mention : « il est bien vengé », signé Caserio.
102
« La mort d'un médiocre… », note Goncourt, «….qui n'a pas réussi à avoir la mort de
Henri IV. » Goncourt voit égoïstement la sortie de son dernier livre passer inaperçue : « Je
n'ai pas de chance…» conclut-il.
Peu après, le 1er juillet, Hérold visite, 64 boulevard Saint-Michel, Leconte de Lisle
avec Henri de Régnier et Bonnières. Ce sont des adieux. Le vieux poète est sur le déclin. Ils le
trouvent épuisé, amaigri, il se plaint d’une voix lasse de ses nuits, il étouffe quand il est
allongé. Il essaie de parler d’autre chose aux amis qui l’entourent, des îles de son enfance, des
Noirs ruisselants de sueur et pourtant indifférents à la chaleur. Ce 1er juillet, il fait d’ailleurs
chaud.
Le cortège de la dépouille du président Carnot se déplace de Notre-Dame au Panthéon.
Hérold repart avec Régnier, ils sont bousculés par la foule qui se disperse après
l’enterrement. Paris a été parcouru en tous sens, toute la journée, par des marrées de badauds.
Les deux amis se gaussent des pleureurs et des pleureuses. Hérold dira trop haut sa
satisfaction d'anarchiste, certes, un peu mondain. Madame Gide mère et madame de Régnier
mère en tireront des conclusions définitives… Pour stigmatiser Hérold qu’elle trouve sans
doute une mauvaise fréquentation pour son fils André, madame Gide le désignait ainsi :
«Hérold, celui qui se réjouissait hautement de l’assassinat de M. Carnot, disant que l’on
[n’] en tuerait jamais assez. »
Le 8 juillet, Leconte de Lisle, finalement, mourait chez madame de Berre, à Voisins,
près de Louveciennes. Cette fois-ci, Hérold fut douloureusement affecté et Régnier aussi : «Sa
mort m’a ému et je me suis promené toute la journée dans la forêt en pensant à lui.. » confia
ce dernier à Gide.
Le 11 juillet 1894, eut lieu l'arrivée de Pierre Louÿs et de Hérold près de Genève, au
Beau Séjour, où Gide se repose : « sur les terrasses de Champel, j’invétère ma haine de la
Suisse. Ce chaste pays me déplaît. » Ils vont en pèlerins transis écouter Wagner à Bayreuth.
Gide fait bifurquer les compères qui, au lieu d’aller, à Bayreuth iront à Biskra !
Gide qui prend les utérus pour des lanternes, comme dit facétieusement Louÿs, écrit
ceci à Régnier :
« Cher ami,
Déjà vous aurez dû l’apprendre par Hérold lui-même, cette nouvelle prodigieuse : oui, cela
est vrai, nos deux amis sont partis de Paris pour Baireuth ; ils sont partis de Genève pour
Biskra.
Vous les connaissez tous les deux : quand Louÿs dit : « Je vais à Baireuth », Hérold s’écrie :
« Moi aussi ». Quand il dit : « Je vais passer par Genève pour revoir mon meilleur ami » Hérold s’écrie : « Je vous suis. » - Louÿs arrive donc ici navré, terrifié, horripilé, songeant
qu’après Baireuth ce serait Heidelberg ; puis Lamastre etc. Sitôt qu’il m’a revu, il n’a plus
songé qu’à fuir en tel lieu qu’Hérold ne puisse atteindre ; - puis je lui contai sur Biskra de si
merveilleuses histoires ! Seulement, dès que Louÿs fut résolu, je commençai d’entreprendre
Hérold : ce fut l’affaire de trois journées ; j’y tenais beaucoup, j’étais très convaincu, sentant
bien que je déterminais dans la vie de Hérold l’événement critique, le mémorable. J’eus
beaucoup de peine ; Hérold s’ahurissait – m’affirmait qu’il ne pouvait pas aller à Biskra. Je
lui prouvais que de telles affirmations condamnaient son système de vie, et qu’il était urgent
d’en changer. C’est ce qu’il a fait – ou du moins, ce qu’on lui a fait faire. Hérold commença à
être très ébranlé lors que je lui appris que les femmes de là-bas, « amore fatto », vous lavent
la queue dans une aiguière. Mais la pensée des lettres qu’il aurait à écrire pour annoncer son
103
changement de … résolution (si l’on ose s’exprimer ainsi) l’arrêtait. Maintenant tout est fait.
Ce soir nos deux wagnériens entreront dans l’oasis lointaine, où vraisemblablement, plus
qu’ailleurs, il sied d’y croire Psyché bocagère. Peut-être même y sont-ils déjà. Toute cette
histoire, que je vous raconte en phrases si ternes, fut - sachez-le – d’un prodigieux lyrisme ;
j’avais cru m’amuser beaucoup jusqu’à ces jours… encore une illusion de tombée. Et Louÿs
et Hérold croyaient vivre… Vous verrez, de là-bas, comme ils vont parler du passé.
Cher ami, je puis me flatter à présent de connaître Hérold mieux que vous, car dimanche je
l’ai vu, dansant sur un pied, pour imiter les flamants roses, réciter des folies très risquées,
qui n’avaient d’autre but que d’exprimer sa joie ; - car je le recommande à trois femmes.
De sorte que le printemps prochain, je compte lancer un nouveau livre que j’intitulerai : Les
Jardins de Ouardi – par A. Ferdinand Hérold. Ouardi (ce qui veut dire : né à la saison de la
rose) est un enfant arabe dont Hérold est tombé follement amoureux sur simple présentation
photographique. De sorte que si Hérold n’accompagnait pas déjà Pierre Louÿs, j’aurais
chargé Pierre Louÿs d’accompagner Hérold pour l’apaiser et pour le maintenir. »
Une tranche de vie, vacances algériennes
Les deux compères se sont engagés à tenir, à deux mains, le journal de bord de leur
escapade, en 54 pages d’un cahier d’écolier. Ce document fut publié, par Jean-Paul Goujon,
en 1996, aux Editions du Limon, sous le titre « A.-F. Hérold et Pierre Louÿs, Journal de
Meryem, 1894 ». Voici quelques aperçus de ce journal qui se déroule du 17 juillet au 17 août
1894 :
Mardi 17 juillet :
La côte algérienne apparaît au bastingage. Le soir même, les deux compères font leur premier
tour en ville. Contact impressionnant avec le Sud.
Mercredi 18 juillet :
Louÿs et Hérold errent dans la Kasbah. Pierre Louÿs commence ses premières « obscénités ».
Jeudi 19 juillet :
Le climat est dur, les Arabes sont en colère contre les Juifs, à cause des décrets Crémieux de
1870 qui ont fait de ces derniers des citoyens français, excluant les musulmans. Rue des
Abencérages Louÿs fornique avec Fatma. La crainte d'avoir contracté la syphilis le poursuivra
désormais.
Vendredi 20 juillet :
Fornications, Ferdinand sympathise avec Lola, Pierre avec Mercédès. Diner au front de mer.
Samedi 21 juillet :
Louÿs retombe en enfance. Ferdinand note : « Louÿs rajeunit de plus en plus ; il doit avoir
huit ans ce matin »…
104
Dimanche 22 juillet :
Arrivée le soir à Constantine, en ayant pris le chemin de fer de Djurdjura. Il fait 41° dans les
wagons. Aux fenêtres défilent les ravins pleins de lauriers roses.
Lundi 23 juillet :
Arrivée à la gare de Biskra. Rencontre avec Félie qui a été entraineuse dans les beuglants de
Chicago, elle danse « tara ra boum di-yé »…
Mardi 24 juillet :
Tournée à Bab el Darb parmi les palmiers et les maisons de terre.
Ferdinand et Pierre se procurent des gandourahs (trop courtes), des chéchias et des chaussures
dans le genre du pays.
Louÿs est à la recherche d'une demeure pour y passer l'hiver prochain.
C'est le jour de la rencontre avec Méryem…
Mercredi 25 juillet :
Ferdinand et Pierre quittent Biskra pour Constantine, sans Méryem. Elle viendra à
Constantine. Et Pierre Louÿs veut absolument emmener Méryem à Paris.
Jeudi 26 juillet :
Pierre Louÿs consulte un médecin à Constantine, à cause de sa fièvre, de sa toux et aussi de
ses appréhensions depuis ses relations avec Fatma.
Ils s'installent 42 route Bienfait et comptent y loger Méryem qui doit venir par le train de
Biskra.
Vendredi 27 juillet :
Louÿs va à la gare chercher Méryem. Il l'a appelée par télégraphe. Il rentre seul de la gare.
Elle n'est pas venue.
Louÿs est très entiché de Méryem, ce qu’attise l’attente : il a « suspendu près de son lit le
portrait de Méryem et le foulard avec un art de sergent major »… Ce foulard de soie avait été
donné par Méryem à Gide, il devait servir de gage pour permettre à Louÿs de s'introduire
auprès d'elle…
« Petites fornications » note Hérold. Le soir : « Prière avant de dormir à Aphrodite
Ouranienne »…
Samedi 28 et dimanche 29 juillet :
Les journées se passent en attente de Méryem, déambulations dans Constantine, de café en
café ; Pierre Louÿs se révèle « terriblement réactionnaire, tyrannique et esclavagiste… »…
Dimanche, Louÿs trompe son ennui en écrivant à Debussy, il lui propose une romance, en la
mineur, volontairement inepte, à faire chanter par Ali, « déguisé en chamelier » : « Tu
pourras mettre cela dans Pelleas. Comme c'est inédit, tu ne cours aucun risque. » Le
lendemain Louÿs rajoute à sa lettre : « Hérold te salue. Il parle beaucoup de toi aux petites
Kabyles. »
Lundi 30 juillet :
Phase d'écriture :
« Poème en prose pour Camille Mauclair
L'Océan du violet nous submerge. Nous dérivons à travers le Gulf-Stream des félicités
blêmes. Le pas des femmes sur la route laisse des macules de sang vert. Hou ! … Hou ! …
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Hou ! …Trois aigles, qui sont des chouettes, bondissent parmi les draps de notre lit. Le tigre
capitaliste et rouge, enlisé dans les champs de patates érotomanes, s'ébroue sous la lune
visqueuse.
La suite par le dédicataire. »
Mardi 31 juillet :
Attente, toujours. Louÿs envisage des séances de photographies avec Méryem, il est
formellement exclu par les compères de la faire poser pour Parsifal.
Mercredi 1er août :
Grande émotion : Méryem arrive à la gare avec son chien Crispi, petite ironie puisque Crispi
est le Bismarck italien.
Jeudi 2 août 1894 :
Pierre Louÿs envoie à Gide la barbe de Hérold, que Méryem a coupée subrepticement,
profitant de son sommeil.
Louÿs conçoit une épigramme pour fêter cet épisode :
« A toi, Kypris Philommeïdès, je dévoue
Ces poils de barbe d'or, dépouilles de mes joues… »
Vendredi 3 août :
Disputes et réconciliations entre Méryem et Louÿs. Ils décident d'aller à Tunis, de se marier
devant un cadi et d'avoir une fille, Zorah.
Dimanche 5 août :
Autant Louÿs est expansif dans sa passion pour Méryem autant Hérold est discret dans ses
transports avec Khadidja.
Louÿs chante « Le Fiacre » de Xanrof et « L'hôtel du numéro 3 » du même auteur. Du coup,
selon Louÿs qui le note dans le journal, « Hérold chante "Où sont mes pantoufles" sur un air
de Parsifal… » Khadidja, paraît-il, attend Ferdinand sous les lauriers roses.
Lundi 6 août :
Reprise par Louÿs de « C'était sa mère ! »
Mardi 7 août :
« C'était sa mère ! » continue.
Mercredi 8 août :
Hérold et Louÿs écrivent un peu, dispute sur le cléricalisme.
Jeudi 9 août :
Le matin, Louÿs fait le clown en chemise et caleçon bariolés, imite l'ours en cage et fait des
farces d'enfant de 3 ans ½. « J'y collabore. » ajoute Hérold. Méryem se met à l'unisson, elle
annonce à Louÿs que quelqu'un le cherche, il demande benoîtement : « Où ça ? » - « Ici ! »
fait-elle en désignant ses génitoires. « Décidément, elle est obscène ! » s'écrie Ferdinand.
Vendredi 10 août :
106
Les compagnons attendent un chèque, ils n'ont plus que trente francs. Le climat s'en ressent.
Pierre Louÿs en a assez de Méryem et veut la jeter par la fenêtre, puis préfère aller se
promener, laissant seul Hérold avec elle à jouer aux dominos. Le soir, réconciliation.
Samedi 11 août :
Grand tour dans Constantine, pour faire des courses pour Méryem. Au soir le conflit reprend
entre Louÿs et Méryem, Hérold note qu'il n'y a pas « mort d'homme ou de femme. Mais la
guerre est ouverte. Il est urgent que Meryem parte. »
Dimanche 12 août :
Méryem et Pierre Louÿs parviennent à conclure une trêve que Hérold appelle « réconciliation
relative ». Les querelles Pierre Louÿs-Méryem, paraît-il, n'empêchent pas « Hérold de
murmurer l'air délicat de Flotow : "Quand je monte Cocotte, qui trotte, qui trotte" et quelques
autres fleurs du vieil opéra comique national. » Cette annotation de Louÿs est suivie aussitôt
d'un démenti formel de Ferdinand : « Etrangement calomnieux. »
Les trois compagnons partent acheter une ombrelle pour Méryem. Réconciliation
intempestive de Louÿs et de Méryem dans la rue, avec épanchements. « Si Meryem restait
encore un jour, où irions-nous ? (comme disent les vieux messieurs conservateurs et
bérengeristes) »
Lundi 13 août :
Méryem part, elle laisse un bracelet pour Louÿs et un foulard bleu pour Hérold. Le lendemain
Pierre Louÿs écrira : « le foulard bleu que Méryem a donné à Hérold traîne sur une
chaussette et un vieux paquet de bougies » ce à quoi réplique Hérold : « le foulard jaune que
Méryem donna jadis à Gide, et que Gide remit à Louÿs traîne sur une brosse à chapeau,
derrière une vieille carafe. »
Louÿs se dit triste : « Je suis de plus en plus ténébreux et larmoyant. Hérold essaye en vain de
me distraire par un entretien sur les chemins de fer et les intérêts de l'Ardèche. »
Mardi 14 août :
Louÿs se plaît à imaginer Méryem transplantée à Paris, avec Hérold aux vernissages ou aux
concerts à l'église Saint-Gervais, posant chez le peintre Blanche, reçue chez le distingué
mécène Jacques Doucet, en bicyclette, achetant 8 exemplaires de Paludes de Gide ! Hérold la
verrait bien à Bayreuth ou chez Montesquiou.
Mercredi 15 août :
Note de Pierre Louÿs : « "A mort, et allons déjeuner, mon cher, il est plus de midi et demie"
s'écrie ce Goethe dont je suis l'Eckermann. Quinze août. Fête nationale. "Fête cléricale
aussi" observe Hérold et nous remarquons, lui avec qq. honte, que n'avons pas été à la
messe.»
Jeudi 16 août :
Les deux compagnons se mettent à l'écriture. Déambulations le soir dans Constantine. Ils sont
intrigués par une maison louche, du genre à être fréquentée par Oscar Wilde ou Montesquiou.
Vendredi 18 août :
Brillante reprise par Louÿs de « C'était sa mère ! ». Hérold se lave et inonde la salle de bains.
Louÿs : « Hérold répand tous les fleuves de l'Aurès dans notre cabinet de toilette. »
107
Hérold : « 3 h 22. Louÿs profère : "C'était sa mère !" ».
Louÿs : « 4 h 11. HEROLD ECRIT LES DERNIERS VERS DU VICTORIEUX.
Je chante : Io ! Païan ! Io ! Païan ! Et Hérold, facétieusement, hasarde : "Et l'étrenne ?"
Hérold : « Pourquoi Louÿs m'attribue-t-il ses mauvais calembours ». La référence du
calembour étant : Les Paeans et les Thrènes.
Ce journal est un témoignage, au-delà, il est un hymne à l'insouciance. C’est un art, que
n’avait pas André Gide, de trouver du plaisir à des riens comme : « Quand nous sortons pour
aller déjeuner, Louÿs fait une remarque des plus justes : "il fait chaud!" ». Ou des dialogues
bruts mis sur papier :
Pierre Louÿs : Bonsoir.
Ferdinand Hérold : Bonsoir.
Pierre Louÿs : Faites des rêves intéressants pour le journal de demain.
Ferdinand Hérold : J'essaierai.
Pierre Louÿs : Comment vous y prenez-vous pour essayer d'avoir des rêves intéressants.
Ou encore, de Pierre Louÿs :
« 1 h 1/2- Hérold profère ces paroles stupéfiantes :
"Je vous parle de choses sérieuses et vous me répondez en citant des vers !"
Est-il permis, je le demande, est-il permis de traiter son art avec un mépris si peu déguisé ! ».
Hérold portant la barbe que trancha Méryem
108
Retour
Tous les amis de Louÿs et de Hérold veulent tout savoir de l’aventure des héros en
Algérie.
Paul Valéry écrit à Hérold, le 27 août 1894 :
« Cher ami,
Oui, je vais venir à Lapras. Je suis vraiment confus de votre amabilité au moins autant que
désireux de vous voir. Je brusle de connoitre vos ressouvenirs barbaresques.
Je viens de consulter l’indicateur. Je vois que le seul train possible me porte à La Mastre au
soir vers 9 heures.
Ce qui me force à vous demander s’il est possible de gagner Lapras à cette heure-là.
J’aurais alors deux heures pour visiter Tournon et y dîner. Et si le contraire était le vrai, je
coucherais à ce même Tournon pour arriver à La Mastre le lendemain à 1 heure p. m.
Quant à Péra, il est vrai que j’ai écrit à Quillard pour m’offrir – mais je n’en ai eu aucune
réponse, soit que j’ai mal mis son adresse, soit que…. Toutes les autres hypothèses !
Je viendrai par le train qui suivra le mot que je vous demande et au sujet duquel je vous
demande pardon : lebwohl ! leb --------------- wohl !
Et mille amitiés.
Valéry. »
Le 29 août 1894, on attend Hérold (sans barbe) à Lapras.
André Fontainas, qui revient de Florence (un voyage plus sage…), compte sur la
présence de Valéry à Lapras. Et Valéry vint huit jours, il lut Balzac et Voltaire, écouta
«Hérold raconter son Afrique…», puis rentra à Montpellier. « On lisait tout le temps. J’ai
détenu ce record : « Balzac en un jour, etc…».
Rentré à Montpellier, dimanche 9 septembre 1894, Paul Valéry écrit à Hérold, il
demande des nouvelles d’Andrée Fontainas, sa nièce. Le 23 septembre, Paul Valéry écrit de
nouveau à Ferdinand, il aurait voulu l’inviter à Montpellier, mais sa mère est malade.
Valéry devait rejoindre Quillard. Car, dans un mouvement d'exaltation, il avait
proposé à Pierre Quillard de le suivre à Stamboul, y enseigner dans un collège arménien de
Péra ; revenu sur terre Valéry n'en eut plus du tout envie, aussi Valéry n'est-il pas mécontent
quand Quillard lui « écrit de ne plus songer à Péra. Tant mieux - tant pis. » Maintenant, il ne
souhaite plus que récupérer sa casquette oubliée à Lapras.
En octobre, Valéry était à Paris.
C’est en septembre que La Chesnais rentra de six semaines passées à Christiania. Il
revient précisément quand arrivaient Lugné-Poé et l’équipe du Théâtre de l’Œuvre venus
jouer un peu en amateurs le répertoire d’Ibsen. Chez Fontainas, rue du Luxembourg, le 5
octobre, Henri de Régnier se fait raconter Ibsen par La Chesnais :
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« Le maître prend ses repas à l’hôtel. Il habite chez lui : salon orné d’anciennes peintures
italiennes, salle à manger de même ; c’est à travers ces deux vastes pièces qu’Ibsen se
promène, méfiant et concentré. Il médite longuement son travail, puis va écrire dans un petit
cabinet, sur une table bien rangé, d’une écriture soignée. Il aime à causer avec des jeunes
femmes, des professeurs et des étrangers - d’ailleurs archifermé. La causerie imprécise, avec
de longs silences, des signes d’approbation ou de dénégation.
En Norvège, suppression de toute politesse, manque de plaisanterie. Ils ont le sentiment du
ridicule, mais pas celui de la frivolité ».
Le 13 octobre 1894, Paul Valéry écrit à Hérold, il est à Paris, le 14, il doit aller chez
Fontainas.
Dimanche 23 octobre 1894, Pierre Louÿs exulte et annonce à son frère qu’il a vendu
chez Bailly 178 ouvrages dont 70 Méléagre, alors que Hérold n’a vendu que 9 exemplaires de
ses « Chevaleries Sentimentales » qui sont « son meilleur volume » !! (« Les Chevaleries
Sentimentales sont sorties en 1893 »).
En novembre 1894, Hérold publie à la Librairie de l’Art Indépendant un savant texte
brahmanique qu’il dédie à ses maîtres en orientalisme, Sylvain Lévi et Alfred Foucher :
l’Upanishad du Grand Aranyaka. Il insiste sur un point : « Qu’il nous soit permis d’ajouter
que cette traduction de la Brihad-âranyaka upanishad », strictement littérale, est la première
qui soit donnée en français. » Précision utile car dans le domaine de la traduction les
démarquages sont fréquents et Ferdinand fut rarement, dans sa carrière de traducteur, face à
des textes vierges. André Gide fut furieux, Hérold, aidé pour l’occasion par Pierre Louÿs, se
serait emparé d’un dépôt de papiers de cuve que Gide aurait mis de côté pour une de ses
productions.
Traducteur méritoire de l’Upanishad du Grand Aranyaka, Hérold semble prendre la
pose et le flamant rose de Biskra retrouve son col cassé… Est-ce pour cela que Régnier
s’estime déçu de l’effet de la cure de Biskra sur Hérold ? Elle n’a pas porté de fruits : «Hérold
ne change pas ; vous n’avez pas changé sa vie en l’envoyant à Biskra ; sa barbe repousse et il
redevient presque lui-même sans jamais avoir cessé de l’être. »
L’AGE existe toujours.
Casimir-Perrier, le 14 novembre 1894, vînt à l’AGE, comme l'avait fait Carnot. Il
offrit deux vases de Sèvres, « à ses frais » insistèrent les journaux. Le 9 janvier 1894, le
ministre de l’Instruction publique de Carnot avait envoyé une médaille à l’AGE ; certains
étudiants n'ont pas tort de craindre de se faire domestiquer.
Le 31 novembre 1894, la direction de l’AGE prie Casimir-Périer de venir assister à
une grande matinée à l’Odéon au bénéfice de l’Oeuvre : le Vaccin du croup, découvert par Dr.
Roux. Haie d'honneur, applaudissements des domestiqués.
110
Le salon des Heredia.
En décembre 1894, la sœur de Henri de Régnier, Isabelle, note dans son journal intime
que le peintre Jacques Blanche, qui fait son portait, lui parle de Ferdinand Hérold. Il trouve
Ferdinand charmant garçon qu’il a le plus grand plaisir à rencontrer ; il aimerait aller chez lui,
mais il n’est pas invité à ses mercredis… « Pierre Louÿs aussi est très gentil, mais quand on
connaît son caractère, on ne s’étonne plus qu’il ne se soit pas bien entendu avec Gide et c’est
inconcevable qu’il ait mangé toute sa fortune ; on sait bien que c’est parce qu’un médecin
avait eu la bêtise de lui dire qu’il était condamné et qu’il n’avait pas pour deux ans de vie,
mais, en somme, il s’est trompé et maintenant Louÿs n’a plus rien… ». Pierre Louÿs se
démène dans les ennuis financiers, il vit dans l’insécurité, «mon bégaiement recommence»,
«dans un grand dîner chez madame Hérold, je me suis tellement troublé au milieu d’une
phrase et j’ai tellement bégayé que j’ai été obligé de m’arrêter… »
Le 11 décembre, Henri et Isabelle de Régnier se rendent chez Blanche sur le coup des
quatre heures, ils y trouvent les trois filles Heredia, Hérold, Pierre Louÿs, André Lebey et
Valéry qui pérorent autour d’un thé. Marcel Proust est, là, venu seul, car Hahn sur lequel on
comptait pour la musique n’est pas venu. C’est une réunion de célibataires où on ne sait
pourquoi la jeune madame Barrés s’est invitée… Hérold, les Régnier, Pierre Louÿs et les
filles Heredia rentrèrent ensemble d’Auteuil par le tramway de La Muette …
Lundi 17 décembre, soirée chez Judith Gautier, les invités ont un petit carton à leur
place avec des vers d’Henri ou des filles Heredia. Lebey a au dessus de son assiette :
« Jeune, élégant et déjà très poli
Est-il bey de Tunis ou bey de Tripoli »
Et Hérold :
« Ferdinand Hérold bisquera
De ne pas aller à Biskra »
L’humeur est gaie, Heredia parle et parle, on joue, Pierre Louÿs gagne le gage de faire
le pont d’amour avec madame Natanson et Henri de Régnier celui d’embrasser toutes les
dames. Il s’exécute, plein de bonne volonté, accompagné de Hérold tenant une chandelle et lui
essuyant la bouche, à chaque fois, à l’aide d’une serviette. Baiser sur la main pour madame
Heredia, mais ses filles Louise, Hélène et Marie se sont laissées embrasser sur la joue,
« Louise trépignait de joie sur sa chaise » écrit Isabelle de Régnier…
Samedi 22 décembre 1894 : grand dépit de Pierre Louÿs pour Gide qui se règle chez
Hérold. On se rend ses lettres !
«20 décembre 1894,
André,
111
J’ai senti cruellement toute l’insécurité, le vague et le réel égoïsme de ton affection pour moi.
A l’heure où il faut qu’une amitié se manifeste et fasse ses preuves, je sais maintenant qu’on
ne peut pas compter sur la tienne. C’est pourquoi tu me feras le plaisir de considérer nos
relations comme terminées.
Fixe-moi dans la journée de samedi, chez Hérold que je vais prévenir, une heure où tu me
rendras mes lettres et où tu recevras les tiennes avec les manuscrits d’André Walter et du
Narcisse. Je n’excepterai pas une feuille de ton écriture et j’espère que tu seras assez loyal
pour en faire autant envers moi. – Cette lettre n’est que trop sérieuse ; ne me dis pas aprèsdemain que tu n’y as pas cru.
Pierre Louÿs. »
Marie de Hérédia (1875-1963), romancière sous le pseudonyme Gérard d’Houville, femme
d’Henri de Régnier, amante de Pierre Louÿs
112
Le voyage imaginaire de Ferdinand Hérold à Séville
C’est alors que Pierre Louÿs embarqua, en toute fiction, Hérold dans une escapade
chez les Gitanes d’Andalousie. Comme en Algérie les deux voyageurs tiennent un journal
commun où, cette fois-ci Louÿs imagine le comportement de Ferdinand. Il fait donc un
portrait à la fois ironique et plausible de son ami :
Dimanche 6 février 1895 :
Ferdinand est à la gare d’Austerlitz, très en avance, une heure. Il est hiératique, debout avec
un manteau beige, un chapeau melon noir, son lorgnon sur le nez, avec, à la main « un sac de
voyage embaumé d’une vague odeur de chameau », sac joint à une couverture de laine, un
parapluie noir et une ombrelle blanche.
Louÿs a oublié de prendre une ombrelle, il ne retrouve pas non plus son guide Joanne. Il va en
acheter un à la boutique de la gare. Une fois dans le train, le guide Joanne resurgit des
bagages, « surprise plutôt désagréable. » Le train part ; très vite, Ferdinand ronfle.
Lundi 7 février :
A 6 heures du matin, peu avant Coutras, Louÿs note que Ferdinand « profère quelques
frissonnements vocaux. » Préludes au réveil. Descente de train à Bordeaux. Ils montent dans
le train d’Irun. Un Anglais se joint à eux. Cela tombe bien, il va aussi à Saint-Sébastien. C’est
«le raseur», un certain J. Watson, Manchester. Il s’avère que, lui aussi, il se dirige vers
Séville, via Madrid. Louÿs médite de s’en débarrasser. Bien réveillé Ferdinand se lance, «avec
éloquence» dans une discussion filandreuse et ferroviaire sur les embranchements de la ligne
Paris-Bayonne. « Et tout à coup, comme inspiré, il s’écrit : « Oh ! Le Sud ! Le Sud ! », Louÿs
répond « Oui » et l’Anglais « What ?».
A la fenêtre, on distingue le village blanc de Guéthary au creux d’une petite crique arrondie.
« Hérold est tellement emballé sur ce trou (que nous avons aperçu en un quart de minute),
qu’il songe à y placer la scène d’amour de son prochain roman d’amour moderne. »
Puis Ferdinand passe la frontière « sans émotion », il s’en explique : « Pour moi, il n’y a pas
de frontières. Ce côté-ci de la rivière est exactement semblable à l’autre. »
A Saint-Sébastien Hérold et Louÿs réussissent à se débarrasser de l’Anglais : « Victoire ! ».
Mardi 8 février :
Ferdinand assis dans un coin du compartiment sommeille, la tête droite, les jambes croisées. Il
a du mérite car la porte du wagon s’est ouverte et la neige s’est engouffrée dans le train.
Trois voyageurs venus de Bilbao, montés à la dernière station, proposent aux Français de
partager leur repas. « Refus d’abord, puis acceptation sans raison. Il s’agit d’un pain frais et
d’une bouteille de vin noir qu’Hérold compare à regret aux vins de l’Ardèche. »
Arrêt à Avila. Louÿs a une pensée pour Sainte-Thérèse. Louÿs demande, hors propos, à
Ferdinand s’il est exact que « Sarah Bernhardt a vraiment l’âge que lui prête Coppée dans le
113
vers célèbre : « Or, en mil huit cent neuf nous vîmes Sarah gosse », il me rappelle aux
convenances en me faisant remarquer l’extraordinaire pittoresque des gens d’Avila, qui sont
évidemment les mêmes que du temps de Torquemada. Et il ajoute ces paroles ailées :
« Si j’avais su que ce fût du vrai pittoresque, je n’aurais pas tant hésité à vous accompagner.
Je ne suis pas ennemi du vrai pittoresque, je ne suis ennemi que des musées Grévin. »
Et il souligne son dire en me montrant des Espagnoles en châles jaunes et bleus à franges et
leurs pères en pantalons de cuir, également frangés. »
Le train qui était en panne semble s’ébranler, « El trèn ! El trèn ! ». Dans sa course folle
Ferdinand a toutes les difficultés à retenir sur son nez « l’instable et bouleversé lorgnon »…
Une fois dans le train, Louÿs décide d’« intégrer le compartiment intéressant, celui des
femmes », aussitôt agitation, scènes furieuses, combats et injures entre femmes. Ferdinand
garde son sang-froid et fait observer à Louÿs : «Nous sommes à treize cents mètres
d’altitude.»
Le train avance péniblement dans la tempête de neige. « Mais Hérold restait impassible, et
disait : « Nous passerons. »… » Ce fut vrai. Le train arriva en gare de Madrid à 6 heures du
matin, avec 23 heures de retard.
Mercredi 9 février :
Les trois Espagnols de Bilbao conseillent à Louÿs et à Hérold de descendre à l’hôtel des Beni
Soulards. « Ineffable souvenir d’Afrique. » En fait, il y avait eu erreur de compréhension, c’est
le Nuevo Peninsular. Les deux amis dorment enfin dans un vrai lit.
Sortie dans Madrid. Hérold propose à Pierre Louÿs : « Si nous allions au musée ? ». Louÿs
répond : « Non ! nous le verrons beaucoup mieux au retour. » « Hérold observe : « On ne sait
pas ce qui peut arriver. On est jamais sûr de revoir ce qu’on laisse passer. Allons-y, ne fût-ce
qu’une heure. » Et nous y fûmes. »
Et à 6 heures 20, ils partaient pour Séville.
Jeudi 10 février :
Le train traverse d’Andalousie. Arrêt à Cordoue. Pierre Louÿs veut voir la Plaza de Toros
pour la comparer au décor de Carmen. Un doute saisit Louÿs : et si la Plaza de Toros de l’acte
IV de Carmen se passait à Grenade ? «Hérold consulté reste indécis, et d’ailleurs indifférent.»
Vendredi 11 février :
Promenades et visite de la manufacture des tabacs. On est toujours dans Carmen.
Samedi 12 février :
Repos à l’hôtel. Ils écrivent.
« Hérold improvise les vers suivants :
Champ qui de bourg brûlé s’était redressé ville,
Le lieu qui le vit naître avait pour nom Séville.
Il avait pour devise : Est animal qui vir
Et jetait tous les soirs dans le Guadalquivir
Cent femmes qu’il… »
114
Louÿs réagit :
« Ces vers sont déplorables, Hérold, et je me vengerai sur vous à la prochaine occasion, si
vous en perpétrez jamais d’aussi piteux. »
Réplique de Hérold :
« Ce qu’à Bouddha ne plaise !
C’est le nom de Bouddha qui vous y fait penser ? » «- Peut-être. » écrit Louÿs.
Pierre Louÿs observe attentivement Ferdinand :
« Hérold, d’abord hésitant, s’assied tout à coup, étale une feuille de papier blanc et écrit en
lettres triomphales :
L’HOMME DE LA MER
Il est 4 h. 22 au moment où ces premiers vers jaillissent de sa plume :
O Roi Odysseus !
Ceuss de Lodi, ceuss
De Marengo et d’Austerlitz, écumes
Seront moins braves que nous ne fûmes !
Les nefs noires sont des sillages de plumes
Et la moindre des sirènes
A plus de cheveux que six reines
Et peu s’en faut
Qu’ils ne soient faux.
Calomnie ! Calomnie !
Je nie ! Je nie ! »
Dimanche 13 février :
Ferdinand se plaint de la laideur des femmes de Séville. Pierre Louÿs lui conseille la patience,
ils ont trois mois et demi devant eux, ils finiront bien par trouver la perle de Séville.
Ferdinand rappelle un distique important :
Craignons la syphilis et redoutons l’herpès
Chez les femmes de la calle de las Sierpès
En plus, il pleut et il fait froid. Ferdinand se plaint : « Si vous m’aviez écouté, si nous avions
passé l’hiver en Norvège ! »
«Il pleuvrait tout autant» rétorque Pierre Louÿs. « Oui, mais nous n’en serions pas surpris. »
Lundi 14 février :
115
Pierre Louÿs veut apprendre l’espagnol. Il s’entend avec un professeur et les cours
commenceront dès le lendemain. Peu après Hérold note : « Louÿs achète des castagnettes ».
Il les baptisera Lola et Paqua le lendemain, du nom des deux très jeunes danseuses tziganes
dont ils ont fait connaissance. Louÿs se livre à des attouchements sur Paqua.
Mardi 15 février :
Il pleut toujours. Hérold soupire : « O Norvège ! »
Louÿs note :
« Hérold, qui a pour Lola une prédilection non dissimulée, vient d’improviser le quatrain
suivant :
Dépuceler Paqua
Caca !
Mais corrompre Lola,
Holà ! »
Ferdinand est outré par le quatrain : « Louÿs, je vous prie une fois pour toutes, de ne pas
m’attribuer vos inepties. »
Louÿs commence à tousser, il a une fièvre avec coryza ; il est au lit à 8 heures. Ferdinand en
profite pour aller à un café-dansant…
Mercredi 16 février :
Louÿs marque dans le journal : « Hérold se remet à l’Homme de la mer. Je reste paludéen. »
Pierre Louÿs avoue souhaiter être plutôt chez lui, rue Grétry… Ferdinand est dans les mêmes
sentiments : « Aujourd’hui c’est mercredi. Je serais rue Greuze ; Régnier, Valéry, Sée,
Seignobos seraient chez moi. » Louÿs en prend ombrage : « Hérold, ces regrets sont peu
aimables ! »
Jeudi 17 février :
Louÿs trouve qu’il fait chaud, mais il a la fièvre, Hérold trouve qu’il fait froid et reprend son
antienne : « O Norvège…Sur le bord du plus frais de tes lacs, ô Nor… »
Il se fait sèchement couper la parole par Louÿs qui, excédé, lui fait remarquer : « Oui, vous
l’avez déjà dit » et qui finit par lui conseiller de quitter la chambre : « Allez donc voir Lola ! »
Le petit journal de Louÿs et de Hérold en Espagne se termine sur ces mots définitifs.
Bien entendu, des lettres accompagnèrent le récit.
Louÿs et Hérold sont au 9 Plaza del Pacifico à Séville d’où ils envoient à Paul Valéry
la lettre suivante :
« El 16 de enero 1895,
Cher ami,
A.-F. Hérold y Pedro Louÿs, 9 plaza del Pacifico, Sevilla, vous présentent leurs mayores
saludos et demandent que vous complétiez le trio.
Il pleut mais il fait chaud.
Hérold tente vainement de corrompre une certaine Lola qui danse, et moi une certaine Paqua
qui chante, deux personnes qui deviendront rapidement célèbres dans la jeune littérature. Elles
116
se disent sœurs et présentent « Mi Madre » avec un si grand sérieux que Hérold, saluant, dit
« Madame… » avec quelque comique.
Nous sommes vos
Pierre Louÿs
AF:Hérold. »
(Mercredi 16 janvier 1895, de Séville, lettre de Pierre Louÿs à Paul Valéry)
On sait que Louÿs avait invité Paul Valéry à ce voyage. Ce qui n’avait pu se faire.
Le même jour, toujours très exalté, Louÿs poursuivit sa correspondance avec
Debussy :
« Séville, 9 plaza del Pacifico,
Cher ami,
Ci-joint une boîte d’allumettes qui répand en España la gloire d’Emilienne. Tu sais qu’Hérold
s’est décidé à venir me rejoindre. Il t’envoie, et moi itou, ses melioros salutados de amistad, la
señorita Paqua chante des chansons en ut mineur qui commencent en mi b ré do tout à fait
piano, et puis une fusée de czardas, senza misura, tempo rubato, appasionato, « sans orgueil ».
Tu aurais passé un bon moment, mon vieux. C’est des chants bohémiens. Ça ne finit pas sur la
tonique. – Elle s’appelle Paqua et elle a quinze ans. Celle de Hérold s’appelle Lola (16 ans).
Pierre Louÿs. »
(Mercredi 16 janvier 1895, de Séville, lettre de Pierre Louÿs à Claude Debussy)
Debussy ne semble pas avoir vraiment cru à l’histoire mais s’en amuse et il répond le
22 janvier suivant :
(…)
« Voyez ce beau garçon-là
C’est l’amant dl’la !
C’est l’amant dl’la !
C’est l’amant de Lola ! »
(…)
« J’aime à me figurer vos esthétiques personnes «près des remparts de Séville et buvant du
manzanilla» et vous allez revenir très forts sur les castagnettes, ce qui augmentera vos petits
talents de société. »
(…)
« Toutes mes félicitations à Hérold qui me paraît aimer le mode «mineure», comme il
convient en Espagne !»
Le 5 janvier, dans la grande cour de l’Ecole Militaire de Saint-Cyr, au cours d’une
parade, Dreyfus était dégradé. Il cria, dans un silence de mort : « je suis innocent… ».
117
Paul Valéry est à Paris
Le 16 janvier 1895, dîner chez les Bonnières, au 7 de l’avenue de Villars. Tout est
beau chez les Bonnières de Wierre, les meubles anciens, les boiseries, les reliures des
bibliothèques et madame de Bonnières, « maigre beauté, d’un snobisme inouï, qui a mis tant
de temps à mourir de sa maladie de langueur…» ainsi la décrivait Gustave Schlumberger,
byzantiniste et médecin. Régnier rentre à pied au clair de lune, avec Hérold. Régnier est
ébloui par l’ancienneté de la famille bien que de noblesse de robe, par le prestige d’une
ascendance janséniste.
Valéry est à Paris et tourne en rond. Ses amis lui cherchent un emploi pour vivre. Il a
raté de peu, à la fin de l’année précédente, un poste de secrétaire à la Revue de Paris que lui
avait trouvé Henri de Régnier.
A en croire sa lettre à Louÿs, il a alors quatre amis : Ferdinand Hérold, qui a tout de
même quitté le foyer maternel et qui habite 20 rue Greuze, Henri de Régnier, qui loge 6 rue
Boccador, Stéphane Mallarmé, 89 rue de Rome, et José-Maria de Heredia, rue Joquelet.
Peu de temps après, Valéry est cloué au lit par des névralgies, dans sa rue Gay-Lussac,
il demande à Ferdinand de venir de la rue Greuze…
«…Je suis dans les névralgies jusqu’au cou (en commençant par le haut) – je ne quitte jamais
le coin du feu, ce qui m’éloigne assez de toute rue Greuze ou Balzac.
Ces excellentes conditions neurothermopsychiques et l’enthousiasme poétique que j’y mets,
font de mon article un joli jeu d’impatience.
Venez donc me voir un de ces jours vers cinq heures, ne fut-ce que pour prouver que la rue
Greuze n’est pas plus loin de la rue Gay-Lussac que la rue Gay-Lussac de la Greuze.
Si cela ne va pas mieux demain, j’irais jusques chez Lamoureux prendre une douche de
Crépuscule. (…) » (2 février 1895).
Le 15 mars 1895, on fête les départs des soldats pour Madagascar. C’est un peu
sinistre. La gloire sera moins difficile à arracher que dans 20 ans contre le Kaiser. Il n’y a pas
de joie dans l’air. Le frère de Pierre La Chesnais, André, qui a échoué de peu à Polytechnique,
est des partants (« Cela va faire une année pénible pour maman, je le crains » écrit Pierre à
ses parents). On craint plus les fièvres que les sagaies. Le gouvernement mise sur les colonies.
On ne parle pas d’Alsace ni de Lorraine. On hait les Anglais…
118
Le retour de Pierre Louÿs
Le 29 mars 1895, Valéry accepte l’invitation de Hérold, on parle de Louÿs qui est
annoncé de retour de Biskra où il est allé après Séville.
Et le Vendredi Saint 12 avril 1895, tout juste revenu, Pierre Louÿs dîne chez Hérold,
avec Régnier. Puis ils se rendent tous ensemble chez les Heredia. On fait fête à Pierre qui est
reçu solennellement comme canaque par le Grand Canaque Feu de Coke. Marie de Heredia se
met au piano et ses sœurs jouent avec Pierre Louÿs un opéra espagnol qu’elles ont inventé.
Louÿs y fait le traître drapé dans sa cape.
Depuis que le patriarche, le poète José-Maria de Heredia, a été élu à l’Académie
Française le 22 février 1894, ses trois filles ont créé une contre-académie de Carnaval, la
Canacadémie.
Le 4 mai 1895, l’anarchiste Jean Grave crée les Temps Nouveaux, Hérold y sera
rédacteur avec Paul Adam, Mirbeau, Retté, Kropotkine, les Reclus…
Peu avant, Henri-Albert Haug, dit Henri Albert, fils d'un notaire alsacien, le 16 avril
1895, lançait sa revue internationale Pan ; (d’où la plaisanterie de Paul Valéry : « Jeune fill’
gardez-vous bien, Pan Pan, Pan Pan, Pan Pan, ………………….. Pan Pan, Pan Pan, Pan
Pan »). Le bureau de la revue était chez lui, 9 rue des Beaux-Arts, il reçoit les samedis après
midi…
Nouvelle soirée canaque, le dimanche 12 mai, chez Judith Gautier. On joue aux
charades, il faut trouver le mot « Cléopâtre », pour « clé », on joue à Barbe Bleue, Marie de
Heredia et Isabelle Régnier jouent les victimes de la chambre maudite. Eclairage aux feux de
magnésium pour rendre l’atmosphère morbide… Pour « eau », Louise fait la soignante de
ville d’eau qui donne des verres aux patients, enfin pour « pâtres », Hahn et Hérold (muni
d’un chalumeau) jouent des pâtres gâteux, des participants marchent à quatre pattes, couverts
de housses, ce sont les moutons !
Hérold à la recherche d’un emploi pour Paul Valéry
Ferdinand a probablement parlé à Pierre La Chesnais des difficultés financières de
Paul Valéry. Pierre La Chesnais a tout de suite pensé à un emploi au ministère de la Guerre
où, il y a peu, son père Maurice était directeur du personnel.
Aussi, le dimanche 12 mai 1895, Valéry écrit-il à Hérold, pour prendre contact,
comme il a été assez vite convenu, avec Maurice La Chesnais. C’est pour Paul Valéry un peu
une « entreprise in partibus » infidelium…c'est-à-dire en terrain hostile, car le temps n’est
119
certes pas au militarisme… Lundi 13 mai, il ira donc voir le père de Pierre La Chesnais, qui a
donc encore de puissants contacts au Ministère de la Guerre. Valéry pense qu'il faudra donner
le change (c’est mal connaître Maurice La Chesnais qui est plutôt un penseur libre et moins
rigide en politique que sera son fils) :
« Dimanche 12 [mai 1895],
Mon cher ami,
Je vous suis bien reconnaissant de m’aider dans cette entreprise un peu « in partibus ». J’irais
voir M. La Chesnais demain matin. Je tâcherai de me camoufler en le monsieur qu’il faudrait,
et dont vous me donnerez l’indication implicite.
Toutefois, je serai sans doute très inférieur tous ces jours-ci à cause de mon extrême fatigue.
Je continue à ne plus dormir du tout et j’avoue que je me sens très nettement « entamé ». Ça
me désespère ; je n’ai plus de force du tout. Il me reste tout juste de quoi vous remercier et
vous tendre la main.
Valéry »
(Lettre de Paul Valéry à André-Ferdinand Hérold)
Valéry passe les épreuves écrites, le mercredi 15 mai, au ministère de la Guerre, rue
Saint-Dominique. La composition générale portait sur un sujet d’actualité : « Du rôle de
l’armée dans une nation ». Le correcteur, Emile Couturier, chef du recrutement à la Direction
de l’Infanterie, larde les marges de commentaires nerveux : « Quel pathos ! », « Absolument
inintelligible », « Quel français ! », Paul Valéry eut pourtant 13 avec ces remarques : « En
résumé le sujet n’est pas traité. Le français est barbare. Le candidat est un esprit absolument
nuageux qui ne sera jamais un rédacteur. Sa place est dans un mauvais journal. C’est un
vulgaire décadent, un Paul Verlaine en prose dont l’administration n’a que faire. Note 13
avec indulgence », « la discordance entre cette appréciation et la note laisse un peu rêveur »
observe Michel Jarrety dans sa biographie de Valéry. Les autres correcteurs voient les choses
différemment dont un : « Des idées et du savoir, style un peu étrange, mais d’une
remarquable énergie. »
Le père de Pierre La Chesnais réussit à voir une autre copie de Valéry au ministère :
note : 17 sur 20 (mention : « style un peu étrange et nerveux »). Mais les notes en
mathématiques sont faibles. Valéry en conclue : « ceci m’engage à regarder un peu à l’oral »
écrit-il à Gide. Joris-Karl Huysmans qui survit aussi grâce à l’administration l’encourage « Je
vous ai chaudement pistonné pour l’oral. » Pierre La Chesnais fait les intermédiaires entre les
bureaux du ministère, son père et Paul Valéry : « Votre plus mauvaise note étant en calcul, on
insistera sur l’examen oral dans cette partie et surtout sur le calcul des nombres décimaux et
le système métrique. Cela est de tradition aux examens de la Guerre. »
Valéry sera reçu à l’oral grâce à ses connaissances en histoire, en grammaire en
anglais ou en italien. L’examinateur en mathématiques, par un étrange coup du hasard, est
Alexis Orsat, un ami du père de Pierre La Chesnais et de Huysmans. Orsat écrira à Maurice
La Chesnais : « Votre protégé, M. Valéry, est reçu le XVIIIe (sur 20). C’est un jeune homme
distingué, intelligent et qui a plu à toute la commission et se fût classé dans un rang plus
élevé sans son style un peu étrange. Pour ma part, bien que je lui aie donné une assez bonne
note en arithmétique, je m’apprêtais à lui en donner une tout à fait supérieure, car il avait
très bien raisonné son affaire, mais il s’est tellement emballé sur le calcul que je n’ai pu le
guider comme j’aurais voulu. »22
22
Jarrety (P.), Paul Valéry, Fayard, 2008, page 173.
120
En raison de la liste d’attente des recrutements Paul Valéry ne rejoindra le ministère
qu’en 1897. Il y restera quelques années dans un milieu où il eut beaucoup à souffrir. Sans
doute le père de Pierre La Chesnais l’avait prévenu, car on trouve dans les papiers de celui-ci
cette note datant de 1883 sur le climat qui règne dans ce ministère : « La femme de Matrat lui
conseille de quitter le Ministère et de faire autre chose (…). Il ne comprend pas comment j’y
résiste ; c’est par la sérénité de l’esprit et les distractions intellectuelles que je me donne… »
Valéry donna, malgré tout, toute satisfaction à sa hiérarchie. On lui prédit même une
«carrière». Grâce à André Lebey dont l’oncle était directeur de l’Agence Havas, Valéry put
quitter sa prison, au 1er août 1900, pour congé sans solde avec raisons familiales. « Je me sens
très heureux et un peu fier de t’avoir tiré du ministère », conclura Lebey.
Le même mois de mai, le 30 mai 1895, eut lieu la consécration de Heredia à
l’Académie Française, il est reçu solennellement à l’Académie Française (plus d’une année
donc après son élection), c’est Coppée qui l’accueille. Henri de Régnier, Pierre Louÿs et
Ferdinand Hérold eurent leur billet pour assister à la séance.
Le soir les Heredia reçurent les amis à un lunch, la maison est fleurie comme pour un
mariage. José-Maria, épuisé, dans l’habit vert fraîchement acquis, madame toute en soie noir
et jais, Hélène en jupe de peau de soie noire, corsage de pékin noir et blanc garni de velours
vert et dentelle blanche, et une toque de fleurs, Louise en toilette mauve et Marie en robe de
taffetas changeant, vert clair et rose, gaze noire au pli du corsage sur le côté, ceinture et col de
satin noir au grand nœud à la nuque derrière et son chapeau d’Auguste (C’est Isabelle de
Régnier qui, dans son journal, note ces toilettes).
Mercredi 12 juin 1895, meurt un des fondateurs du Mercure de France, après avoir été
rédacteur au « Cri du Peuple » et à la « Cocarde »…poète « décadent » et penseur déchiré,
Louis-Adolphe-Edouard Dubus, 31 ans. Depuis des mois, il vagabondait dans Paris. Une nuit
il fut attaqué.
Cette fois-ci, on l’avait retrouvé inanimé dans une « pissotière », place Maubert, les
poches pleines de fioles de morphine ; c’est un policier poète, Jean Court, qui le reconnaît et
lui évite d’être disséqué en Fac de médecine.
Dimanche 30 juin, Henri de Régnier, les Heredia, Ferdinand Hérold sont réunis chez
Judith Gautier. Pierre Louÿs prend les rênes des opérations du pique-nique, il est le « grand
organisateur ».
Madame Ganderax met en garde les jeunes filles sur le risque à participer à cette
sortie : « Je vais vous dire ce que les gens pensent de votre pique-nique, on trouve très
ridicule que des jeunes filles courent les environs de Paris seules en société de messieurs ;
cela ne s’est jamais vu et n’est pas convenable et je vous en préviens, car cela vous
empêchera de trouver des maris, et il faut au moins que vos amis vous préviennent du tort que
vous vous ferez !» Peine perdue. D’ailleurs Hélène de Heredia réplique : « …et d’abord, nous
ne serons pas seules puisque notre père nous accompagne ! »
Le mardi 2 juillet, eut lieu le fameux premier pique nique canaque aux étangs de
Villebon. Départ au Pont de l’Alma avec l’« hirondelle » qui descend la Seine, on débarque
au Bas-Meudon pour prendre le funiculaire de Bellevue. Ils sont chargés de paquets, les
Régnier ont apporté un gâteau d’amandes, Pierre Louÿs des tartelettes, Hérold un énorme
jambon d’York.
121
Sur le chemin de Villebon, Louise flirte avec le romancier à la mode, Marcel Prévost,
Hélène marche posément et Marie s’amuse à se faire traîner au bout de chaque bras par Pierre
Louÿs et André Lebey.
On s’installe sous les arbres sur une belle pelouse. Henri de Régnier qui peu de temps
auparavant était venu ici en qualité de témoin de duel de l’écrivain Laurent Tailhade trouve
les lieux parfaits : « … Il ne nous manque plus que le spectacle d’un duel avec Tailhade ! »,
fit-il. Ces mots à peine dits, on vit poindre les têtes de deux chevaux, suivies aussitôt d’une
calèche.
Arrêt de la voiture, Tailhade en descend avec deux témoins et le médecin. Régnier,
Hérold et Louÿs courent le saluer. Marie monte à l’étage du restaurant La Tour pour assister
au duel.
Quatre détonations, Tailhade réapparaît, Heredia et lui trinquent au champagne. Et le
duelliste rentra à Paris.
C’était un duel entre l’actuel président de l’AGE, Merwart (dont un des témoins est
Wiriath) et l’écrivain. La cause en est un différent lié à l’Affaire Dreyfus.
Le 10 juillet L’Echo de Paris publiera les impressions de Tailhade : « Nous montâmes
à la tour de Villebon, Monsieur Merwart et moi. Cette route cavalière de Versailles à
Meudon… combien de fois l’ai-je parcourue, tantôt belligérant, tantôt second de quelques
amis ! A la tour de Villebon, dont les tilleuls fleuris versent, par ces crépuscules de juin de si
riches effluves, j’ai croisé le fer et fait partir des balles à travers la neige d’automne… A la
Tour, c’est un spectacle divertissant. Une accorte jeune fille vous salue d’un rire de bon
augure, s’enquiert si vous venez aujourd’hui, pour l’épée ou le pistolet, du même air avenant
dont elle s’informerait si vous mangez de la friture ou de la matelote. En outre l’on rédige
impartialement les procès-verbaux de rencontre et la carte payant des repas sur un papier
dont l’en-tête (ô scepticisme !) figure deux lapins en train de ferrailler… »
L’après midi, on se roule dans le foin, on joue à cache-cache. Marie et Pierre Louÿs se
cachent étendus sur un lit. On redescend au crépuscule. Cette fois-ci Marie se fait traîner par
Henri de Régnier, mais aussi par Pierre Louÿs. Hérold, lui, est épuisé de porter son jambon à
peine entamé : «il voulait le laisser dans un fossé, mais tout de même, il s’en est embarrassé
jusqu’à la gare de Bellevue et l’a donné à l’aiguilleur qui en était ravi… ».
Déjà, Pierre Louÿs réclame un second pique nique… on fixe tout de suite une date : le
vendredi 12. Depuis un an, jusqu’à la vente d’Aphrodite en avril 1896, Louÿs n’avait plus
d’argent… mais il donne le change. Le 15 juillet 1895, Louÿs aura quitté le n°1 de la rue
Grétry pour le n°11 de la rue Châteaubriand. Il se rapproche de Marie de Heredia.
Quelques jours auparavant, Louise de Heredia demanda à brûle pourpoint, mais « en
minaudant », à Isabelle de Régnier s’il était exact que son frère Henri comptait épouser
Hélène de Chalorge. Isabelle invite Louise à demander directement à Henri. Elle le fait, il est
évasif. Louise laisse entendre que c’est Marie qui veut savoir. Une autre fois Louise demande
à Henri : « Pourquoi ne demandez-vous pas Marie en mariage ? ». Régnier aurait alors
répliqué : « Mais, mademoiselle, je ne sais pas si elle voudrait de moi !
- Essayez, et vous verrez !!! »
122
Promesses et départs en vacances…
Il était entendu que Pierre Louÿs et Henri de Régnier feraient leur déclaration à Marie
ensemble. Comme dans la mythologie grecque elle aurait eu à choisir l’élu en présence des
deux. Régnier rompit traîtreusement le pacte et profita d’une absence de Pierre Louÿs pour se
déclarer…
Le 10 juillet, on joue Tannhäuser, Heredia invite tout le monde, les Régnier,
Ferdinand Hérold, les trois filles et Pierre Louÿs. Pendant tout le troisième acte Marie et Henri
cessent d’écouter, au fond de leurs loges ; ils échangent des promesses. Rien, semble-t-il,
n'échappe à Isabelle de Régnier qui note tout dans ses carnets. Mais a-t-elle tout vu ? Pierre
Louÿs affirmera à son frère Georges avoir été au plus près de Marie cette soirée-là :
« Je l’adorais. Le 30 juin, chez Mme Gautier ; le 2 juillet au pique-nique de Villebon ; le 4 à
un goûter chez elle ; le 6 en visite ; le 8 pendant toute une soirée sur sa terrasse ; le 10 à
l’Opéra pendant Tannhaüser dans sa loge ; le 12 à un nouveau pique-nique à Montmorency,
en mille occasions nous nous sommes pressé les mains avec une passion que je n’ai jamais
eue pour personne. Je suis ABSOLUMENT SÛR que si je l’avais demandée le premier, si
même elle avait pu penser que je la demanderais un jour, elle m’aurait accepté ou attendu. »
Vendredi 12, pique nique canaque, un peu mélancolique, car il pleut. Il était prévu de
prendre le train pour Saint-Germain, puis aller à pied jusqu’aux Loges pour y dîner, puis
joindre au clair de lune Maisons-Laffitte et rentrer en train vers les deux heures, car de là, il y
a des trains toute la nuit. Louÿs est encore venu avec des tartelettes, quant à Hérold, cette
fois-ci, il est venu avec des cerises. Le soir, on pique-niqua finalement rue Balzac, chez les
Heredia.
Ils firent un aller et retour en train à Montmorency, la forêt est trempée. Les uns
déclament du Ruy Blas les autres imitent des duels, inspirés par Tailhade. Marie est fatiguée ;
en chevaliers servants, André Lebey et Pierre Louÿs lui font une chaise à porteur de leurs
bras.
Au retour, rue Balzac, il se passe une scène étrange, Marie se fait prêter toutes les
bagues des convives.
Isabelle de Régnier note qu’Hérold est à côté d’elle.
Après les danses, Isabelle observe que Marie n’a gardé que la bague de son frère
Henri :
« Je demandais à Henri s’il ne se la faisait pas rendre, il me répondit qu’elle représentait un
gage entre eux, ce qui souffla sur moi une idée de fiançailles, mais le lendemain samedi il
revint de sa visite hebdomadaire avec la bague, ce qui dissipa cette idée. Le soir, Pierre
Louÿs lui fit une visite, lui écrivit le lendemain matin ; Henri y alla après le déjeuner et c’est
à son retour qu’il appela Maman et ensuite moi pour tout nous dire : Pierre Louÿs a été
séduit par la grâce de Marie et veut l’épouser, mais il se doute bien qu’Henri la désire aussi
et ne voulant pas la lui souffler le prie de la demander immédiatement, sans quoi, lui se
présentera. Alors Henri parlera le premier et s’il était refusé Louÿs se présenterait. Cette
crainte d’être refusé agite beaucoup Henri, mais pour peu de temps puisque nous passons la
123
soirée du 14 juillet chez les Heredia, alors il demandera immédiatement à Marie et si elle
refuse ce sera moins humiliant puisque cela se sera passé entre eux deux.
Et Maman lui dit que de cette manière il pourra la revoir et moi aussi. Elle aura toujours
quelques mille francs de rente, lui travaillera et puis ils habiteront avec nous au moins
pendant les premières années. Mais si elle refusait ?
Que ferions-nous d’Henri ?
Nous partons avec inquiétude vers 9 heures et à peine entrés, je vois Henri qui emmène Marie
sur la terrasse, moi qui sais, je les vois tous deux de profil, lui parle, elle répond puis fait une
petite révérence pendant qu’il lui passe au doigt son opale. Personne n’a rien vu, alors en
passant près de moi il me dit : c’est fait. Et on cause et cherche sans succès à s’amuser car
Henri a emmené M. de Heredia dans son cabinet pour lui parler et a dit tout bas un mot à
Loulouse. Je trouve Marie dans le petit salon et l’embrasse en sœur. Puis elle trouve le
conciliabule d’Henri trop long et se faufile au fumoir… (…) … Mme de Heredia demande si
on sait pourquoi Louÿs qui vient toujours n’est pas là ce soir. (…)».
Le lundi 15 juillet 1895, Pierre La Chesnais écrit à ses parents, il a passé deux nuits
rue du Cherche Midi, pour son affaire avec l’Ecole Alsacienne.
Tout le monde part en vacances.
Pierre La Chesnais veut aller de nouveau en Norvège. Les amis partent aussi. Ses amis
d’alors, il les nomme : Paul et France Ranson, Edmée Gellion-Danglar, Gabrielle HéroldFontainas, Achille et Hélène Rosnoblet, Ferdinand Hérold, qui part bientôt, Louis Révelin, qui
ne part pas, il a un cours de vacances au collège Sainte-Barbe qui prépare à Polytechnique et
Pierre ira le voir. Pierre travaille le norvégien. A cause des mathématiques spéciales et
élémentaires il a définitivement échoué à l’agrégation qu’il a passée sans conviction.
Avant de partir pour Lapras, Hérold s’est entendu avec le Théâtre de l’Oeuvre pour
faire représenter l’Anneau de Sakountala. Lugné-Poé ne veut pas rester cantonné à Ibsen et
veut élargir son horizon :
« La saison prochaine du Théâtre de l’Œuvre sera composée de huit spectacles qui formeront
une sorte d’histoire de l’art dramatique. Dans chacun de ces spectacles seront en effet
représentés un ou plusieurs ouvrages appartenant à une des grandes époques du théâtre,
chinois, hindou, grec, moyen-âge, Renaissance anglaise, Renaissance espagnole, Renaissance
félibréenne, Renaissance scandinave.
Nous pouvons annoncer, dès à présent, que le théâtre hindou sera représenté par une
adaptation de Sakountala, le grand drame sacré bouddhique. Cet ouvrage sera traduit par le
poète A. Ferdinand Hérold. Le théâtre grec sera représenté par une pièce d’Aristophane
adaptée par M. Tristan Bernard. Le théâtre espagnol sera représenté par une pièce de
Calderon ; le théâtre scandinave par Peer Gynt d’Ibsen; le théâtre anglais par Venise sauvée
d’Otway ; le théâtre du Moyen-âge par un mystère… » Ce communiqué dans la revue
d’Edmond Stoullig, la Revue d’Art dramatique, s’achevait sur une note vaguement ironique :
« on n’est pas encore fixé sur le choix d’une pièce chinoise ».
Lugné-Poé a pris connaissance du récent traité de Sylvain Lévi sur le théâtre indien
très probablement par Hérold qui fut élève de Lévi. Lugné-Poé est fasciné par cet univers si
nouveau dont il apprécie le puissant et étrange naturel. Car le drame indien est tout en
distanciations réalistes, il n’est pas la reproduction des sentiments du particulier, il va au-delà,
et c’est ce qui conquiert le jeune directeur du Théâtre de l’Œuvre. Dans Sakountala, la
psalmodie – qui n’est pas facile pour le public de 1895 ! - est non seulement concevable, mais
124
elle est nécessaire au traitement du récit, elle s'impose et Lugné-Poé, l’homme de théâtre
symboliste, est dans son élément…
Pierre Louÿs s'enfouit à Lapras…
Louÿs quitte Paris pour rejoindre Herold-House, il y arrive vers le 10 août. Il y trouve
un certain confort :
« Lapras (70 habitants) est un petit hameau dans une vallée profonde et verte où il y a des
pins, des châtaigniers et de l’eau partout. Il y fait chaud mais l’air est d’une pureté
admirable, sans brume et poussière, pas même le soir. C’est rare dans le Midi.
Je m’y trouve fort bien dans une famille simple et facile où le mot de cérémonie est inusité.
Voici les personnages : Mme Hérold : 58 ans environ, veuve de l’ancien préfet de la Seine.
Personne affable et très maternelle. André Fontainas, 34 ans, son gendre, poète et receveur
d’octroi ; Gabrielle Fontainas, 34 ans, sa fille, Ferdinand Hérold, 31 ans, c’est mon ami.
Alphonse H., deuxième fils, 23 ans (ainsi nommé à cause de l’Alphonse du «Pré aux Clercs»),
Mme Alphonse Hérold, jeune ardéchoise. L’histoire du mariage est curieuse….23 » écrit-il à
son frère.
Lapras devint demeure familiale des Hérold seulement en 1873, quand le préfet
Hérold, souhaitant faire de la politique, sentit la nécessité d’un enracinement en province. Le
fait que Lapras soit une communauté protestante acheva de le convaincre d’acheter cette
maison de maître. Comme telle c’était une superbe bâtisse de pierre de taille, à la façade
stricte et sans défauts, comme on en construisait à l’orée du XIX siècle.
On pénètre sur la plate-forme de la propriété par une route en épingle à cheveux, à
droite est la maison du gardien. On monte une dizaine de marches et on entre dans un corridor
qui traverse la maison de part en part. Il y a, à droite, le cabinet de travail de Ferdinand, voûté,
un ancien bureau de notaire, et, à gauche, la cuisine, rustique, avec, encore, devant une fenêtre
ce qu’on appelle un « potager » en Ardèche, c'est-à-dire une dalle épaisse creusée de six trous
qui servent d’écuelles. Fait suite au cabinet, le salon, large et bien éclairé, donnant sur le parc,
avec un superbe et grand parquet en chevron de deux essences de bois, le piano de Gabrielle,
une cheminée, une haute bibliothèque murale où c’est plutôt Balzac qui fait la loi (vacances
obligent). De l’autre côté du couloir, unie à la cuisine par un passe-plat, la salle à manger, un
peu étroite, mais claire.
A l’étage du dessus, il y a une douzaine de chambres, on s’y rend par un large escalier
à rambarde de fonte qui débouche au premier sur un palier spacieux, lumineux, au sol de bois
23
Jean Neel, dans ses Souvenirs (page 41), évoque ce mariage du jeune frère d’Hérold : « Un jour Alphonse, un
peu mystérieux, m'attira vers la fenêtre et me confia, en grand secret, qu'il allait se marier « avec la jeune fille
que j'avais vue à Lapras ». Je me rappelai, en effet, une nièce de Madame Seignobos qui, l'été précédent, était
montée de Lamastre un dimanche. Elle avait à peine seize ans et portait encore une natte dans le dos. Cette
nouvelle inattendue me déconcerta et m'attrista un peu. Alphonse allait-il m'abandonner ? Il n'en fut rien. Nos
promenades continuèrent et, aussi, les après-midis dans la chambre aux cent merveilles. Alphonse et Marie se
marièrent à l'été, le jour même de notre départ pour Lapras. »
125
clair, lieu de séparation le soir, de retrouvailles le matin. L’étage du dessus est occupé par les
domestiques qui sont de Paris, il y aussi un dressing room et une étagère à chapeaux.
Dehors, derrière la demeure, s’étend un parc tout en longueur, pris entre une paroi qui
soutient un pré surélevé et la rive abrupte du Chaudreau, le petit ruisseau qui coule, en
contrebas, au travers d’une hêtraie aux frondaisons de feuilles rouges et vertes. Un ovale est
dessiné sur la pelouse, il permet des tours sans fin pour des discussions interminables et sert
de parcours de croquet.
Le cadre est propre au repos : « Promenades dans les hauteurs environnantes, clarines
des troupeaux dont le carillon attendrit l’espace… » écrira Vildrac.
Louÿs travaillera là 20 jours Aphrodite, de minuit à quatre heures du matin, grillant
cigarette sur cigarette…Il préfère cela à Cendrelune que lui propose Debussy et qui s’annonce
trop « lys contre rose, pudeur contre amour »… En avril 1895, pourtant, Louÿs rêvait déjà
de voir jouer ce conte pour enfant à la Noël suivante, à l’Opéra Comique.
Pierre Louÿs est organisé, il l’écrit au directeur du Mercure de France :
«Lapras – dimanche 11 août 1895
Mon cher ami,
Tout est bien. Nous reparlerons du titre à mon retour ; mais je n’insisterai pas si cela vous est
contraire.
L’esclavage est, après tout, un titre honorable et sonore ; le seul défaut que je lui reproche est
de donner une fausse idée du contenu, ce qui me semble un vice capital.
Les amours de
CHRYSIS
ET DE DEMETRIOS
roman grec
aurait l’avantage d’être exactement analogue aux titres des vrais romans grecs que nous
possédons…
Voulez-vous avoir l’obligeance de faire demander et commander chez Le Soudier, par
exemple, ou tout autre libraire étranger les deux ouvrages notés sur la feuille ci-jointe ?
Il existe une traduction anglaise récente des Mille et une nuits, faite non plus d’après notre
Galland mais d’après l’arabe. Bien que je ne sache pas le nom de l’éditeur, je pense qu’elle ne
sera pas difficile à trouver, je voudrais que vous me la fissiez envoyer ici-même, dès que vous
l’aurez reçue, avec l’autre ouvrage dont j’ai besoin. Si le prix des 1001 nuits dépasse 100
francs, j’y renoncerais ; mais seulement au-delà de ce chiffre.
Je travaille sérieusement, soyez rassuré.
Votre dévoué ami.
Pierre Louÿs-»
(Lettre de Pierre Louÿs à Alfred Vallette, 11 août 1895, de Lapras)
126
Fontainas, le poète aimé de Mallarmé, est là aussi, il est arrivé d’Italie le 29 août. Il
n'écrit pas. Il s’occupe des ganglions de sa petite Andrée qui a deux ans. André Fontainas est
accaparé par « une fatigue cérébrale due à la maladie de ma pauvre petite fille ! Oui, cette
année encore Lapras nous a été inexorable, et l’imbécillité des médecins de campagne !
Figurez-vous que celui en question a vu oreillons avec suppuration ! Où il y avait ganglion et
glande malade, et l’a soignée…. Est-ce soignée ? En conséquence ; Ramenée ici [à Paris], la
pauvre petite a dû subir… Ce fut hier – une petite opération chirurgicale : percement
d’abcès, nettoyage de ganglion, etc. Tout s’est bien passé aussi bien que possible, et je crois
que la voici hors d’affaire ; la fièvre a diminué, l’enfant est plus vivace. (…) »
La sœur de Ferdinand, Gabrielle Fontainas, est de nouveau enceinte. Ce vœu de
confort bourgeois et familial est étranger à Louÿs.
Depuis le samedi 24 août Pierre Louÿs fait de la bicyclette24, il a fait 29 kilomètres en
vélo dans la journée « avec un plaisir inouï »… à partir de ce jour, il fait de longues courses
en vélo, chaque jour. « … Il se livre au sport vélocipédique avec une joie rare. Vous ai-je dit
combien il m’a charmé à Lapras, par son insouciance et ses caprices d’enfant, et combien il
s’y est révélé le Louÿs, avec qui l’on ne trouve point le lien de contact absolu, mais charmant
de futilité même.» rapporte André Fontainas à Valéry.
Il a un accident avec un « jeune idiot » à 20 kilomètres à l’heure :
« Je continue à faire chaque jour de longues courses à bicyclette. Avant-hier j’ai démoli un
enfant sur la route. Le petit idiot a trouvé drôle de me passer sous le nez au moment où
j’arrivais à fond de train. Naturellement il s’est jeté dans ma roue et nous avons roulé tous les
trois par terre, l’instrument, le gosse et moi, sans grand mal d’ailleurs – Je vais maintenant à
20 kil. A l’heure, ce qui est déjà une jolie vitesse. (…). »
(Pierre Louÿs à son frère, Lapras, 28 août 1895)
Pierre Louÿs a un Kodak, boîte noire 150X100X100, avec sacoche et courroie. Il
circule et photographie les environs et le petit monde qui défile dans la Maison Hérold.
Edmée Gellion-Danglar, qui est seule et qui est épuisée par les « jérémiades » de son
amie Gabrielle, s'entend avec lui. Elle le trouve "maboul" écrit-elle à Pierre La Chesnais.
On sait par un courrier de Gabrielle qu’on se baignait en contre bas dans l’appareil des
nymphes, c’est à dire en parfaite harmonie avec la Nature. Il est probable qu’Edmée, qui était
très affranchie, faisait de même. Pierre Louÿs photographie.
C’est l’époque des smöljeries, terme de Louÿs, pour insanités, terme peut-être venu de
Pierre La Chesnais.
24
Jean Neel s’attribua la gloire d’avoir initié Louÿs au vélo (« C'est moi qui lui appris à monter à bicyclette. ») :
« Un immense plaisir vint, vers cette époque, s'ajouter à tous les autres : celui de la bicyclette. La première qu'on
vit dans la région fut celle d'Alphonse : une Peugeot qui coûtait six cents francs, - environ soixante mille francs
d'aujourd'hui ! Elle avait des caoutchoucs creux. Elle était luisante, laquée, nickelée. Elle sentait l'huile et le cuir
neuf. Je la caressais comme une bête de luxe. J'implorais la faveur de la nettoyer chaque matin. Alphonse apprit
à monter sur quelques centaines de mètres de route plate en amont de Lapras. Il zigzaguait d'un fossé à l'autre. Je
courais par derrière en le soutenant par la selle. Le jour où il garda l'équilibre marqua dans notre existence.
Bientôt il fut assez sûr pour m'asseoir sur le guidon. Je posais les mains sur ses épaules et je descendais ainsi
jusqu'à Lamastre, les cheveux au vent, grisé par la vitesse. Un an plus tard, Sée suivit l'exemple d'Alphonse.
Tous deux, au cours de nos promenades, pédalaient côte à côte devant le nez du cheval. Ferdinand s’extasiait : «
Tu vois, Sée, lâche une main ! ». Au début de l'été de 1892, Alphonse avec un camarade vint de Paris en six
jours. Il nous envoyait des dépêches et nous suivions les voyageurs, étapes par étape, sur la grande carte du
cabaretier. D'autres amis arrivèrent avec leur machine. On installa un garage. On organisa une course qui
passionna tout Lapras durant deux jours. » (Souvenirs, page 34).
127
Pendant ce temps-là Pierre La Chesnais s’apprête à prendre ses fonctions à l’Ecole
Alsacienne. Il va voir à Carnot M. Haudié, professeur de mathématiques, pour savoir
comment on fait un cours…
Louÿs, au bout de 10 jours se sent près de la fin de son ouvrage. Il le confie à Vallette :
« Cher ami,
Ce n’est pas facile de corriger des épreuves sans texte, surtout quand l’éditeur fait des
omissions. Je ne suis pas certain que celles-ci soient correctes. Dans le chapitre V j’ai fait un
changement de noms. Ne vous en inquiétez pas. C’est expliqué d’un mot.
Je continue à travailler beaucoup et je serai prêt dans trois semaines pour la seconde partie.
Votre dévoué ami.
Pierre Louÿs
Lapras 21 août 95. »
(Lettre de Pierre Louÿs à Vallette, 21 août 1895, de Lapras)
Pierre Louÿs partit de Lapras le dimanche 1er septembre. Pour être à Paris le lundi
matin…
Aussitôt arrivé à Paris, Pierre Louÿs retrouve son Quartier Général au Harcourt, 47
boulevard Saint-Michel, à l’angle de la place de la Sorbonne, où il prend l’habitude de dîner.
L’ambiance politique est exécrable.
Dimanche 8 septembre 1895, Paul Valéry qui est en manœuvres du côté de Sète
signale à Pierre Louÿs qu’il croit toujours à Lapras qu’il lui a envoyé son « Intromission à ma
méthode » :
« Villeveyrac
8 septembre
Mon cher,
Je suis en manœuvre ; j’y crève de fatigue et de chaleur. J’ai une tête de bandit. Je t’ai envoyé
chez Hérold à Lapras l’« Intromission à ma méthode ». Je voudrais beaucoup, beaucoup, en
avoir fini. La chaleur est terrible et, vers midi, nous circulons sur les coteaux tout en pierre
sans ombre, sous le sac si lourd.
V.
Caporal à la 4e compagnie au 142e ligne à Montpellier (aux manœuvres) »
Le 24 septembre 1895, Paul Valéry écrit à Hérold, il est encore à Montpellier, il
s’apprête à partir pour Gènes, et il ne sera donc pas aux « mariages espagnols ». Paul Valéry
est impressionné par l’épidémie de nuptialité qui s’empare de ses amis (Régnier, Gide), à
noter que Valéry est bien le seul du groupe à trouver tout cela déroutant ces manières de
tourner la page de façon si désinvolte sur une phase de sa propre vie, il le dira plus tard à
128
Hérold : «mon cher ami, on commence par des sonnets. On finit par échanger des
proclamations de naissance… » Paul Valéry engendre alors la Jeune Parque.
Quand Hérold rentre de Lapras l’équipe du Mercure de France a fait maintenant cause
commune avec celle du Théâtre de l’Œuvre ; Rachilde est devenue conseillère de Lugné-Poé,
elle s’impose à lui par son savoir faire, son jugement sûr sur les gens et les choses et une
fantaisie compatible avec les principes inviolables du Symbolisme.
En octobre 1895, meurt le nouveau-né d’André Fontainas, qu’attendait Gabrielle à
Lapras. Il n’a vécu qu’une semaine. Mallarmé écrit à Fontainas (le 16 octobre) :
« Mon cher Fontainas,
Votre malheur nous affecte profondément : sept jours sont de quoi tant aimer et ouvrent sur
un espoir éperdu. Alors de cela il ne reste plus que l’occupation de pleurer ! Dites la
sympathie de ces Dames à Madame Fontainas et quant à moi, qu’intéresse tout ce qui est de
vous, je presse fort votre main… »
Le cœur lourd, Fontainas se rendit néanmoins aux noces chez les Heredia et en fit un
compte-rendu édifiant à Valéry :
« Mon cher ami. J’en sors. Ce fut splendide et vraiment ce ne fut pas gai. Je ne sais si je suis,
-et cela n’aurait rien d’étrange !- en une disposition morose, mais je me suis bien juré de ne
plus assister à un mariage, ou toute autre cérémonie mondaine, à moins de n’y pouvoir
réellement couper. Et aujourd’hui, j’enviais la sagesse d’un Louÿs qui sous prétexte de
fatigue, ayant passé la nuit à finir son roman, s’était excusé.
Tout ce que la ville et la cour contiennent de célébrités : Leygues aussi bien que Sully
Prudhomme, madame Gautier, Dorchain, Hervieu, Rodenbach et Mauclair, Boissier et
Goncourt, madame de Bonnières et Cabanellas encombraient d’abord Saint-Philippe du
Roule, puis le 11 bis [rue Balzac] ! La mariée était « très en beauté » dans une toilette très
jolie du reste. Elle avait eu le bon sens de supprimer le voile traditionnel par une longue
mantille de dentelles fixées en aigrette à sa chevelure haute et noire, et qui se confondait très
bas avec le satin de sa robe, par derrière.
Notre de Régnier avec son air le plus spirituellement délié paraissait agir selon de quotidiens
usages, Heredia rutilait ; madame de Heredia éclatait de bonheur, et les jeunes filles étaient
radieuses, franchement, même l’aîné. Qui dans le cortège, encore ? Griffin assuré et suffisant,
et sa femme, si gentille, et coquette, Hérold impassible, et d’aimable gravité ! ».
André Gide offre un cendrier en argent, les Bonnières une bibliothèque tournante
incrustée de cuivre, Psichari, une écharpe grecque, Vielé-Griffin un bureau anglais, Hérold un
paravent. Paul Valéry, qui, alors, n’a pas de ressources, donne une photographie d’art
représentant une œuvre de Léonard de Vinci.
Fin octobre 1895, comme prévu Valéry est de retour à Paris. Paul Valéry, qui ne
pourra assister à la pièce que prépare à faire jouer Hérold, s'amuse de Hérold qui «malaxe»
son Sakountala. Il s'amuse aussi de Pierre Louÿs qui invente des horreurs et de «Mauclair
qui…. (je ne confie pas au papier…).»
Henri de Régnier lui aussi constate le bonheur fébrile qu'a Ferdinand de travailler la
représentation de sa traduction de l’Anneau de Sakountala : « Hérold est très occupé de la
129
mise en scène de Sakountala à l'Œuvre. Je ne l'ai jamais vu si gai et si vivant. Il faut qu'il
fasse du théâtre. »
Il faut que Ferdinand fasse du théâtre…
Et de son côté, Pierre Louÿs peut être fier, il est le "Mécène malgré lui"… Car si
Aphrodite est loin d'être un chef-d'œuvre, c'est Aphrodite qui va financer les débuts du
Mercure de France et lui permettre d'avoir sa prodigieuse carrière. Alfred Vallette, gérera le
pactole en père de famille. Il faut reconnaître que le livre de Louÿs ne fut connu que par un
article extrêmement louangeur de François Coppée dans le Journal. Cette critique déclencha
une vente prodigieuse qui épuisa en un clin d’œil le premier tirage.
130
III
Les années Jarry
(1895-1900)
L’Anneau de Sakuntala
Le 9 décembre 1895, à la Comédie Parisienne, se déroula la répétition générale de
l’Anneau de Sakuntala, comédie héroïque de l’Inde adaptée par Hérold. Fait significatif, ce
texte, édité au Mercure de France, fut dédié par Ferdinand à Judith Gautier, la wagnérienne
dame aux bouddhas.
L’équipe du Théâtre de l’Œuvre s’est consacrée corps et âme, dans la mesure de ses
moyens, à réaliser cette mise en scène. C’est l’œuvre de toute la troupe. Tout le monde
participe. La compagne de Lugné-Poé, Suzanne Després, joua Pryamvadâ et on pria
l’administrateur, J.M Gros, de figurer le dieu Marica. Le couple mythique du roi et de
Sakuntala, la belle fille de l’ermite, furent joués par Henri Etiévant et Andrée Méry.
Etiévant avait donné les pires inquiétudes au moment des répétitions. Il jouait
mollement et s’avéra totalement dépourvu du charisme nécessaire au rôle.
« Louanges pleines et entières, écrira Henri-Albert Haug, dans le Mercure de France, à
mademoiselle Suzanne Desprez (Priyamvadâ) et Nina Béraldi (Anusûyâ), les compagnes
discrètes de l’amante. » Silence éloquent sur les prouesses d’Etiévant.
La musique était de Pierre de Bréville, Haug la trouva mélancolique et soulignant avec
bonheur le jeu de la fragile Andrée Méry.
En réalité, beaucoup jugèrent la musique de Bréville « rasante ». Debussy n’aimait
pas. D’ailleurs, Debussy n’aimait pas Bréville, qu’il savait être le véritable critique musical
qui se cachait derrière la signature de Willy dans l’Echo. Le compositeur s’amusa un jour à
131
s’en prendre au « wagnérien » Bréville à travers Willy en écrivant ceci : « Il n’y a qu’un
critique musical, c’est Willy. Il ignore ce qu’est une double croche, mais je lui dois le meilleur
de ma réputation. » On présume que, bien que wagnérien, Pierre de Bréville savait ce qu’était
une double-croche.
Les décors de Sakuntala étaient du Nabi Paul Ranson. La collaboration entre Ranson
et Hérold s’était soldée récemment par l’illustration du Livre de la naissance, de la vie et de la
mort de la bienheureuse Vierge Marie de Ferdinand. Le numéro du 22 décembre 1895 de la
revue l’Art Moderne saluera le mariage réussi d’archaïsme et de synthétisme moderne du
livre, « …Le dessinateur s’est étroitement, intimement associé à la pensée du livre, et ce sont
bien des personnages de rêve, d’un rêve presque prosaïque dans sa naïveté, qu’il incarne en
ses rapides et suggestifs dessins.»
La pièce fut bien accueillie, malgré la froideur, toute de principe, de la critique de
l’Oncle du Temps, Sarcey le sourcilleux. La réserve la plus fondée reposait sur l’absence
d’attrait du nouveau, car Sakuntala était loin d’être un conte méconnu, il avait déjà été traduit
quatre fois en français. Et Reyer, avec Théophile Gautier, en avait fait un ballet sous
Napoléon III (mais, cela, Ferdinand le précise dans la version éditée et il dédiait sa traduction
à la fille de Théophile).
Si la pièce eut un succès indéniable, d’après Romain Rolland qui y assista, c’est que le
public avait ressenti un plaisir certain, en y retrouvant des accents perdus de naturel et de vrai.
Par delà les siècles une civilisation « très raffinée et aussi loin que la nôtre de la simplicité du
cœur… ». En effet, ce fut charmant, cela avait la gaîté et la douceur de l’enfance. Cela donna
donc une soirée de théâtre agréable, mais, il faut le reconnaître, qui ne laisse pas des souvenirs
impérissables.
Les Heredia assistèrent à la séance de ce soir-là. Les trois sœurs, Marie, Louise et
Hélène, partagèrent la même loge qu’Isabelle de Régnier ; le frère d'Isabelle, Henri, et JoséMaria de Heredia étaient placés plus loin. A la sortie les Heredia et les Régnier, accompagnés
de Louÿs et de Lebey, ont couru chez Durand y prendre des glaces. C’était un rituel des
Heredia.
Sur le chemin, Louise perd ses dessous, André Lebey fit le gentilhomme et la protégea
du regard des curieux avec sa grande cape. Spectacle qui n’a probablement pas échappé à
«cette grue Maguerra qui se fait appeler Comtesse de Clapiers et qui n’est en fin de compte
que Mme Clapiers… » C’est ce que note Isabelle de Régnier, détails minuscules qui
dépeignent, mieux que tout, cette singulière société.
Paul Valéry ne vint pas à la représentation :
"Mon cher ami,
Je ne serai pas à Sa Kuntala, disposez des places ou de la place que vous me destinez.
Je dois partir demain pour 600 km. Je serai de retour je pense vers jeudi la fin de semaine
prochaine.
Bien votre (ahuri),
P.Valéry.» [8 décembre 1895].
Une escapade de Paul Valéry à 600 kilomètres de Paris. On pense à l'énigmatique
132
belle Savoyarde, rien d'une affaire à la "Krafft-Ebing" disait-il à Gide (en référence au
vénérable spécialiste de la sexualité débridée) … Valéry rêvait d'une vie à deux. Ce fut un
échec. Et il revint à Paris, non plus ahuri mais déçu.
C’est à cette époque que surgit Alfred Jarry, le futur père d’Ubu Roi, 20 ans, ancien
élève de Henri IV qui avait renoncé au bout de quatre tentatives à l’entrée à Normale
Supérieure Lettres. Il travaillait à l’Œuvre, précisément, et était devenu le principal
collaborateur de Lugné-Poé. Il y servait de secrétaire et avait son bureau à l’Œuvre, 22 rue
Turgot à Montmartre.
Jarry, le 3 avril 1894 exactement, avait acquis 4 actions du Mercure de France de 100
francs chacune, ce qui lui donnait la possibilité d’y être publié ; il fut, dés lors, un des habitués
du salon de Rachilde qui s’amuse de sa jeunesse turbulente. Elle l’avait mis en contact avec
Lugné-Poé en automne 1894. Sans doute Jarry était entré dans le groupe du Mercure de
France, sans difficulté, pour être, à partir d’au moins avril 1893, membre du cercle de Catulle
Mendés. Mendès, d’ailleurs, lui avait trouvé un travail alimentaire à la rédaction de l’Echo de
Paris.
C’est ainsi que Jarry, aux côtés de Lugné-Poé, participera à la mise en scène de Peer
Gynt d’Ibsen. Et il n’est donc pas étonnant que la dimension légendaire de Peer Gynt ait viré
au fantastique, au féerique et au bouffon. La scène des trolls dans la pièce fut transformée en
une fantaisie de Jarry qui, pour reprendre la formule affectionnée de Valéry, "malaxa" Peer
Gynt…
La Saint-Sylvestre 1895, Ferdinand Hérold la passa un peu partout, en famille, puis
tournée des amis. Il passa sur le tard chez les Heredia pour y constater que Paul Valéry et
André Lebey y étaient solidement implantés depuis le début de la soirée. Valéry cherchait à
ne pas paraître triste (il n'est pas vraiment revenu de sa mésaventure de Savoie). Pierre Louÿs
n’est pas venu en raison d’une bronchite. C’est du moins la raison qu’il invoqua, en fait, le but
de Louÿs était d’éviter Marie de Heredia devenue Marie de Régnier (« Comme je ne voulais
pas m’exposer à être à table auprès de son genou gauche, je refuse. »). Marie à partir de cette
époque commençait à solliciter avec insistance Louÿs.
Il y a du houx partout et un superbe bouquet de lilas blancs et roses que Lebey a fait
envoyer par porteur un milieu du dîner. On suppose Lebey messager de Louÿs.
Les contrées de l’Idéal, le Sud ou le Nord ?
En politique comme en inspiration, il fallait choisir son camp dans ces années de fin de
siècle.
C'est une obligation bien artificielle qui avait au moins la vertu d'organiser et
d’identifier les clans. C’est l’époque où il faut prendre parti.
133
Finalement Pierre Louÿs se décida, il préféra le Sud. Hérold, quant à lui, choisit le
Nord.
Louÿs demanda à Ferdinand de lui céder leur journal commun du voyage en Algérie ;
il écrira en mai 1896 : « N'est-ce pas qu'on devrait, par le Danube et les Alpes, tirer sur les
atlas une ligne infranchissable au nord de laquelle il n'y a plus rien ? ». Cinq années plus tôt,
Pierre Louÿs n’avait pas encore tranché pour un horizon imaginaire précis : « je ne me sens
pas Grec, à cause de Bayreuth… » écrivait-il à son frère.
Ce débat géographique était ancien, il remontait aux lendemains du Banquet du
Pèlerin Passionné de Moréas, en février 1891, au temps des soirées organisées par La Plume
dans le caveau enfumé du Soleil d'Or, place Saint-Michel. A partir du moment où le
dramaturge norvégien Ibsen fut suffisamment connu, une frange de la jeunesse rejeta
violement la littérature du Nord. Ce sont ces fervents du Sud qui poussèrent Moréas à créer
son éphémère Ecole romane. Parmi eux il y avait des enthousiastes que le destin rendit
célèbres, comme le jeune poète provençal Charles Maurras, futur fondateur de l'Action
Française, ou le jeune helléniste Alexandre-Marie Desrousseaux, le futur Bracke, fondateur
de l'Humanité avec Jaurès… Trajectoires dissemblables.
Charles Maurras publia un Jean Moréas, chez Plon, en juillet 1891, où le poète grec
Moréas est décrit comme le porteur du défi méditerranéen. Défi lancé « aux "grands barbares
blancs" issus en tourbillons pressés de la forêt d'Ardennes où naquit Paul Verlaine et des
glaces baltiques d'où nous vinrent, avec Rossetti, Swinburne et Shelley, Ibsen et Tolstoï » (…)
«Certes, le Barbare est utile. Il a des sensations fortes, violentes, quelque fois jusqu'à inspirer
le dégoût. Il est comme il dit volontiers, "suggestif". Il se découvre (ou plutôt, il nous
découvre, car sa conscience est peu claire) d'intéressants mystères d'âme. Mais il les laisse à
l'état brut. Comme son art est court ! Et qu'il est incapable de disposer une harmonie.»
C’était on ne peut plus catégorique…
A la même époque, en 1891, Romain Rolland, qui avait 25 ans, renvoyait un même
écho en écrivant : « Ibsen est l’Homme du Nord qui a eu le malheur de voir le midi et de
rester du nord. S’il n’était jamais venu en Italie, cela eut mieux valu pour lui… Au fond je
regrette que toutes ses œuvres pénètrent en France ; qu’avons-nous à en faire ? C’est un
homme ; mais il n’est pas de notre race, qu’il reste dans ses fjords, ce Barbare… ».
Mercredi 8 janvier 1896, Pierre Louÿs fêta chez les Heredia son départ de Paris.
«C’est son soi-disant dîner d’adieu» écrit Isabelle de Régnier qui n'en crut rien. En réalité
Louÿs rêve vaguement de séjourner trois mois à Athènes et dans les îles des Cyclades.
L’atmosphère rue Balzac est alors étrange, tout le monde est en deuil, à cause de la
mort du demi-frère de José-Maria, Léonce, mais on s’amuse follement, comme toujours.
Après dîner, on s’étend sur le grand tapis du salon et on regarde de petits automates se livrer à
des scènes scabreuses.
Hérold sent qu’il perd son temps, il a trente ans passés. Déjà.
Le 29 janvier Pierre Louÿs n’était toujours pas parti… Il a tout simplement renoncé à
la Grèce, car il doit être à Paris à la sortie de son premier livre. Ce livre, appelé un moment "le
Collier, le Peigne et le Miroir", puis "l'Esclavage", puis ce fut "Aphrodite", déjà paru en
feuilleton dans le Mercure de France. Texte, comme nous l’avons vu, rédigé en grande partie
à Lapras. Ce fut le succès de librairie du printemps, 10 000 exemplaires furent vendus en 10
134
jours.
Ferdinand Hérold et Louÿs décident d’écrire ensemble une pièce, à partir d’un conte
philosophique hindou, Louÿs veut en faire une pièce pour Baron…
Voici le thème de l’action tel que décrit par Pierre Louÿs à son frère :
« Un grand roi pécheur et coureur de femmes (Baron) a pour ambition perpétuelle de revenir
à la vertu. Il s’en ouvre à son premier ministre (Lassouche), aussi débauché mais moins sujet
aux remords, et celui-ci lui répond :
« C’est bien simple. Proclamez un édit d’après lequel tout ce qui était le vice deviendra la
vertu. Et alors vous pourrez obéir à vos goûts sans mentir aux principes.» Le roi accepte
naturellement ; et, ici, continue Hérold, Busnach conclurait en montrant que tout va encore
plus mal sous le vice que sous la vertu et que par conséquent il faut rétablir le premier état de
choses.
Mais je ne veux pas de ce dénouement.
Alors je lui ai proposé (… approuves-tu ?) ceci : puisque tout va si mal sous l’édit de la vertu
et si mal sous l’édit du vice, il n’y a qu’à supprimer au dernier acte les deux édits et à faire
proclamer par le roi la liberté pleine et entière d’agir comme bon semble à chacun. Ceux que
l’ascétisme enchante pourront s’y délecter ; ceux que la volupté attire pourront la rechercher
sans remords et tout sera pour le mieux. – Hérold a accepté et nous ferons ça… quand ? »
Quand ? Jamais, car le projet fut abandonné. La morale de la pièce ne leur aurait pas
ouvert la porte de tous les théâtres.
Le petit trot du Centaure
André Gide semble ne plus attendre de merveilles, ni de Louÿs, ni de Hérold. Il leur
manque trop de souffle. Leur ambition se borne trop à la réussite immédiate, pas assez à la
Littérature, la grande littérature. Il l’évoque à mi-mots dans un courrier à Valéry du 7 février
1896 : « Alors Hérold a fait une pièce avec le Chrysis de Pierre. Et puis tant mieux ! ». Gide
et Valéry ne se sentent-ils pas d’une autre essence ? Ils le sont de fait.
« Chrysis » était déjà le titre d’une première mouture d’Aphrodite, le roman qui avait
sorti Pierre Louÿs de l’anonymat. A la fin du mois de mars il semble que Hérold avait déjà
achevé la rédaction du drame.
Le numéro I du Centaure annonça la sortie de ce « Chrysis », information qui fut
rectifiée dans le numéro II de la revue ; la pièce de Hérold est devenue : « Aphrodite, drame
tiré du roman de Pierre Louÿs ».
Ce projet d’adaptation d’Aphrodite à la scène n’eut pas de suite véritable, en partie en
raison de la susceptibilité et des exigences de Louÿs. Pierre Louÿs ne voyait d’autre artiste
que Réjane ou Sarah Bernhardt dans le rôle principal…
135
La condamnation du capitaine Alfred Dreyfus pour trahison et intelligence avec
l'ennemi s'avérait de plus en plus entachée d’irrégularités. Des révélations, petit à petit,
dévoilaient tout autre chose, une inquiétante conjuration du mensonge et la connivence de
l'armée, de la justice, de l'Etat à empêcher que vérité soit faite.
L'Affaire Dreyfus naissait. Elle relança l’agitation dans le Quartier Latin. La jeunesse
étudiante retrouva la fièvre du temps de l'anti-boulangisme, apparemment éteinte faute de
combustible. Et Ferdinand et ses amis, Pierre Quillard, Henri Sée ou Bernard Lazare, se
sentirent rajeunir. L'Affaire mettait à nu la violence discrète de la IIIe République qu'ils
combattaient, jusqu’ici, tous en solitaires.
Le 8 février 1896, il y eut des combats violents entre étudiants dreyfusards et antidreyfusards. Rue Serpente, la grande salle de l’Hôtel des Sociétés Savantes où Le Roy
Beaulieu présidait une réunion d’information sur l’Affaire devient un champ de bataille…
Le mois de février fut marqué par une grande fête, 60 avenue du Bois de Boulogne,
chez Alexandre Natanson, le mécène de la Revue Blanche. Il fêtait la nouvelle décoration de
son hôtel particulier par Vuillard. Les 300 principales personnalités parisiennes qui
comptaient cette année-là furent invitées.
L’attraction de la soirée fut le « bar américain ». Il fut servi par le peintre ToulouseLautrec, lui même, très professionnel et impassible, assisté de Maxime Dethomas, tout deux
habillés de blanc, comme il se doit. Pendant qu’il œuvrait, Lautrec ne s’autorisait qu’un
cocktail : du porto relevé à la muscade râpée finement. Tout ce qui était nécessaire à son
méticuleux sacerdoce était là : comptoir à barre, tabourets haut perchés, le matériel : cornets à
cocktails, pains de glace, frites, assiettées d’amandes salées. Un pan de mur de bouteilles aux
boissons détonantes. Selon les témoignages, seuls Mallarmé et Jules Renard s’en tirèrent, ce
dernier comptant rester lucide, pour observer ! Vuillard, Bonnard et Fénéon furent mis à terre
assez rapidement, « Pierre Louÿs et son fidèle André-Ferdinand Hérold » semblent avoir
mieux résisté. Il est probable, néanmoins, que Ferdinand fut incapable d’exécuter
correctement sa danse du flamant rose qui avait tant intrigué André Gide.
Quant à Lugné-Poé, il plongea dans un sub-coma de 10 heures après avoir proféré
d’une voix pâteuse ces dernières paroles demeurées célèbres : « Allons travailler… »
Au petit matin teinté aux lumières de l’aube, Toulouse-Lautrec put admirer, en peintre
et en esthète, les résultats de son dur labeur, un spectacle évoquant le Radeau de La Méduse :
des corps affalés en tous sens.
Plus sobre fut, place de la Sorbonne, le banquet du Harcourt –au premier étage, bien
sûr, l’étage chic- jeudi 20 février 1896 au soir, pour fêter la naissance de la revue du
Centaure… Ce banquet passait aussi pour avoir été réuni en l'honneur de Verhaeren. On se
mit à une cinquantaine pour envoyer un toast à Verhaeren, en lui signifiant sur le télégramme,
sobrement et simplement, tant l’admiration coupe les ailes à l’inspiration : « hommage
d'admiration et de sympathies. » C’était lapidaire. Parmi les convives, il y a Berthe Bady,
Willy et Colette, Fénéon, Lebey, Tinan, Darzens, Fanny Zaessinger, Pierre Louÿs, Rachilde,
Vallette et Hérold.
Tinan et Lebey ahurissent Paul Valéry par le mauvais goût de leurs cravates et leurs
gilets moirés.
Bien sûr, ni Catulle Mendès, ni Gustave Kahn, ni Charles Morice ne sont là. Les deux
premiers sont au banquet avec Verhaeren, à Bruxelles. Le troisième, Morice, a été exclu des
festivités par les deux premiers, les Symbolistes apprenaient à mettre à la mode les exclusions
et les anathèmes, ce dont les Surréalistes, plus tard, feront une image de marque.
136
Au Centaure, c’est Tinan qui règne, majestueux, mais c’est Henri-Albert Haug,
l'artisan de la revue Pan, qui, tenant les cordons de la bourse, dirige officiellement la revue.
Ferdinand Hérold, lui, veut que soit fixée une doctrine, une mission culturelle et sociale qu’il
nomme le « ruisme », par hommage à la rue, lieu de vie, auquel l’Art social devrait tout.
Pierre Louÿs et Paul Valéry souhaiteraient bien, eux-aussi, être des piliers du Centaure, mais
ils sont accaparés par d’autres tâches. Valéry peine à une "Esthétique navale" pour la New
Review.
Il est entendu que Le Centaure sera trimestriel et traitera autant de littérature que d’art.
Dans le premier recueil, Ferdinand signe L’Ascension des Pandavas, qu’il dédie, fait
significatif, à Paul Ranson, peintre et illustrateur de l’école des Nabis. C’est un conte « trop
sévère » selon Gide. On note que, désormais, Paul Ranson fait partie des nouveaux amis de
Ferdinand, ceux de l’activisme du « symbolisme social », comme Alfred Jarry qu’il apprend,
de plus en plus, à mieux connaître.
André Gide soupçonne Pierre Louÿs et Ferdinand Hérold de lancer un nouveau
courant littéraire à partir de la revue le Centaure, qui ce serait le fameux « Ruisme »…
Gide ne s’en moque pas, il conseille seulement à Paul Valéry la prudence : « S’il plaît à Louÿs
de fonder une école et à Hérold de la baptiser ! Cela va fort bien à ses disciples L[ebey],
T[inan] et A[lbert Haug] et de s’installer dans du papier de luxe, mais cela ne me va pas du
tout de chanter avec eux d’autant qu’on y chante faux quand on n’y chante pas le même air.
Retire-toi donc aussi et tu verras… ». Gide dit cependant avoir de l’affection pour Hérold et
Régnier….
On tira, effectivement, 100 exemplaires, sur papier de luxe, Japon impérial et Chine
volant. Paul Ranson réalisa, pour ce numéro 1, une lithographie nabique, « Tristesse ou
jalousie », en trois teintes, jaune, vert olive et vert pâle, sur vélin crème. Du Beardsley en
moins ferme. Le Centaure a, d’ailleurs, pour modèle, on le sent, le Yellow Book et le Savoy.
De fait, par courrier à Régnier, le 19 mai 1896, Gide annonçait son départ du
Centaure: « Les théories qui s'y imposent ne sont pas beaucoup les miennes et je vous avoue
n'aimer du "ruisme" que d'avoir été inventé par Hérold»… Gide qui est, en fait, imprécis dans
sa critique accuse aussi l’équipe de Centaure de viser « une assez plate invitation à la
débauche et une succursale à la quatrième page de certains journaux du samedi. »
Du coup, Gide retire le texte qu’il entend leur proposer : « La Figue et la Grenade »…
D'où l’immédiate réplique de Pierre Louÿs qui ne put s'empêcher de trouver là prétexte
à une plaisanterie un peu scabreuse de son style. Il écrivit à Gide avec un sérieux emprunté
que les rédacteurs du Centaure avaient été assez ébranlés à la lecture de sa contribution, «La
Ronde de la Grenade», vantant «la saveur spéciale des organes génito-urinaires de l'un et
l'autre sexe, sujet scabreux entre tous, et digne d'un Parnasse satyrique plutôt que d'une
revue d'art…»
Gide.
Il est certain que cette lettre n’arrangea pas les choses entre les amis du Centaure et
L’affaire du Centaure fut l’unique sujet de conversation du dîner du jeudi 21 mai chez
Vielé-Griffin (« C’est là qu’Hérold m’a annoncé ta défection, etc. » signale Valéry à Gide), il
y a, autour de la table, notamment Mauclair, Fénéon, Dujardin, Alfred Vallette, Paul Valéry,
Ferdinand Hérold. La démission de Gide du Centaure ne fut pas comprise, on y vit le fruit
137
d’une conspiration, une tactique d’ambition personnelle, l’influence probable de la jeune et
prude madame Gide…
Comme Gide avait été élu maire, -contre sa volonté-, par les habitants de La Roque,
Paul Valéry, à la terrasse du Harcourt, encadré par Tinan, Henri-Albert Haug et Hérold, se
permit ce pastiche d’arrêté municipal :
« Nous, André Gide, maire de La Roque –Baignard, vu la loi du 7 prairial an VIII, etc.
Avons arrêté et arrêtons ce qui suit :
Art. 1er. – L’importation et le colportage du Centaure sont interdits dans les limites de la
commune.
Art. 2. – M. le garde champêtre est chargé de l’exécution du présent arrêté… »
Mais Gide refusa de s’expliquer, lui qui est fortuné et peu vindicatif, il continua
cependant à financer le Centaure, lequel s'effondra de lui-même. Valéry laissa en friche un
énigmatique traité qu'il aurait dédicacé à Ferdinand consacré à la puissance montante du
Japon. Cela avait pour nom le "Yalou" et Valéry l'appelait "sa salade chinoise".
Le court roman d’Isabelle de Régnier et de Ferdinand Hérold
Auparavant, le dimanche 8 mars 1896, Ferdinand est place du Trocadéro. Il y a encore
l’ancien palais néo-byzantin construit sous Louis XVIII et qui sera détruit pour l’Exposition
Universelle de 1935 :
« Le Trocadéro lourd, arrondissant son ventre
Jette en l’air, ébahi, ses pattes de homard. »
Les Vielé-Griffin avaient organisé une singulière soirée dans leur sinistre intérieur qui
se trouve tout près de cette place, 46 rue Hamelin. Madame Vielé mère règne sur son monde.
Elle porte un croissant de diamants dans les cheveux et des turquoises partout, en bagues et en
broches. Ce soir-là elle veut réaliser un double projet : marier Hélène de Heredia et Isabelle de
Régnier.
Marier Isabelle de Régnier à Ferdinand Hérold, cela saute aux yeux, équivaut à marier
la carpe et le lapin.
Pour Isabelle, madame Vielé a, en effet, choisi Hérold et elle pense avoir trouvé les
mots qui emportent la décision :
« Hérold est un si bon garçon, un si bon ami, il m’a dit qu’il vous trouvait très bien, et
138
qu’aux piques niques de l’an passé vous aviez eu beaucoup d’esprit ! ».
Madame Vielé jeune, répète en écho et précise : « Hérold m’a dit qu’il la trouvait très
bien, qu’il l’avait appréciée au pique-nique et l’épouserait volontiers ! ».
Mais madame de Régnier mère ne veut en aucun cas de Hérold pour gendre et le dit de
manière cinglante : « Son manque absolu de religion ne nous convient pas et du reste on ne
cherche pas à Isabelle un mari du jour au lendemain ! … ». Tout le monde le sait, Ferdinand
fréquente les cercles anarchistes. Il est l’ami notoire du quasi-diabolique Jean Grave « … Le
Mercure de France…. », souffle aux dames Viellé, malignement, l’abbé Charbonnel qui
écoute et qui pense détenir les mots de la fin que sont ces deux mots, concentré de tous les
vices !
La vie réserve des surprises et peut mener à des conclusions ironiques : plus tard, cet
abbé Charbonnel, défroqué, s'acoquinera avec l'ennemi de Pierre La Chesnais et de Ferdinand,
Henry Bérenger (l’homme de l’Ame Moderne !), pour créer le journal La Raison, « Le journal
de ceux qui combattent pour la République contre l'Eglise ». Au journal La Raison se
presseront Laurent Tailhade, Anatole France, Georges Clémenceau, Gaston Doumergue,
Francis de Pressensé, Viviani…
Isabelle de Régnier n’a pas d’avis vraiment sur Hérold. Isabelle semble bien préférer et de loin - celui qui a été choisi pour Hélène de Heredia : le diaphane docteur Vincent
Prendergast. Il lui fait très bonne impression, il ressemble à Morel-Fatio, il a trente cinq ans,
d’un blond blanc. La peau de son visage est si fine que sa figure est déjà ridée, mais Isabelle
juge qu’il a jolie tournure, l’air distingué et intelligent… il est d’une bonne famille irlandaise
et est attaché à l’ambassade à Paris… « Pourquoi les Vielé qui ne connaissent les Heredia que
depuis le mariage de Henri s’occupent de marier Hélène plutôt que moi ?», s’interroge
Isabelle et madame de Régnier mère ne cesse de répéter : « Pourquoi n’avoir pas pensé à
Isabelle plutôt à Hélène que les Vielé connaissent seulement depuis le mariage de Marie ? »
Et elle fait les comptes : « Il se fait 100 000 francs et même plus par an, il a sa voiture, un
appartement rue d’Anjou, des domestiques en culotte courte… il paye une assurance sur sa
vie et le jour de sa mort sa veuve touchera 500 000 francs ! Puisque c’est si beau, pourquoi
n’avoir pas pensé à Isabelle ? »
Hérold a échappé à une intéressante belle mère…
Pour Madame de Régnier mère, il y a anguille sous roche. C’est certain. Si les Viélé
n’ont pas proposé Isabelle pour Prendergast, c’est que, tout simplement, Vielé-Griffin veut
obtenir une décoration grâce à l’influence de José-Maria de Heredia ! La légion d’honneur.
Voilà. Henri de Régnier est consulté par les deux femmes sur le comportement de son ami
poète, Henri est naturellement très embêté, il ne sait que bredouiller : « Vous ne connaissez
pas Vielé... » Ce dernier lui aurait dit que tout ça, c’était des idées de sa femme et de sa mère,
et que même, pour sa part, il déplorait ce beau mariage qui aurait dû revenir à Isabelle.
Ainsi les dames Vielé lançaient Ferdinand en pâture de remplacement à la pauvre
Isabelle, d’où redoublement de haine de la virtuelle belle mère pour le «chevalier
sentimental»…
L’épisode Prendergast se termina de manière impromptue et lamentable, à la manière
d’une pièce de théâtre bien dans le goût du moment. Le futur n’apprécia absolument pas
139
Hélène de Heredia, la trouvant, certes belle, mais ni aimante, ni tendre, ni romanesque comme
il la rêvait…
Le 30 mars, nouveau dîner mondain. Sans doute à peu près ignorant de tout ce qui
s’était tramé dans les boudoirs pour son bien-être sentimental, Hérold, rubicond et
euphorique, trônait chez les Vielé, avec Fontainas, Mockel, et Prendergast. Les hommes
fument au fumoir. De leur côté, les femmes s’échangent des rumeurs estampillées certaines,
colportées par les Heredia, sur Prendergast « beaucoup moins riche qu’on ne le croyait…», et
qui, plus est, « serait forcé de quitter la France pour l’Irlande… »
Depuis la sortie aux prés de Villebon, les sœurs Heredia taquinaient la prude et un peu
simple Isabelle de Régnier sur les intentions de Ferdinand. Marie, malignement, demandait à
être informée de la déclaration de Hérold, sitôt celle-ci faite. La déclaration se fit attendre….
Et, comme il est de règle en pareille situation, Isabelle en vint à ne plus supporter la proximité
de Ferdinand.
Désormais, Isabelle de Régnier note tout ce qui la conforte en défaveur de Ferdinand.
Les mésaventures de Ferdinand à la fête du Mardi Gras, qui eut lieu la veille, sont décrites en
détail dans le journal intime d’Isabelle. Tout le monde avait été tenu de se déguiser, Hérold se
grima en Arabe, Henri de Régnier en mandarin natté, José-Maria de Heredia drappé dans une
toge et coiffé d’une couronne de lauriers, sa femme en geisha, Hélène en Espagnole, Louise
en nourrice, Marie en gentleman.
« Je me suis amusée quoiqu’Hérold se soit emparé de mon côté… », plus tard, la sœur
de Henri de Régnier relève qu’au départ, sur les quatre heures du matin, « Hérold qui
somnolait sur un canapé nous suivit d’un pas peu assuré ; en bas, il n’y avait pas de
voitures, aussi Henri nous laissa tous les quatre pour aller en quérir. Le silence régnait
lorsqu’on entendit un violent effort, et Marie n’eut que le temps de faire un saut pour ne pas
recevoir sur elle tout le souper d’Hérold qui vomissait comme un malheureux sous la porte
cochère ! Henri revint, on fit monter Hérold, qui s’excusait de son mieux, avec Tinan comme
garde malade et nous rentrâmes riant malgré nous, mais plaignant Hérold qui, au dire de
Marie, partait par les deux bouts. »
Mais les Muses n’attendent pas et Hérold noircit du papier. Il tient alors plus
régulièrement la chronique théâtrale du Mercure de France.
Au numéro d’avril il rend compte notamment d’une pièce sociale : Mineur et Soldat de
Malafayde. On sent Hérold, en tant que critique théâtral, déboussolé, car la pièce est plutôt
bonne. L’intrigue est bien trouvée le père est mineur, le fils soldat ; vient la grève, grève
sauvage, les grévistes décident de saboter à la dynamite la mine du patron sans cœur. Ce qui
devait arriver arrive, le fils est envoyé défendre la mine, il doit mettre en joue son père ! Mais
le devoir filial l’emporte sur le devoir militaire et le jeune Charles Raveau se tire une balle
dans la bouche tandis que son père peut descendre dans le puits avec ses bâtons d’explosifs.
La pièce s’achève dans un festival de détonations. C’est du théâtre « naturaliste » pur et
dur…Sans rire, Hérold met : « Si M. Malafayde croit que sa pièce a une portée sociale, il se
trompe …» !
En juin, La Nébuleuse, la pièce de son confrère Louis Dumur le laisse froid, parce que
les personnages y sont trop bavards, et inutilement, parce qu’ils sont aussi désincarnés,
factices.
« Il ne me semble pas que La Nébuleuse ait gagné à être représentée… » telle est
appréciation qu’il donne et qu’il tempère, toutefois, ainsi pour ménager son ami Dumur : « il
est fâcheux que l’on n’ait pas trouvé de plus dignes interprètes pour cette œuvre si noble et si
140
courageuse. » !
L'apparition d’Alfred Jarry
Le 18 mai 1896, Alfred Jarry fut invité à un nouveau banquet au Harcourt pour la
sortie du premier numéro du Centaure. L’Etat Major de la revue est constitué de Rachilde,
Colette, Marcel Schwob, Fanny Zaessinger, Vallette, Pierre Louÿs, Debussy, Valéry,
Ferdinand Hérold…Jarry vint avec Lord Alfred Douglas, celui par qui le scandale arriva en
Grande Bretagne, et dont le père avait porté plainte contre Oscar Wilde l’année d’avant pour
affaire de mœurs. Paul Valéry trouva Douglas "un jeune homme en somme sympathique et
très distingué…"
Si Vallette, Rachilde et Hérold, qui comptent au Mercure de France, étaient acquis à
Jarry, ce denier, par sa personnalité qui détonne, suscitait une réprobation instinctive dans ce
milieu en fait très « convenable », allergique à l’aventurisme littéraire affiché. André Gide,
Paul Valéry, même Félix Fénéon, furent plutôt rejetants.
A la différence de Pierre Louÿs, Jarry a l’originalité qui inquiète. Son allure est,
même, à elle seule, un flagrant défi à l’égard de la distinction que se doit d’arborer un homme
de lettres : culotte de cycliste noire, chemise noire, un squelette d’argent comme épingle à
cravate, des souliers à crochets…
Le 1er août 1896, la Revue Blanche tenait toujours bon face au Mercure de France,
puissance montante, parmi ses actionnaires sont Hérold, Louÿs, Jules Renard, Rebell,
Darzens, Vielé-Griffin…
Les Perses en gestation
Une fois remis sa copie à la rédaction du Mercure de France (une longue critique
consacrée à la pièce d’Ibsen, Les Soutiens de la Société, mis en scène par le Théâtre de
l’Œuvre), Hérold part pour Lapras.
Durant cet été 1896, Edmée Gellion-Danglar, de Lapras, envoie lettre sur lettre à
141
Pierre La Chesnais.
Visiblement, une intrigue amoureuse se tisse paisiblement.
Pierre La Chesnais, après un pèlerinage à Bayreuth, est allé en Norvège, terre promise
des dévots d’Ibsen. Les Fontainas ne sont pas venus cette année à Lapras, ils sont à SaintBriac sur Mer, où ils s’ennuient. Hérold est absorbé par son projet de faire jouer sa version
des Perses, la tragédie d’Eschyle. Il a déjà trouvé Xavier Leroux pour mettre en musique la
pièce. Xavier Leroux qui fut du jury qui refusa le prix de Rome à Maurice Ravel…
Madame Tessandier est pressentie pour jouer le rôle principal… Ce sont les "potins"
de Lapras. Les lettres d’Edmée, gardées précieusement par Pierre, font un petit journal pris
sur le vif de l’été 1896 à Lapras :
Vendredi 14 août 1896 :
« Lapras par Lamastre, Ardèche, France, 14 août 96,
Enfin, vous avez écrit, je commençais à croire que vous trouviez la corvée trop dure et
que vous y renonciez, cependant je ne suis qu’à moitié contente (quelle engeance allez-vous
dire) car votre lettre était surtout pour Ferdinand puisque vous ne trouvez pas digne de
m’écrire des choses sublimes ! Vlan !
J’avoue que du sublime à perpétuité ne m’irait pas du tout mais je suis de force à en
supporter de petites doses de temps en temps.
A présent que j’ai grogné, je reprends mon caractère habituel fait de sourires (quelle
jolie phrase) et je deviens aimable, comme toujours.
Ainsi, cher poète, vous vous êtes donc emballé une fois dans votre vie. Cela ne
m’étonne pas d’après ce que j’ai entendu dire de Wagner que cette musique et ce drame vous
aient produit tant d’effet, je suppose que la seconde audition du cycle vous aura produit le
même effet plutôt augmenté car il me semble quoique je connaisse personnellement fort peu
de Wagner et que je sois musicienne aussi peu que possible que plus on en entende, plus
l’effet produit est beau et impressionnant. Il doit y avoir une sorte d’éducation musicale à
faire avant de bien comprendre cette musique si différente de celle qui l’a précédée et cette
éducation de l’oreille ne peut se faire que par l’audition répétée mainte et mainte fois des
œuvres en question surtout, pour des gens qui ne sont pas musiciens.
Pourquoi n’êtes vous pas aussi bien avec Eva qu’avec le reste de la famille, d’après ce
que dit le traducteur des Perses, c’est la plus intelligente ou du moins celle qui passe pour
telle. Et Siegfried ?
Nous avons vu dans le Temps qu’il s’était attrapé avec Mottl ? Ferdinand, lui, n’est pas
ravi de Burgstaller, et vous ?
Il n’y a pas d’étrangers ici en ce moment, sauf Jean Néel et son frère Philippe25, mais
je compte eux et même moi comme de la famille. On passe notre temps à ne rien faire ou à
peu près sauf Ferdinand qui travaille aux Perses. Il sait que c’est un nommé Leroux qui fera la
musique. Il connaît ce compositeur de réputation et n’est pas mécontent, ce qui le ravit moins
et paraît plutôt grotesque, c’est que la conférence sera faite, devinez par qui ? Par madame
Dieulafoy26 !
On a des nouvelles de Gabrielle [Hérold-Fontainas], inutile de vous dire qu’elle
s’ennuie. C’est vraiment lamentable qu’elle n’arrive pas à se secouer un peu. Heureusement,
les enfants sont en excellente santé au moins le but principal de son séjour à la mer est atteint.
25
Philippe Neel (1882-1941), qui sera médecin.
Jane Dieulafoy (1851-1916), née Magre, archéologue et romancière, personnalité excentrique, tenait salon à
Passy.
26
142
Je fais un peu de bicyclette et cela commence à aller mieux. Hier j’ai fait 23 kilomètres d’une
manière convenable et sans être fatiguée.
Avant de quitter Paris mon pauvre Frimousse est mort, le lendemain de votre départ.
Ma pauvre petite bête est morte en une journée de ce qu’on appelle la maladie. Cela m’a fait
de la peine et je ne veux plus avoir d’animaux. Il faut vraiment être assez bête pour se créer
des ennuis à plaisirs, on en a bien assez de ceux qui vous viennent. Cela fait que je suis partie
le samedi soir et ne me suis arrêtée nulle part comme c’était mon intention.
Le bésigue fait nos délices. On additionne les points tous les jours et à la fin des
vacances, celui qui en aura le plus aura un diplôme d’honneur de gâtisme. Je dois dire avec
désespoir que, pour le moment, c’est moi qui détiens le record.
Je dois avouer que vos compatriotes, c'est-à-dire les Norvégiens, ont bien baissé dans
notre estime. Nous avons vu que cet hiver quelques uns des 14 allaient s’exhiber à l’Olympia.
Ce sont ceux qui sont venus de New York en barque et ont mis, je crois, 61 jours, pour faire la
traversée. Nous espérons que vous n’employez pas les loisirs que vous laissent vos entretiens
avec Ibsen à vous exhiber chez monsieur Jacobsen !
Ferdinand vous écrira à Christiania, pour le moment, il se borne à vous envoyer ses
amitiés aussi que tout sa famille.
J’espère que ma lettre vous arrivera à Copenhague car vous ne dites combien de jours
vous avez l’intention d’y rester. Quitte à vous scandaliser, je termine en vous embrassant.
Edmée. »
Vers le 20 août 1896 :
Lettre censurée d’Edmée, toujours de Lapras (les deux premiers feuillets ont été découpés
et ont disparu du lot).
« … n’est pas intéressant, alors pourquoi prendre la peine d’écrire des choses qui n’en
valent pas la peine. De votre part, cela m’étonne, car je vous croyais un homme très sérieux !
Le mot de sérieux me fait penser à Gabrielle [Hérold] qui, elle aussi, ne vous trouve pas
sérieux (moi non plus du reste). Voici au moins dix jours qu’elle n’a pas écrit à sa mère. Elle
est vraiment extraordinaire. Je me demande si elle se secouera un jour. Une chose que je
trouve triste pour elle, quoiqu’elle ne le sache pas, c’est combien peu son absence est
remarquée par sa famille. Pendant ses dernières vacances, elle n’aurait jamais existé qu’elle
n’aurait jamais manqué aux siens et quand, par hasard, on parle d’elle, c’est pour dire qu’elle
est insupportable et que ses enfants sont assommants.
J’espère que, dans votre prochaine lettre, vous annoncerez la date de votre retour car,
là, vrai, vous devez commencer à désirer me revoir…
Ferdinand paraît enchanté de la distribution des Perses, la voici à peu près :
Atossa : Tessandier
Le messager : Chelles
L’ombre de Darius : Taillade
Xerxès : De Max
Le coryphée : Albert Lambert (celui qui ne ravit pas)
Puis ses choreutes dont je ne sais pas les noms. Le décor est commandé à Carpeyat et Antoine
et Ginisty prédisent un succès et parlent de donner la chose le soir.
Tout ce que je vous raconte là n’est pas très intéressant, mais c’est tout ce qui se passe ici en
dehors des petits cancans et potins du village. Et je termine en vous envoyant mes bonnes
amitiés.
Edmée. »
143
Mardi 1er septembre 1896 :
« 1er septembre.
I-Les Perses sont terminés !II- Sée est ici. Il est père d’un garçon étiqueté Jacques. Une chose que je souhaite à ce
jeune homme, c’est de ne ressembler en rien à son père.
Et, quand on pense que, plus tard, quand les générations futures entendront parler du
père Sée, elles croiront, les malheureuses, qu’il s’agit du chef d’œuvre d’un nommé Cellini !
Décidément la correspondance avec vous me rend atrabilaire aussi quand nous nous reverrons
dans quelques semaines me trouverez vous très grincheuse. Quand vous daignerez écrire de
nouveau ce qui, je pense, sera bientôt, donnez, s.v.p des détails sur l’expédition Nansen, cela
m’intéressera, quoique vous puissiez en penser.
C’est vos lettres qui ne sont que peu intéressantes, vous commencez une chose qui,
avec des détails, serait les plus curieuses et puis vlan tout d’un coup, vous vous mettez en tête
que votre correspondante n’est qu’une oie et vous ne continuez pas. Ce que je suis volée ! Je
pensais recevoir de vous de longues lettres (30 et quelques pages par semaine), très
intéressantes, instructives et puis zut, rien du tout. Si au moins vous racontiez quelques
anecdotes sur Ibsen puisqu’elles sont comiques mais rien. Il ne suffit pas d’écrire Elseneur
d’une façon barbare et sauvage pour rendre une lettre palpitante d’intérêt.
Quelle grognonne je fais, mais c’est votre faute et j’ai fini.
Vous ne resterez pas longtemps cette année à Christiania cette année, avec vos
nombreux voyages, cela va vous paraître court comme séjour car si je me trompe, vous y
serez environ cinq semaines.
Ici l’existence est des plus monotones, il pleut un jour sur trois, les visiteurs sont nuls
et il n’en viendra probablement pas car Ferdinand étant menacé d’être appelé à Paris d’un jour
à l’autre pour les Perses n’insistera pas pour avoir des amis. Je suppose que d’ici peu de jours
nous serons réduits à quatre, c’est à dire Mme Hérold, Alphonse, Marie et moi.
Gabrielle est de retour à Paris depuis une huitaine de jours, elle et son mari se sont tant
ennuyés qu’ils sont rentrés à Paris plus tôt. Le résultat le plus clair de leur séjour à la mer sera
d’avoir sinon amené une brouille entre eux et les Michel du moins d’avoir considérablement
refroidi leurs relations.
Avez-vous eu des nouvelles de vos amis de Paris. Que deviennent les Rosnoblet, vontils décidément passer l’hiver en Italie ? J’ai eu une seule fois une lettre de Madame Stoullig,
elle s’ennuie et je lui manque, cela ne m’étonne pas car une personne aussi charmante que
moi ne peut que manquer à ceux qui ont la douleur de ne pas la voir ; du reste vous devez le
savoir par expérience car si je suppose qu’à vous aussi je fais défaut quant à moi je trouve que
Lapras serait 100 fois plus agréable si vous y étiez.
Ferdinand me charge de vous demander des détails sur : Odeur de Cadavre27 et en
même temps vous envoie ses amitiés.
Savez-vous à peu près la date de votre retour, je suppose que non car vous devez
songer à cela le moins possible.
Il s’agit d’un titre provisoire de la pièce John Gabriel Borkman qu’Ibsen ne publiera que le 15 décembre 1896.
La Chesnais rencontra le dramaturge peu après qu’il ait véritablement commencé la rédaction de cette pièce, en
juillet 1896, « après de longues flâneries préalables à l’écriture de tout drame nouveau » nota La Chesnais.
27
144
Ayez la complaisance de me répondre entièrement en français, la fin de votre lettre
étant en norvégien, je n’ai pu comprendre, et il se peut que ce soit du plus haut intérêt, peutêtre même la chose la plus intéressante de votre lettre.
Même terminaison pour cette lettre que pour la précédente.
Edmée».
Fridtjof Nansen avec son compagnon Johansen, après un rude hiver, le 28 mai 1896,
avaient atteint par la banquise le cap Richthofen, où le 17 juin 1896, ils tombèrent nez à nez
avec l'expédition du Britannique Frederick Jackson au cap Flora. Le navire de ravitaillement
de l'expédition les récupéra et repartit le 7 août 1896 pour atteindre le port de Vardö en
Norvège cinq jours plus tard. Nansen fit son entrée triomphale le 9 septembre 1896 dans le
port de Christiania (Oslo). C’étaient donc là des événements tout récents.
11 septembre 1896 :
« Monsieur Eschylle étant empêché par une cause indépendante de sa volonté de
diriger les répétitions des Perses son collaborateur monsieur A. Ferdinand Hérold n’ayant pas
les mêmes raisons que lui a été obligé de se rendre à Paris pour diriger les dites répétitions des
dits Perses.
Et voilà pourquoi depuis mardi dernier nous sommes privés de la présence du dit
Ferdinand.
Une présence de laquelle on se passerait avec joie, c’est celle de la pluie mais, hélas, il
n’y a pas mèche, elle ne nous lâche pas.
Le record du volant Lapras plein air contre Marie et moi est de 760 le jour où il sera de
mille on vous enverra un télégramme. Voilà toutes les nouvelles.
Je viens d’écrire une longue lettre à madame de Charnacé et je ne lui parle pas de
vous. Cette lettre avait pour but de lui chanter les louanges d’un homme que je lui propose.
Sée est parti il y a une huitaine de jours, quel drôle de type ! Depuis qu’il est marié il
est moins grognon mais il est devenu réactionnaire, bourgeois et juif, l’influence de son
capitaliste de beau-père. Je dois avoir en moi une socialiste à l’état embryonnaire car il paraît
que j’énonce des idées que les plus ultra-socialistes n’osent emmettre, c’est Ferdinand
Eschylle qui m’a dit cela.
Pierre Louÿs est complètement maboul, il écrit à Ferdinand sur des cartes postales
Wagner datée de Bayreuth (où il n’a pas mis les pieds cette année) et cette carte postale (car il
y en a une quoique j’ai mis des plus haut) est mise à la poste à Séville (Espagne).
14 septembre.
Valéry n’a pu quitter Montpellier car il ne pouvait s’arracher au bonheur de jouer aux
échecs avec un vieux communard à la retraite.
Mademoiselle Aubertin se marie avec un animal de sculpteur, pardon, un sculpteur
d’animaux, appelé Gardan, je crois que c’est son nom, ça vous est bien égal et à moi aussi. Il
est très tard, je vais me coucher et continuerai un autre jour, car je crois que je suis presque
aussi maboul sinon plus que Pierre Louÿs.
15 septembre.
Je n’ai pas le courage de relire ma lettre car j’ai conscience qu’elle est pleine
d’insanités. Dans votre dernière lettre vous mettez une phrase en norvégien puis vous me dites
qu’il est inutile que je comprenne car ce qu’elle renferme… »
145
Valéry ne vint pas à Lapras
Le 30 août 1896, Paul Valéry envoie un mot de Montpellier à Hérold ; il s’ennuie, sans
Grecs ni Perses, il joue, effectivement, aux échecs avec un vieux colonel. Mais Valéry ne peut
aller à Lapras pour des raisons familiales et il se contente de rêver qu’Atossa (madame
Tessandier) fasse la revue de fin d’année avec la pétulante madame Dieulafoy. Valéry
s’interroge sur le voyage de La Chesnais à Bayreuth :
« Avez-vous les impressions de La Chesnais sur Bayreuth ? Ce qu'on va nous épater cet hiver.
Ah ! Tas de veinards. Je ne m'en console pas. » …
Valéry, depuis qu’il s’est engagé à travailler au ministère de la guerre a appris à mieux
connaître Pierre La Chesnais qu’il verrait bien, confie-t-il à André Fontainas, rédiger un traité
de Géométrie. A la fin de cet ouvrage, à la dernière page, La Chesnais signerait, comme il est
de mode avec l’indication des lieux où l’œuvre a été écrite : Bayreuth-Trondghem. C'est-àdire Trondhjem, où Lugné-Poe passera en tournée l’été suivant. Bayreuth, haut lieu de
l’Opéra, Trondhjem, haut lieu de théâtre, des lieux d’inspiration peu adaptés pour un
géomètre.
Retour de Lapras
Rentré d’Ardèche, mardi 8 septembre, Ferdinand consacre son temps à diriger les
Perses et à jouer les intermédiaires. Il s’emploie à aider Francis Jammes qui veut voir jouer sa
pièce « Un Jour » au Théâtre de l’Œuvre, avec Berthe Bady… Elle est programmée pour la
soirée d’Ubu Roi. L’affaire traînera, on parla de plagiat entre Jammes et Georges Bataille,
auteur et ami de Berthe Bady, Willy agrémenta le conflit d’articles dans la presse qui rendit la
représentation d’Un Jour impossible avant 1939… Désormais Hérold est, pour reprendre les
mots de Jammes, l’« ami influent », celui qui connaît les rouages et le milieu du théâtre. Il y
perdra beaucoup d’énergie, beaucoup de temps.
Ce retour de Lapras fut marqué par la visite du Tsar de Russie à Paris. Ce furent les
«Cinq Journées Russes», du 5 au 9 octobre 1896. La capitale est parée comme une
gigantesque scène de théâtre, partout des guirlandes, des girandoles, des motifs en fleurs et
verdures, des mats et des oriflammes aux couleurs de la France et de la Russie. En froid avec
l’Angleterre et avec l’Allemagne, la France voit se rompre son isolement grâce à la Russie.
Le 7 octobre 1896, le Tsar Nicolas II inaugura le chantier du futur pont Alexandre III
dont l’ouverture fut prévue pour l’an 1900. On y entendit des stances de Heredia, prononcées
par le comédien Paul Mounet, sous un dais de soie et de velours. Ces stances ne passent pas
pour un des chefs d’œuvre du maître. On imagine que les vers ont été écrits par le seigneur
cubain, nonchalamment, le cigare à la main :
146
Très illustre Empereur, fils d’Alexandre Trois
La France, pour fêter ta grande bienvenue,
Dans la langue des Dieux par ma voix te salue,
Car le poète seul peut tutoyer les rois.
Etc.
En mars 1899 Pierre Louÿs se souviendra avoir été à cette cérémonie, avec Ferdinand
Hérold, ce 7 octobre de 1897 :
« Je me rappelle souvent qu’au moment où on posait la première pierre du pont Alexandre III
Hérold s’est écrié : Quand je pense qu’un jour, cela s’appellera le pont Guillaume-II !» Il y
a trois ans, c’était peu probable. Aujourd’hui… »
Les Perses sur scène
Enfin, le jeudi 5 novembre 1896, eut donc lieu la représentation des Perses à l’Odéon.
La conférence d’introduction de l’archéologue Jane Dieulafoy fut la seule note de
gaité de la soirée. Beaucoup s’amusèrent follement du numéro de la fougueuse dame qui
portait avec une coquetterie singulière un frac d’homme, présence gesticulante, verbe haut et
péremptoire. Laurent Tailhade, avec beaucoup de plaisir, apprécia à sa juste valeur cette
prouesse, ce « beurrage » préalable de la pièce de Ferdinand par cette conférence où il
ressortait que madame Dieulafoy avait dû être une intime de Xerxès pour en parler avec tant
de familiarité.
Comme on le savait à Lapras, dès la fin de l’été, Xerxès fut de Max et Atossa fut
Madame Tessandier.
Tessandier était, selon Moréas, « la tragédie en personne ». La vie même d’Aimée
Teissandier, par ailleurs, fut un roman terrible. Ses « Souvenirs » que Henri Fescourt a
recueillis pour Ernest Flammarion sont lourds, la grande misère à Libourne, le travail à 10 ans
dans une fabrique de chandelles de résine, l’ambition tenace qui la sort de là. Ferdinand
Hérold admire en elle la combattante, « hardie et sauvage », et la dreyfusarde. Leur amitié
sera solide, malgré son caractère violent, ses colères et ses moments fous.
Finalement Hérold avait du renoncer à voir jouer pour lui le célébrissime Albert
Lambert ; il faisait une résistance acharnée à l’équipe d’Antoine, le nouveau directeur du
théâtre dont il ne cachait pas, d’ailleurs, qu’« il en aurait la peau » (ce qui eut lieu). Lambert
n’entendait pas déroger en ne tenant qu’un rôle de coryphée, rôle qu’il jugea dérisoire pour
lui, il laissa la place à Dalton.
Gide vint de Cuverville assister à la pièce. Il dîna, avant, avec Paul Valéry. Il semble
venu aussi pour l’acteur de Max qu’une grande amitié liait à lui. Car ceux qui ont connu de
près Edouard de Max ont connu un autre homme, plus fin que ce qu’il donnait à voir sur les
147
planches. Un de Max moins superficiel que le présentent Moréno ou Francisque Sarcey qui le
décrit à 21 ans ainsi quand il se présentait au Conservatoire en été 1890 :
« Monsieur de Max est, m’a-t-on dit, un prince roumain qu’une vocation irrésistible entraîne
vers le théâtre. Ce premier accessit me paraît être une politesse faite au titre. Il possède
l’accent guttural et gras qui était si déplaisant chez M. Damala. Ce qu’il a pour lui, c’est
d’être, grand, beau garçon, abondant en cheveux ramenés sur le front qu’il tourmente par un
geste à la Mounet. La diction est rugissante et incertaine. »
De Max est un personnage de roman, « je suis un mélancolique », dit-il un jour à Gide.
Il lui donne de recettes de théâtre qui sont des recettes de vie quotidienne : « On ne rie pas
avec les yeux comme toi, on rie avec les dents : regarde … ». Jean Lorrain l'a analysé : «C'est
un tourmenté et un capricant ; c'est aussi un volontaire, un volontaire de toutes les faiblesses
! (…) Avec cela il a de l'esprit, de l'impromptu, de l'ironie ! »
Le 5 novembre, Valéry écrivit à Hérold pour lui faire part de ses sentiments sur les
Perses, texte intéressant, mais jeu des acteurs faible….
Son opinion est, comme si souvent, brillante et originale :
« Mon cher ami,
Je n’ai pu vous voir, hier, après les Perses. Je voulais vous dire combien j’ai été frappé par
cette belle chose. Pour résumer mon impression, je vous ferai l’aveu que je croyais impossible
de trouver dans une œuvre antique autant d’effets directement intéressants pour mon esprit plutôt moderne.
C’est une grande naïveté.
J’avoue que le récit de Salamine est plein de trouvailles archi-neuves. Il est malheureux que
l’acteur ait été si médiocre. Item (sic) pour de Max.
Votre traduction m’a paru excellente - et elle est aussi, tout à fait récente.
Il y a dans la déroute certains cadavres « lourds d’eau et de sel » - fort peu éloignés de
Whitmann, ce me semble.
J’ai été tellement saisi par divers moments de la langue et de l’action que je me sentais
exploser en articles.
Il y aurait quelque chose à faire là-dessus. Je me borne à vous raconter cette velléité - comme
la meilleure preuve du plaisir que j’ai eu, et de l’envie que j’ai de relire votre brochure.
Votre ami,
P.Valéry. »
Hérold se remet au travail, immédiatement. Il se lança dans la rédaction de Savitrî.
Le 19 novembre, deux semaines après la représentation des Perses, les amis
symbolistes, Paul Valéry compris, eurent un nouveau devoir de présence à faire, se rendre à la
première du Philoctète de Sophocle traduit du grec par Pierre Quillard.
Ferdinand, dans sa critique du Mercure, est impitoyable : « Philoctète, monté d’une
manière hâtive, n’a été que médiocrement joué, sauf par Mme Segond-Weber. Dans le rôle de
Néoptolème, elle a montré un remarquable intelligence de son personnage : elle a dit avec la
plus grande pureté la prose excellente de M. Quillard, et, sans cesse, elle a trouvé de belles
148
attitudes. » En somme, selon Ferdinand, seuls ses amis, Mme Segond-Weber et Pierre
Quillard, sortent indemnes du désastre.
Ubu
Le 9 décembre 1896 fut une grande date de l'histoire du théâtre en France. Ce fut le
jour où fut donnée la générale d'Ubu Roi, 15 rue Blanche, au Nouveau Théâtre, sous la
direction de Lugné-Poé. A peine le projet connu, Claude Terrasse contactera Lugné-Poé pour
faire la musique, cette musique qui fut si bien en accord avec l’exubérance comique de Jarry,
comme l’ « Ouverture d’Ubu » et la « Marche des Polonais ». Terrasse avait déjà apprécié le
texte dans sa version publiée au cours de l’année 1895 dans le Mercure de France.
Indubitablement, désormais, avec la représentation d’Ubu Roi, rien ne pouvait plus
être comme avant.
Sans conteste, la mentalité du monde des Gens de Lettres bascule à partir de ce jour-là.
La pose ne sera plus permise. Il ne sera plus possible de puiser encore dans le puits sans fonds
du factice. Seules des œuvres solides pourront échapper à la puissance de l’ironie.
En novembre, Jarry, qui avait pris très à cœur la mise en scène de sa pièce, avait
contacté Hérold, pour lui demander de contrôler les répétitions d'Ubu et de venir le soir de la
première répétition en musique. Hérold, dit-on, aurait donné « un coup de main », comme
éclairagiste, au montage d’Ubu roi par le Théâtre de l’Œuvre de Lugné-Poé. C’est très
possible, Ferdinand s’est toujours intéressé aux questions d’éclairage de scène. Et puis,
l’argent manquait cruellement, on faisait flèche de tout bois, les figurants ne sont pas payés,
les décorateurs et les machinistes, rarement. Mais dans ces tâches techniques on aurait plutôt
vu le jeune frère de Ferdinand, Alphonse qui devint ingénieur. D’ailleurs, on sait
qu’Alphonse, le jeune frère Hérold, qui veut devenir ingénieur, participa activement à Ubu
Roi.
Une chose est certaine, quant à la participation de Ferdinand, c’est qu’il apporta de
chez lui un gong chinois dont il fut l’officiant.
Le parterre du théâtre était saturé de convaincus et d'acquis à la cause de Jarry.
Jarry commença le spectacle par une toute petite conférence de dix minutes. Il s'était
grimé en Pierrot, la face blanche, le tour des yeux et les pommettes avec trop de rouge. Il est
en chandail. Le trac lui tord le ventre. Il s’assoit derrière une banale table de cuisine couverte
d’une serpillère, dans l'obscurité totale, de part et d'autre de lui, une chandelle, sous la main,
une carafe, un verre. Le texte fut inaudible et incompréhensible ; cela fit mauvaise impression.
Cette conférence fut publiée dans le Mercure de France de janvier 1897 par
Hérold qui estime, que « brève et spirituelle » elle était « la plus fine critique que l’on puisse
faire d’Ubu Roi » :
« Mesdames, Messieurs,
149
Il serait superflu - outre le quelque ridicule que l’auteur parle de sa propre pièce - que
je vienne ici précéder de peu de mots la réalisation d’Ubu Roi après que de plus notoires en
ont bien voulu parler : dont je remercie, et avec eux tous les autres, MM Silvestre, Mendès,
Scholl, Lorrain et Bauër ; si je ne croyais que leur bienveillance a vu le ventre d’Ubu gros de
plus de satiriques symboles qu’on ne l’en a pu gonfler pour ce soir.
Le swedenborgien Dr Misès a excellemment comparé les œuvres rudimentaires aux
plus parfaites et les êtres embryonnaires aux plus complets, en ce qu’aux premiers manquent
tous les accidents, protubérances et qualités, ce qui leur laisse la forme sphérique ou presque,
comme est l’ovule et M. Ubu ; et aux seconds s’ajoutent tant de détails qui les font
personnels, qu’ils ont pareillement forme de sphère, en vertu de cet axiome que le corps le
plus poli est celui qui présente le plus grand nombre d’aspérités. C’est pourquoi vous serez
libre de voir en M. Ubu les multiples allusions que vous voudrez, ou un simple fantoche, la
déformation par un potache d’un de ses professeurs, qui représentait pour lui tout le grotesque
qui fût au monde.
C’est cet aspect que vous donnera aujourd’hui le Théâtre de l’Œuvre. Il a plu à
quelques acteurs de se faire, pour deux soirées, impersonnels et de jouer enfermés dans un
masque, afin d’être bien exactement l’homme intérieur et l’âme des grandes marionnettes que
vous allez voir. La pièce ayant été montée hâtivement, et surtout avec un peu de bonne
volonté, Ubu n’a pas eu le temps d’avoir son masque véritable, d’ailleurs très incommode à
porter, et ses comparses seront comme lui décorés plutôt d’approximations.
Il était très important que nous eussions, pour être tout à fait marionnettes (Ubu Roi est
une pièce qui n’a jamais été écrite pour marionnettes, mais pour des acteurs jouant en
marionnettes, ce qui n’est pas la même chose), une musique de foire, et l’orchestration était
distribuée à des cuivres, gongs et cordes de trompettes marines, que le temps a manqué pour
réunir.
N’en voulons pas trop au Théâtre de l’Œuvre : nous tenions surtout à incarner Ubu
dans la souplesse du talent de Gémier, et c’est aujourd’hui et demain les deux seuls soirs où
M. Ginisty - et l’interprétation de Villers de l’Isle-Adam- aient la liberté de nous le prêter.
Nous allons passer avec trois actes qui sont sus et deux qui sont sus aussi, grâce à quelques
coupures. J’ai fait toutes les coupures qui ont été agréables aux acteurs, même de plusieurs
passages indispensables au sens et à l’équilibre de la pièce, et j’ai maintenu pour eux des
scènes que j’aurais volontiers coupées. Car, si les marionnettes que nous voulions être, nous
n’avons pas suspendu chaque personnage à un fil, ce qui eut été sinon absurde, du moins bien
compliqué pour nous ; et par suite nous n’étions pas certains de l’ensemble de nos foules,
alors qu’à Guignol un faisceau de guindes et de fils commande à toute une armée.
Attendons-nous à voir des personnages notables, comme M. Ubu et le Tsar, forcés de
caracoler en tête à tête sur des chevaux en carton que nous avons passé la nuit à peindre, afin
de remplir la scène. Les trois premiers actes du moins et les dernières scènes seront joués
intégralement, tels qu’ils ont été décrits.
Nous aurons du moins un décor parfaitement exact : car, de même qu’il est un procédé
pour situer une pièce dans l’éternité, à savoir faire par exemple tirer en l’an mil et tant des
coups de revolver, vous verrez des portes s’ouvrir sur des plaines de neige sous un ciel bleu,
des cheminées garnies de pendules se fendre afin de servir de portes, et des palmiers verdir
aux pieds des lits, afin que broutent de petits éléphants perchés sur des étagères.
Quant à notre orchestre, qui manque, on n’en regrettera que l’intensité et le timbre,
divers pianos et timbales exécutant les thèmes d’Ubu derrière la coulisse.
Pour l’action, qui va commencer, elle se passe en Pologne, c'est-à-dire nulle part.»28
Le texte donné par A.-F. Hérold est sensiblement différent de celui que l’on trouve dans les Œuvres Complètes
d’Alfred Jarry données par les éditions Robert Laffont (collection Bouquins), cette dernière version comporte
quelques manques par rapport à celle de Hérold.
28
150
Il est possible que Ferdinand Hérold ait publié cette conférence dans le Mercure de
France parce qu’ayant été inaudible Jarry souhaitait la faire connaître.
Après cette conférence, quand le roi Ubu lança son premier fameux « Merdre », la
salle explosa dans un chahut indescriptible. Tailhade, Willy, Colette, Tinan, Valéry, Mendès,
Jean Lorrain, Heredia, font tout ce qu'ils peuvent pour couvrir d'applaudissements les huées.
Antoine, encore maître à l'Odéon, siffle. Courteline et Jules Renard le prennent mal : « On se
moque de nous, Jarry se moque de nous ! ». « Tinan applaudissait avec fracas, tout en sifflant
comme un merle » note Willy. On braque la lampe à arc sur les manifestants qui, aveuglés, se
tiennent alors cois. Jarry, stratège, fait donner la claque des pochards qu'il a recrutés au café
Ernest, 338 rue Saint-Jacques.
C’est nouveau, bien que très ancien, le théâtre bouffon… Mallarmé adoube Jarry et lui
envoie ces mots :
« Vous avez mis debout, avec une glaise rare et durable au doigt, un personnage prodigieux
et les siens, cela, en sobre et sûr sculpteur dramatique. Il entre dans le répertoire de haut
goût et me hante. »
Rachilde avait bataillé ferme pour convaincre Lugné-Poe de monter Ubu (« nous
remercions Monsieur Lugné-Poé d’avoir osé la représentation d’Ubu Roi » c’est ainsi que
conclura sa critique de la pièce, Hérold reconnaissant et on le comprend). Ubu fut joué par
Gémier, "acteur merveilleux" écrit Valéry. La Mère Ubu est incarnée par Louise France, le roi
par Dujeu, la reine par Irma Perrot.
Au début, on pensait faire un guignol géant, avec des marionnettes suspendues par un
savant jeu de cordages aux frises de l’avant scène. L’idée de faire jouer les acteurs comme des
automates, en gestes saccadés, fut un excellent compromis et une véritable trouvaille.
On rejoua d’ailleurs, plus tard, Ubu en marionnette, avec Ranson aux fils et Terrasse à
la musique.
Hérold, dans sa critique théâtrale du Mercure de France, lance : « Ubu n’est-il pas
professeur ou politique, l’homme du gouvernement ? », Ubu c’est Méline, le Président du
Conseil. La presse y voit Méline ou Félix Faure dont le Cri de Paris dénonce le goût du faste.
Pierre Quillard, non sans perspicacité, pense plutôt au sultan turc Abdul Hamid, dit le Sultan
Rouge, dit aussi le Ghazi, c'est-à-dire le Victorieux, pour les défaites qu'il a accumulées
depuis son avènement fait remarquer Quillard.
Par une étrange ironie, le fameux Sultan Rouge voulut connaître cette pièce qui
choqua Paris et Apollinaire tenait de source sûre de Jarry et surtout d’Edmond Fazy que le
souverain turc s’était fait représenter Ubu Roi dans son théâtre particulier au palais rococo de
Dolmabatché sur le Bosphore.
Le nom d’Ubu se répandit, bien entendu, dans la sphère privée : chez les Régnier, on
appelait désormais, dans l’intimité, José-Maria de Heredia et sa tonitruante épouse M. et Mme
Ubu.
Rachilde revint sur cette représentation plus tard, dans le Mercure de France de 1897
«(…) Des centaines de spectateurs amoncelés dans la funèbre salle de l’œuvre, où plus que
jamais fut faite la nuit, toute une genèse de malpropretés exquises fermentant, bleutée de la
151
terreur concupiscente d’entendre enfin le mot de son énigme sociale, de voir son éternelle
raison d’être luire sous le transpercement du rayon X, désaffublé une bonne fois de son X, et,
chauffant à blanc la notoriété de l’auteur de cette spéciale solution du problème, toujours les
haines rouges des vieux contre les jeunes, des jeunes contre les vieux, des jeunes contre les
jeunes, tous les genres de sexes, nouvellement découverts, espérant s’ériger à la faveur d’une
aurore d’obscénités plus directes, les femmes, les pures impures, nimbées de tous les
bandeaux, de toutes les gemmes, les femmes jolies, divine argile frémissante de volupté en
l’attente du mot magique, de celui qui présida, vraisemblablement, à la création de leur
argile, trop divinisée.
Une salle comble, l’élite de l’humanité, du journalisme, venue pour ouïr cela comme les
mouches d’or vont où vous savez. Puis surgissant du rideau, un petit homme sombre aux
gestes précis de pantin supérieurement organisé, lequel, dans un silence religieux, explique,
au fond de ses yeux obscurément énormes, que « pour l’action, qui va commencer, elle se
passe en Pologne, c’est-à-dire nulle part ». Avant cette heureuse chute de phrase, il risqua
bien d’intéressantes figures de géométrie théâtrale, mais elles n’allèrent pas jusqu’à se
refléter sur le tableau noir de ses yeux. On n’entendit rien. Il s’éclipsa, l’air froid, un peu
pressé de tirer les ficelles, et la farce commença. Farce énorme, macabre, terrible, en ce
qu’elle ne recélait aucune des gaités connues, d’une grossièreté enfantine et sinistre, cris de
hiboux dans des ruines, un tout à l’égout et tout à la trappe formidablement net, comme le
discours d’un sergent de ville sur un noyé.
Des traits presque géniaux ne portèrent point, et des idioties voulues ramassèrent le succès
d’usage.
Le mot, le fameux mot, sembla triste, parce que la pièce manquait d’amour.
On siffla surtout le défaut de réelle saleté. On avait pensé que ce polichinelle d’Ubu
fonctionnerait sexuellement. Ils réclamèrent une gigue. Ils firent danser l’acteur Gémier, un
grand artiste, sous leur propre masque de bourgeois émancipé, cruel. On siffla tant que
Francis Vielé-Griffin, un poète amoureux quand même de toutes les manifestations de la vie,
proféra : « On se croirait dans une forêt pleine d’oiseaux gazouillants. » Tous les princes de
la critique pleuraient de joie. Ah ! Ils la tenaient, la jeune école !
On siffla pour une saison, pour une année, pour l’éternité, et quand on cessa de siffler, il y eut
un malaise général. On se sentit complice d’un crime, le remords d’avoir tous contribué à ce
que fût enfin fixée une date de notre histoire. « Signe des temps ! » murmura Schwob,
regardant d’un peu plus haut que les autres.
Alfred Jarry sortit de là sans étonnement. Ce nouveau jeune, palotin correct de la Providence,
réintégra sa boîte, ne se souciant non plus de cette affaire que d’une partie de quilles. Juif ou
Belge, il aurait pu placer, le lendemain, de la copie à trois sous la ligne. Ni Juif, ni Belge, il
fut, je pense, simplement maladroit. Or, il arriva, pour sa pénitence, que ce polichinelle
d’Ubu se mit à marcher tout seul, il s’évada de sa boîte, lui, se répandit en phrases
quotidiennes, en clou de revue, en nouvelles à la main, en premier-Paris, se glissa dans le
meilleur monde, se délaya dans le fard et les parfums des littératures d’alcôve. Il
enthousiasma Lorrain et fit rêver Mendès. Le mot eut accès partout, prit des ailes, Rochefort
l’auréola d’un article politique, les dessinateurs Forain et Couturier le reproduisirent avec
ou sans masque. Le type d’Ubu Roi devint légendaire. Il l’est encore et il le restera…Malgré
l’auteur ! »
Bien plus tard, en 1922, le poète André Fontainas, qui a suivi l'aventure, a défini
remarquablement en peu de mots la portée de son œuvre :
« Jarry, avec l'effarante pénétration de son insistance logique, avec le prodigieux bagage de
son savoir linguistique, de sa sûreté et de son abondance verbales, a su, tout simplement,
152
métamorphoser une parodie, une farce d'écolier en une œuvre de portée universelle, cinglante
et vengeresse. Oui, c'est une œuvre burlesque, c'est vrai, mais formidable. Où donc sont plus
pleinement exprimés, avec l'exagération et la ténacité dont usent le dégoût et le mépris le plus
généreux, cet égoïsme abject et triomphant, cette platitude de mensonge et de vilenie, cette
force flasque et bête des appétits ignobles qui occupent l'âme, le cerveau de la plupart des
hommes en place, des puissants, des jouisseurs et des arrivés ? »… « Ce fut, en dépit des
misères où l'implacable Misère enlisa sa triste fin, un puissant, un superbe écrivain… »
Ubu Roi, pièce sans prétention en réalité, sonnait la fin d'une époque.
Routine
L'agenda de Ferdinand Hérold est toujours composé de visites, musées, expositions,
salons, concerts, théâtres.
Le vendredi 15 janvier 1897, les Symbolistes fêtent le premier anniversaire de la mort
de Verlaine. Messe à Sainte Clotilde à 10 heures, rendez-vous au cimetière des Batignolles.
Discours, lecture des poèmes dans un froid poignant. Puis, enfin, pour se réchauffer, déjeuner
chez Jouanne, avenue de Clichy. Parmi les convives : Mallarmé, Dierx, Quillard, Ferdinand
Hérold, Vielé-Griffin, Fontainas, Paul Fort, Paul Valéry, Vallette, Tinan, Dujardin, Léon
Deschamps, Rodenbach, Rachilde, Fanny Zaessinger.
Le dimanche 31 janvier 1897, les symbolistes de la première heure se sont réunis, pour
une soirée de recueillement et de fidélité en mémoire de Mikhaël. Charles Lamoureux,
exécuta aux Concerts Lamoureux l’acte I de Briséïs ou Les Amants de Corinthe, une pièce en
trois actes de Mikhaël dont le compositeur Emmanuel Chabrier n’avait pu écrire avant de
mourir que le premier. L’intrigue se passe à Corinthe au temps de l’empereur Hadrien. On
compte parmi les organisateurs de cette représentation, Pierre de Bréville, Gustave
Charpentier, Ernest Chausson, Vincent d’Indy, Xavier Leroux, Marcel Collière, Rodolphe
Darzens, André Fontainas, Ferdinand Hérold, Gustave Khan, Charles Van Lerberghe, Stuart
Merrill, Pierre Quillard, Henri de Régnier, Saint-Pol-Roux, Francis Vielé-Griffin et Catulle
Mendés.
Le 2 février 1897, Hérold réunit, avec Henri de Régnier, Vielé-Griffin et Paul Valéry,
un banquet en l'honneur de Mallarmé, pour la sortie de ses "Divagations". Le lieu fut choisi
près de la rue de Rome, un restaurant à la mode de Clichy, chez le Père Lathuille, Valéry fut
chargé de trier les invités. Il exclut les journalistes qui, par leur présence, rendent
l’atmosphère guindée, solennelle. On se contenta des hôtes des mardis du poète, en se passant,
néanmoins, de Catulle Mendés et en oubliant Rodenbach. Ferdinand crut bien faire en invitant
in extremis Catulle qui reçut le courrier la veille du grand jour, ce qui aggrava les choses, avec
- ce dont Mallarmé était habitué - les habituelles plaintes de la victime auprès du Maître.
Mallarmé prétendit que le moment fut « unique et parfait », mais comme le relève M.
153
Jarrety, « Debussy crut voir sur son visage l’ennui qu’il éprouvait lui-même… »
Mais il y avait eu du « beau monde », des frères Natanson de la Revue Blanche à Paul
Fort, Tristan Klingsor, Saint-Pol-Roux, Vallette ou Heredia. Gens de bonne fréquentation
avec qui on peut s’ennuyer pourtant en ces jours froids et un peu tristes d’hiver, aux barrières
de Paris.
Optimiste et encourageant, Paul Valéry a mis dans la tête de Hérold que sa pièce
Savitrî, une adaptation d’un drame indien, est jouable. Il a vu Schwob et Moréno. Ils sont
formels : on peut tenter de jouer Savitrî, c’est possible (il faudra attendre deux ans pour le
jouer à public restreint et peu de temps -une séance- en avril 1899).
En février toujours, Lugné-Poé s'est remis au répertoire scandinave, à l’Œuvre, il
monte « Au delà des forces humaines » de Björnstjerne Björson, Ferdinand Hérold y est, Gide
aussi. Et Ferdinand fait, dans le même temps, avec Ernest Chausson, un aller et retour en train
à Bruxelles, pour aller écouter la première de Fervaal de Vincent d'Indy, lequel a le double
mérite d'être à la fois ardéchois et wagnerolâtre (mais antidreyfusard).
La Cloche engloutie
L'Œuvre poursuit sa croisade ardue ; le 5 mars 1897 eut lieu la première de La Cloche
engloutie de Gérard Hauptmann. L’adaptation française était de Hérold. Malgré les
mondanités, il avait eu du temps pour y travailler tout en écrivant et réécrivant Savitrî. Paul
Ranson lui dessina un programme dans un style mi-nabique mi-caricature du Gil Blas.
Gide assista à cette séance du 5 mars. Ravel aussi, semble-t-il. Ravel se consacrera
plus tard à la mise en musique de la Cloche Engloutie, ce qui rapprocha le compositeur et
Hérold. La pièce, étrange, fascina Ravel qui voulut en faire une œuvre musicale ambitieuse,
son Péléas et Mélisande.
La représentation de la pièce fut un échec cuisant, le public ne suivit pas. « L'insuccès
est un fait, et il est inutile de contester le fait... », selon Hérold qui était dans cette période
critique théâtral au Mercure de France. Ferdinand cherche les causes de l'insuccès et il
s'accuse en premier : « la principale [cause] est sans doute que, par la faute du traducteur, la
pièce de Hauptmann, en français, a perdu des agréments de style qui contribuent à la faire
applaudir des Allemands. » (…) la ballade allemande du dernier acte, « un chef d'œuvre », «je
l'ai trop imparfaitement rendue par une ballade française. » Et certaines scènes ont dû
déplaire au public qui les a « estimées trop enfantines… » Mais l'erreur serait venue aussi de
l'auteur allemand qui a eu le tort d'avoir eu ce mérite d'introduire « dans une action d'aspect
populaire quelques unes des idées que l'on peut appeler ibséniennes… ».
Hérold ne se tromperait pas, concilier œuvre populaire et ibsénisme, le défi était
injouable. Hérold félicite le Théâtre de l'Œuvre pour son travail soigné, costumes et «surtout»
décors plus que convenables (ils sont aussi de Paul Ranson), éclairages bien réglés, mise en
scène fort intelligente de Lugné-Poé, jeu excellent du même dans le rôle de l'Ondin, « tour à
tour, comique, attendri et menaçant, comme il convenait ». Mademoiselle Suzanne Auclaire,
154
en talentueuse Rautendelein, « tantôt rieuse et gaie, tantôt délicatement émue, toujours
gracieuse, elle a été l'Elfe la plus charmante qu'on pût rêver. »
La conclusion fut portée par Louis Dumur qui fera aussi une critique de cette
représentation mais qui est bon camarade de Ferdinand Hérold (plus que Ferdinand, comme
on l'a vu avec le critique, en juin précédent, de la Nébuleuse de Dumur) :
On a bâillé, certes, à La Cloche engloutie mais la faute en est à « cette ambiance
particulière des salles parisiennes qui transforme souvent d'une façon singulière les plus
belles choses, surtout celles où le drame s'élève au-delà de la réalité vécue pour atteindre à la
poésie… » et Dumur conclue : il faut lire le texte « dont la traduction, due à M. A.-Ferdinand
Hérold, est d'une facture remarquable et d'un bonheur d'expression tout particulier » !
Peu avant Ferdinand publiait ses Images Tendres et Merveilleuses, qui sont la
réédition dépouillée de leurs indications scéniques de La Joie de Maguelonne, Floriane et
Persigant, La Légende de Sainte Liberata et Le Victorieux.
Henri de Régnier, dans le numéro d'avril 1897 du Mercure de France, fit une critique
qui n'est pas une critique d'un ami à un ami, mais une analyse assez juste : « M. Hérold sait
conduire de grands ensembles et moduler des chansons intimes. Il y a du musicien en lui et la
science d'unir en orchestre les instruments qu'il sait faire chanter. C'est dire que le soin du
détail renforce l'unité du tout. Lisez la partition verbale de M. Hérold et vous verrez qu'elle
abonde en motifs ingénieux et en développements sentimentaux et décoratifs. C'est un livre
mélancolique et doux, plein de graves et délicates pensées. C'est un livre. »
Hérold envoie ses « Images » à tous ses amis, c'est-à-dire à beaucoup (Le marchand de
livres anciens de Strasbourg, Bernard Haegeli, s'en amuse bien en 2008 : "la rareté, c'est de
trouver une édition non dédicacée de Hérold !"). Le 18 février 1897, Valéry, qui est à
Montpellier, annonce à Ferdinand qu'il les a bien reçues, ses Images, il a aimé et surtout
demande des nouvelles de la capitale qui est maintenant son indispensable oxygène :
« 9 rue Vieille Intendance, Montpellier,
Mon cher ami,
J’ai reçu vos « Images » où j’ai retrouvé et relu le Victorieux avec plaisir. Le
Victorieux est une des rares œuvres en v[ers] libres que je puisse apprécier complètement.
Vous savez que je suis infirme sous ce rapport, ni plus ni moins qu’un simple Callon.
Il fait quelque soleil ici où je commence à me reposer un peu mais ce n’est pas encore
parfait.
Je travaille un tout petit peu. Je suce jusqu’aux moelles le petit journal local foudroyé
de dépêches crétoises.
Cela me tient en excitation.
Et je goutte le temps, heure par heure, vide. J’approfondis les sensations tièdes de la
disponibilité, - de la demi-solde intellectuelle.
Je vais jusqu’à apprendre l’équilibre à bicyclette. C’est très difficile !
Je ne regrette pas encore le Mercure mais peu s’en faut.
Pourtant, je puis réfléchir ici, la petite hardiesse d’idées nécessite Paris et se résorbe en
province. Mais la marche qui doit se poursuivre jusqu’au bout, et l’analyse menée comme une
débauche ne trouve pas, dans un creux comme ici, d’obstacles légers et la peur de devenir
155
singulière.
J’écrirai à Fontainas bientôt. Faites mes amitiés à tout le monde, embrassez Ernest
pour moi, baisez à Fanny la main, glorifiez les grands poètes de l’époque, adulez Rachilde,
admirez notre Girardin, Vallette, et donnez-moi quelques nouvelles des trolls…
Votre Val- »
([18 février 1897], lettre de Paul Valéry à André-Ferdinand Hérold).
Paul Valéry, qui a de la mémoire, a bien du penser, en se rappelant Le Victorieux, aux
conditions de la rédaction du poème et à l’escapade mauresque de Pierre Louÿs et du
«chevalier sentimental». Une histoire déjà ancienne.
La Bazar de la Charité
Le 5 mai 1897 eut lieu le dernier grand fait divers du XIXème siècle, du moins quant
au nombre de morts : le fameux incendie du Bazar de la Charité. Le Paris mondain y perdit
nombre de ses personnalités, surtout des dames. Madame Heredia mère et sa fille Hélène y
étaient.
On trouve dans le journal d'Isabelle de Régnier un récit de l'événement perçu de très
prés :
« Mme de Heredia et Hélène étaient allées acheter à Mmes Costa de Beauregard et d’Avenel,
et le feu prit comme elles allaient sortir ; Hélène voulut entraîner sa mère vers la porte, mais
Mme de Heredia perdait la tête et se sauva au fond du bazar de sorte qu’elle la suivit ; elles
gagnèrent le terrain vague. Mme de Heredia eut un étourdissement et tomba la figure sur des
poutres d’un côté qui, heureusement, n’avait pas de clous ; Hélène la releva inondée de sang
et l’entraîna vers la fenêtre de l’hôtel du Palais où Mme Sureau s’apprêtait à passer, mais
Hélène lui dit : Au nom de Dieu, laissez passer ma mère qui va mourir et cette dame inconnue
céda sa place, et on hissa tant bien que mal Mme de Heredia défaillante par cette fenêtre
élevée ; la dame passa ensuite et Hélène en troisième. Elles prirent une voiture et s’arrêtèrent
chez le docteur Despaigne qui était sorti ; on envoya la bonne chercher un médecin et Toto
resta seul avec Hélène blessée et sa tante si défigurée qu’elle faisait peur ; il eut néanmoins la
présence d’esprit de lui donner des compresses d’eau boriquée et de lui dire : Je m’y connais,
tante, tu as un simple coup, ce ne sera rien ! (…)
Mme de Heredia avait la figure toute gonflée par l’hémorragie qu’elle avait eue et toute
contusionnée par le coup qu’elle s’était donnée en tombant, brûlure petite mais du 3e degré
au bras et la figure légèrement roussie, car on cuisait dans le terrain vague et avant
d’apercevoir cette fenêtre elle avait embrassé Hélène en lui disant : Embrasse-moi, nous
allons mourir ! Et celle-ci lui avait répondu : nous tenterons tout pour nous sauver ! Et elle
avait réussi, mais elle avait aussi une brûlure au bras et de petites derrière les oreilles. Pozzi
vint les soigner ainsi que Gaston Despaigne et on avait qu’à se louer de l’heureuse issue de
156
cet accident.
Louise pleurait de la frayeur qu’elle avait eue en revenant de se promener au Bois avec les
Dethomas, et rencontrant dans l’escalier Gabrielle Itasse, les yeux hagards, et disant que
Mme de Heredia était dans un état affreux. M. de Heredia avait appris l’incendie dans la rue
et rentrait sans savoir que sa femme et sa fille y étaient, en l’apprenant, il fut si émotionné
que ses jambes fléchirent et on le fit asseoir sur une chaise pour se remettre.
Marie revenait, elle, tranquillement avenue Montaigne29, lorsqu’elle vit tout ce monde et ma
tante Marie qui lui apprit ce que c’était et lui demanda si nous ni sa famille n’étions allés au
bazar. Elle lui répondit que non, et à peine l’avait-elle quitté que l’idée lui vint que sa mère et
Hélène avaient dû y aller, ce qui l’émotionna tellement qu’elle perdit connaissance et se
retrouva dans les bras d’un vieux monsieur qui lui disait : Mais, ma pauvre petite dame, vous
aviez donc quelqu’un au bazar !
Nous les laissâmes dîner rue Balzac et rentrâmes à la maison où nous trouvâmes les Bony,
puis nous fîmes demander des nouvelles des Saint-Chéron, Dananche, Lesèble, et Henri et
Marie rentrèrent à minuit avec les nouvelles suivantes : les Metinan et Geneviève Vandal
étaient sortis du bazar une seconde avant et n’avaient pas eu le temps d’être chez Mme
Vandal que tout flambait. Mme Strauss en était sortie ainsi que Laure Baignères, mais celleci en était extrêmement frappée. Mme d’Avenel, à qui achetait Mme de Heredia, était sortie
avec les jambes et la tête carbonisées ; elle avait pu monter en voiture et rentrer chez elle,
mais les concierges ne voulaient pas la laisser monter ne la reconnaissant pas ; elle se
regarda à une glace du salon, se laissa coucher, et pour donner à son mari un espoir qu’elle
ne partageait point lui dit : Je serai bien laide mais vous m’aimerez tout de même ! Elle vit sa
fille et mourut dans la nuit ! Louisette Lourmand était parmi les cadavres et Gaston
Despaigne eut la triste mission de la reconnaître au Palais de l’Industrie et de ramener à ses
parents le corps de cette fille unique. Mme Chevals et Mlle de Saint-Ange, les parentes de
Mme de Dananche, furent aussi brûlées.
Enfin, le chapelet bénit, que portait Hélène dans sa poche, ne lui fut pas inutile puisqu’elle fut
si bien protégée, et le Père Maréchal dit dans la salle à manger de sa mère, transformée en
chapelle par les sœurs qu’il avait établies dans la maison, une messe d’action de grâces
puisqu’aucune de nous ne s’était trouvée au bazar : le mardi suivant était notre jour et que
serions-nous devenues ? »
Le romancier et échotier Jean Lorrain déteste le poète mondain Montesquiou et le
poursuit, de longue date, de ses sarcasmes parfois brillants, parfois affligeants. Il trouva
l'occasion bonne pour faire une démolition en règle et à la hache du dandy à la canne. Et cela
donne une de ses chroniques qu'il tient dans Le Journal, chroniques qui s'appellent Pall-Mall
semaine. C'est le 14 mai. Lorrain dénonce les gentilshommes du Faubourg Saint-Germain qui,
dans leur mémorable « fuite éperdue à travers de la chair de femme, ont violemment canné ;
la canne, cette suprême élégance de la tenue masculine, s'est changée au poing des flirteurs
en merlin et en masses d'armes : l'instinct de la conservation, plus fort que celui du sexe, a
fait la métamorphose (..) Chacun pour soi et le feu pour toutes. Et ce pauvre M. de
Montesquiou, que Boldini nous a montré cette année, au Champs-de-Mars, hypnotisé dans
l'adoration de sa canne, cette canne qui… cette canne que…, enfin, vous m'avez compris ;
cette canne massue pour femmes vivantes et pincette pour femmes mortes, cette canne
désormais tristement célèbre dans les fastes de l'élégance masculine, cette canne de fâcheuse
mémoire…Pauvre M. de Montesquiou ! Pour une malchance, la voilà bien, la guigne noire
!»
29
On peut en déduire que Marie revenait de la garçonnière de Pierre Louÿs.
157
Or Montesquiou n'était pas au Bazar de la Charité, le jour du drame.
Le 5 juin 1897, à une réception chez la baronne de Rothschild, Marie de Régnier arrive
au vestiaire quand Montesquiou récupère sa canne. Elle se croit spirituelle en prononçant ces
mots : « Voilà une bonne canne de bazar, pour taper sur les femmes : elle est solide, on
pourrait s'y reprendre à plusieurs fois. » Henri de Régnier, souvent gauche, enchaîne avec
une allusion peu fine sur les mœurs de Montesquiou : « un éventail vous conviendrait encore
mieux… », à quoi réplique froidement l'outragé : « dîtes plutôt une épée ! ». Le duel fut fixé
au 9 juin, Montesquiou fut blessé à la main à la troisième reprise.
Les Régnier auraient pu s'abstenir. Car le bruit courut que le père de Marie, JoséMaria, aurait voulu ainsi éliminer un créancier (il avait emprunté 1 500 francs à Montesquiou
et l'on ne savait si c’était pour le jeu ou pour une « grue »…). Le fait que José-Maria de
Heredia était débiteur de Montesquiou était un fait bien réel…
C’est à cette époque aussi que la liaison de Marie de Régnier et de Pierre Louÿs s’est
réellement établie. Louÿs louait une garçonnière avenue Mac-Mahon. Il est même probable
que, quand madame Heredia mère, au Bazar de la Charité, passait des heures brûlantes, Marie
en vivait de toutes autres dans les bras de Pierre Louÿs. Plus tard il prendra des photographies.
Le samedi 22 mai 1897, Hérold voyait Paul Valéry qui lui annonça que Pierre Louÿs
allait mal ! Sa bronchite… on pensa tout de suite à la tuberculose mythique de Louÿs mais
c'est probablement le tabac qui commençait à le détruire. Louÿs n'était certes pas souffreteux,
il était épuisé. Il se tenait enfermé 147 boulevard de Malesherbes avec Zo (mars à novembre
1897) : « Pendant 290 jours du 15 mars au 29 décembre d’une année de ma vie, je t’aurai vue
à tous les instants de chacune de mes journées… ».
L’horizon symboliste s’obscurcit, le théâtre de l’Œuvre tourne la page…
Le 21 juin 1897, Lugné-Poé publie dans le Figaro sa rupture avec les Symbolistes :
« Durant cette saison, sur huit spectacles, cinq furent composées de pièces étrangères et 3 de
pièces françaises, les cinq traductions furent unanimement, ou presque, louées par le public
et par la presse ; les pièces françaises sont écoutées médiocrement et exécutées brièvement
dans les journaux, pas plus à l’Œuvre que dans les autres théâtres d’essai, le chef d’œuvre
national ne s’est trouvé.
Née après sept ans de théâtre naturaliste, à une époque où la jeunesse des Lettres se disait
symboliste, l’Œuvre se trouva englobée dans ce mouvement, malgré la contradiction évidente
qui existe entre le théâtre d’Ibsen et les théories symbolistes. Un malentendu s’est donc établi
contre lequel nous voudrions réagir.
L’Œuvre ne dépend d’aucune école et, si l’accueil des tendances mystiques avait pu égarer
quelques uns, il serait temps de s’arrêter, puisque, à part les admirables drames de Maurice
158
Maeterlinck, elles n’ont rien produit au point de vue dramatique…», et pour conclure :
«Passant outre aux conseils, aux reproches, l’Œuvre, dans sa nouvelle saison, ne s’occupera
pas de l’origine des pièces qu’elle montrera, tenant compte uniquement de l’humanité, de la
vie, et si c’est seulement de l’étranger que viennent ces pièces, elle ne jouera que des
étrangers. C’est dans cet esprit que sera élaboré notre programme de la saison 97-98 que
nous publierons dans quelques jours».
La jeune garde symboliste, le 24 juin 1897, publie sa réplique, essentiellement rédigée
par Pierre Quillard, dans le Figaro :
« M. Lugné-Poé juge opportun de rompre avec le Symbolisme dont il aurait subi, déclare-t-il,
la tyrannie exclusive et désastreuse. En fait, telles pièces jouées à l’Œuvre et signées de noms
français, avaient avec le théâtre de Ponsard et de notre national Emile Augier les plus
fâcheuses affinités, et le symbolisme ne saurait être rendu responsable de la Dernière
Croisade [de Marcel de Germiny dit Maxime Gray], l’Ecole de l’Idéal [de Paul Vérola] ou le
Fils de l’Abbesse [d’Amboise Herdey], par exemple. Le symbolisme, si symbolisme il y a, n’a
rien à voir avec M. Lugné-Poé, entrepreneur de représentations théâtrales. L’Œuvre, au
contraire, a profité pour la représentation de pièces françaises ou étrangères du courant
d’idées qu’avaient suscité autour d’elles des écrivains que M. Lugné-Poé n’a pas à juger.
Ceux-ci lui purent accorder leur sympathie, quand il faisait des tentatives intéressantes, tout
en réservant courtoisement leur appréciation sur la façon parfois singulière dont il les
présentait au public. Ils ne lui permettent pas de rompre des relations purement fictives, s’il
lui plaît de donner ce nom à la trop grande condescendance dont ils témoignèrent à son
égard ».
C’était signé Henry Bataille, Coolus, Louis Dumur, Paul Fort, Ferdinand Hérold,
Alfred Jarry, Gustave Kahn, Pierre Quillard, Rachilde, Saint-Pol-Roux, Auguste Villeroy et
Henri de Régnier. Les signataires furent aussitôt brocardés dans le Figaro du lendemain par
Lugné-Poé en « les douze pères nobles du Symbolisme » ….
Paul Valéry n'a pas signé, manque de notoriété ou plus simplement refus, car le soir du
24 juin, il dînait chez Hérold. On imagine qu'il ne fut question que de cette affaire Lugné-Poé.
Toute cette polémique laissait un goût amer à Hérold qui pouvait se sentir ingrat de ne
pas être redevable à Lugné-Poé pour son soutien mais l'"entrepreneur de représentations
théâtrales" rompait de manière trop peu élégante en allant chercher aussitôt chez les ennemis
des Symbolistes d’éventuels faiseurs de succès.
Le chef de file des « Naturistes », dont Lugné-Poé attendait tout, réduisit à néant cette
ambition. Le Théâtre de l’Œuvre monta ainsi une pièce inepte, injouable et que, d’ailleurs,
peu de temps avant la générale, Lugné-Poé abandonna. « Victoire », telle était le titre
malencontreux de la création.
Lugné-Poé eut alors recours au jeune écrivain déjà connu, Romain Rolland, qui
proposait une pièce : Aërt… Rolland n’avait cependant pas fait mystère de son mépris du
Théâtre de l’Œuvre, chose des symbolistes, « une coterie de snobs qui font joujou de tout ce
qu’il y a de noble au monde et pour qui la poésie, la religion, l’idéal sont articles de
littérature… ». Il déteste ce public « public de cocottes, de rapins, d’esthètes… » écrit-il
après avoir vu Le Petit Eyolf d’Ibsen, le 8 mai 1895 :
« Toujours l’éternelle ironie : le mépriseur de la vie acclamé par ces prétentieux esthètes,
tandis que les rares qui pourraient sympathiser avec lui, les bourgeois au cœur protestant,
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triste et austère, ne le lisent pas, ou sont rebutés par l’obscurité norvégienne de sa pensée » ,
ou, le 8 novembre 1897, à la représentation de Venise sauvée d’Otway, où un vieux sénateur
traîne à quatre pattes et beugle sous les coups de fouet : « public dégoûtant de grues et de
rastas, de journalistes mâles et femelles, d’esthètes défoncés, - coupant d’énormes rires et de
«comme c’est ça !» (ma voisine, une jeune femme mal peignée) les hoquets et les aboiements
du vieux, - puis déclarant dans les entr’actes qu’il fallait voir « l’idée », que « l’idée » était
superbe ! Ces acteurs pêchés parmi les figurants de vieux mélos, ces décors infirmes et
criards, cette pièce déshonorante, - et c’est là, là que je consentirais à voir jouer mon SaintLouis ou le Siège de Mantoue ! Non ! Non ! Je ne puis pas, je ne puis pas ! Dieu m’accorde la
vie ! Je n’ai pas besoin de succès ! »
Même passé à Lugné-Poé, Rolland ne cède pas tout de suite sur les principes, en
novembre 1897 il persistait : « le public de l’Œuvre est le plus dégoûtant ramassis d’esthètes
décadents et d’intellectuels corrompus (…) ajoutez que, comme toujours (…) la moitié de la
salle est juive. On se croirait à l’Opéra de Francfort ! », et Rolland rêve (pour la
représentation de J. G. Borkman d’Ibsen) alors du public d'une sobriété toute métallique, celui
du théâtre calviniste de Genève…
Dans la Revue Blanche du 15 juillet 1897, Catulle Mendés se permit une petite charge,
« le crépuscule polaire et l’aube française ». Il y défendait vivement les Symbolistes pris à
partie par Lugné-Poé : « comédien médiocre et le plus souvent tout à fait mauvais ». La
réponse de Lugné-Poé dans La Presse (17 juillet 1897) fut violente, qualifiant « le doux et
délicat poète… » de « puffiste », « faiseur » et « mercanti » …
L’honneur de chacun étant en cause, seul un duel pouvait mettre fin aux hostilités. Le
combat eut lieu entre Catulle et Lugné-Poé, le 20 juillet 1897. L'épisode fut pitoyable car
l'acteur, qui avait Aristide Briand pour témoin, ne joua probablement jamais aussi mal.
Dominé par une frousse prodigieuse et incontrôlable, on le vit reculer, par bonds, jusqu'aux
limites du pré, agitant, le bras tendu, son fleuret en tous sens. Catulle Mendès était une fine
lame.
Peu de temps après le duel, le 27 juillet, Rolland rencontrait Lugné-Poé, au siège de
l’Œuvre. 22 rue Turgot, où, passée une porte cochère délabrée, on entre dans une cour
sinistre, encadrée de façades lépreuses de briques et de crépis. Le jeune écrivain eut plutôt
mauvaise impression, Lugné-Poé lui parut un potentat « absolument ras, poupin, pierrot,
pataud », « ânonnant » Romain Rolland note : « joue-t-il la bêtise ? L’est-il ? Il semble qu’il
ne sache pas parler. Il semble qu’il sache à peine penser… »
On peut présumer que Lugné-Poé ne s'était pas encore remis de son aventure sur le
pré.
Les vacances d'été firent retomber les tensions.
Ferdinand Hérold, dans le Mercure de France de décembre 1897, fera une critique très
sévère du Jean-Gabriel Borkman d’Ibsen monté par le nouveau Théâtre de l’Œuvre. Le jeu
des acteurs est un peu maladroit, le décor, bien que d’Edouard Munch, conventionnel ; le tout
conçu très « grand public ». Hérold qui perçoit ce souci patent de plaire au plus grand nombre,
évidemment, ne s’apaise encore pas à l’égard de Lugné-Poé.
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« Trollisme »
Ferdinand refait le périple que Louÿs définissait comme la routine estivale de Hérold :
Paris-Bayreuth-Heidelberg-Lapras-Paris. Le lancinant circuit scandé chaque été.
Le 24 juillet 1897 Hérold est à donc à Bayreuth ; il fait sa "cure de Bayreuth", tout
comme D’Indy. Il écrit à Pierre La Chesnais :
« Mon cher ami,
La Suède a produit quelque chose d’admirable, c’est Madame Gulbranson. Elle est inouïe
dans la Walküre. L’Annonce de la mort par elle est plus belle encore que je ne croyais. Et au
dernier acte, elle a des trouvailles géniales. Enfin, j’ai vu une vraie Brünhilde. C’est navrant
qu’elle ne soit pas norvégienne. Le Cycle est d’ailleurs merveilleux : sauf Grüning que je ne
puis pas avaler dans Siegfried, où il a cent quatorze ans au moins. Mais tous les autres sont
très bien, et Richter dirige d’une manière stupéfiante. Et le réveil de Gulbranson, dans
Siegfried. Je pense que la fin du Götterdämmerung va être extraordinaire.
A bientôt,
Ton
AF:Hérold. »
(Bayreuth, le 24 juillet 1897)
Peu de temps après, Hérold paresse à Lapras avec les Fontainas et leurs enfants en bas
âge, « enfants assommants » selon Edmée Gellion-Danglar.
Au même moment, les amis de Ferdinand, ceux qui sont restés à Paris, se délassent au
« Phalanstère », une maison louée à Corbeil, depuis le printemps 1896, 19 quai de l’Apport.
Ce sont Vallette et les siens, ceux qu'on appelle à présent les trolls, les fameux lutins
scandinaves, en fait, plus précisément ibséniens.
Car Alfred Jarry a lancé le « trollisme ».
Depuis août il commençait à travailler sur Peer Gynt d’Ibsen qui devait être joué à
L’Œuvre. Alfred devait y figurer, précisément, un troll…
Jarry en fit une obsession. Il fut donc décidé qu'au Phalanstère on vivrait désormais
comme des trolls, c’est à dire au plus près de la Nature : pêche, canotage, cyclisme,
excursions…
Les 7 trolls de base sont : Fanny Zaessinger, Ubu (Alfred Jarry), Hérold, Chauvin (le
poète Charles Chauvin), Paul Fort, et bien sûr Valette et Rachilde, viennent ensuite, Marcel
Collière et Pierre Quillard, le « poète pisciculteur » comme l’appelle Jarry.
Jarry a acheté un canot pour voguer sur la Seine, Vallette aussi.
Ferdinand n’a qu’une envie, les rejoindre. Il est las des querelles du ménage Fontainas
et il a la nostalgie des ambiances étudiantes. Pierre Louÿs a sa vie. C’est maintenant de Jarry
que Ferdinand attend désormais d’être tenu en joie.
Descendue des ateliers de Montmartre, Fanny Zaessinger était la muse du moment.
Ferdinand la connaît bien depuis les banquets du Centaure. Elle fut un frais modèle de
161
Léandre dont il fit « Fanny de profil », portrait qu’acquit le musicien Gustave Lyon. Elle fut
l’égérie présumée « platonique » de Henri-Albert Haug, homme des lettres allemandes au
Mercure de France, celui qui a fait connaître aux Français Nietzche et Stirner. Tous, autour
d’elle, en étaient plus ou moins amoureux. Elle était petite, blonde, un petit nez «en
trompette», toujours en fourreau noir. D'elle émanent de la fraîcheur et un charme
indéfinissable et doux. Tinan aime sa façon de jouer des mains qu’« elle porte comme des
bouquets ».
Fanny peut dire comme l'Hélène des Paeans et des Thrènes de Hérold : « Partout
l'homme est joyeux sitôt que je parais ».
Elle habite au loin, à Montmartre, dans un tout petit appartement rustique du temps
jadis. Elle prend, dit-elle, ses tubs dans des terrines.
Sa venue chez Willy est décrite par Collette dans ses mémoires. Fanny sembla plus
intéressée par la jeune Collette que par le cacochyme écrivain :
« Quand j’eus devant moi, chez moi, la Fanny aux doux cheveux châtains qui roulaient libres
sur ses épaules, quand je la vis jeter sur mon lit son toquet de page, porter sur tous objets ses
belles mains aux doigts retroussés, ouvrir sa robe par habitude sur sa gorge impatiente, se
tirer la langue devant mon miroir, que je l’entendis confier à M. Willy, à moi, aux oiseaux par
la fenêtre ouverte, ses préférences voluptueuses, le sang de «la fille à Mme Colette »
s’insurgea. Je fis la figure pincée que j’allais cacher en haut d’un arbre, autrefois, à l’arrivée
des « visites », la même figure prude et pointue…
(…)
La liante humeur de M. Willy n’arrangea pas les choses - du moins entre Fanny Z… et moi.
Mais ce jour-là, toute occupée d’elle-même, Fanny ne s’aperçut de rien. »
Fanny Zaessinger par Charles Léandre
Nul doute que Ferdinand lui trouvait plus d'attraits qu’à la rêche mademoiselle de
162
Régnier.
C’était un temps heureux aussi, cinquante ans plus tard, Valéry le rappelait à
Léautaud, ce temps des déjeuners chez Doucet « qui jouait au mécène et à l’amateur d’art » :
« On allait là bas en bande. Tinan, Albert, Lebey, Fanny Zaessinger, Louÿs. On venait nous
chercher dans un coupé monumental. Il fallait voir cela, mon cher. Le Père Doucet était un
sot vaniteux, vrai personnage de comédie, avec un tic, comme une sorte de rictus au coin de
la bouche… » (Valéry l’imite devant Léautaud) « On était servi par des valets habillés en
gris, avec un col rouge, culotte et bas blancs. On déjeunait bien. C’était toujours ça ! »
Après la mort de Henri-Albert Haug, en 1921, madame K., sa dernière égérie récupéra
ses papiers, pleins de lourds secrets même de dossiers, dossiers Barrès, Louÿs, Tinan… sa
correspondance avec Fanny et avec Liane de Pougy… et une fort belle série d’ouvrages
licencieux, son « enfer », bien dissimulé de son vivant. Il y eut orgie de destruction. Sur la fin
de sa vie, Haug comptait se retirer à Niederdbronn en Alsace. Les papiers ont disparu, ni le
frère géologue, ni l’autre frère, industriel, ne semblent y avoir prêté attention.
Les épousailles furtives d’Edmée Gellion-Danglar et de Pierre La Chesnais
Fin septembre 1897, Valéry apprit, sans doute de Hérold, que Pierre La Chesnais se
mariait à Edmée Gellion-Danglar ; « cela me semble un peu bizarre » observe Henri Sée.
Valéry l’écrit le lendemain à André Fontainas : « J’ai rencontré La Chesnais hier,
auquel je n’ai soufflé mot de son union. Encouragé par mon silence, il ne m’en a pas parlé
non plus, alors ! Encore un qui va sous les drapeaux ! »
"Encore un…". Valéry a raison, cela n'arrête pas, toute sa génération est saisie du
prurit de la nuptialité officialisée. Le Mercure de France en donne trois cas dans son seul
numéro de juillet 1897 : Paul Adam a épousé, le 24 juin, mademoiselle Marthe Meyer, Félix
Fénéon, madame Fanny Gombeaux, Adolphe Van Bever, le 16 juillet, mademoiselle
Marguerite de La Quintenie (« Une petite Apache née en Corse qui a une mentalité pratique
et cynique stupéfiante » note Gustave Schlumberger). Paul Valéry remarque que Pierre Louÿs,
lui-même et aussi Paul Léautaud sont les derniers à tenir… En fin de course, des trois
vétérans, seul Léautaud restera fidèle à ses engagements.
Paul Valéry n’a qu’une idée en tête : quitter son Ministère de la Guerre (comme
Grandmougin ou Fénéon), il demande à Hérold des conseils techniques pour travailler avec
une entreprise italienne de spectacles.
Paul Valéry est au ministère et tout se passe comme prévu, l’enfer administratif. A la
fin janvier 1898, il écrivit à Fontainas : « Je suis fatigué aujourd’hui et cela s’additionne
vraiment d’une exaspération contre mes fonctions qui dépasse tout. J’ai été positivement
aujourd’hui à une ligne de donner ma démission tellement j’en ai - comme disent plusieurs
personnes à ce autorisées - soupé.
163
Vous ne pouvez vous douter du degré de rage où un philosophe comme moi peut
parvenir dans ce for intérieur dont il tire, à d’autres instants, des plans.
Sans la considération de ma mère j’aurais rompu aujourd’hui même ce lien. J’aurais
sauté à l’eau et tâché de vivoter scribendo… » Vivre de sa plume…
Le ton monte, le temps des séparations…
C’est en octobre 1897 que le général Picquart découvrit qui était le véritable
responsable de la fuite de documents militaires chez les Allemands, crime imputé au capitaine
Dreyfus. C'est un officier connu être douteux, joueur et véreux, Esterhazy…. Picquart
l’affirme, preuves en main. La hiérarchie militaire, qui n’aime pas être contestée,
naturellement, se raidit et sévit. Picquart fut envoyé dans le Sud-Tunisien. Mais la campagne
de la révision est mise en route et rien ne pourra l’arrêter…
Les mondanités se poursuivent. Le 8 octobre 1897, Pierre Louÿs fête chez lui le succès
du livre de Jean Lorrain, Monsieur de Bougrelon, qui a des faux airs de portrait de Barbey
d’Aurevilly, hommage du zinc à l'or. « Récit mené à train de chasse à courre » selon
Rachilde, « Chef d’œuvre impertinent » selon Régnier. Enfin Jean Lorrain, à 42 ans, a le statut
de romancier et plus seulement d’échotier.
A cette soirée sont là Jean de Tinan et Ferdinand Hérold, tous deux gênés par le genre
tapageur de Lorrain, sa présence envahissante, massive et postillonnante. L'homme a les
doigts constellés de bagues, sa vulgarité est colossale. Valéry est plutôt surpris de constater
que l’intérieur de chez Louÿs est à l’unisson, des bibliothèques peintes en mauve, avec, dans
sa chambre, des lampes électriques partout et « surtout à terre, comme des astres pour
périnée… » Ce qui fit sourire Valéry.
Paul Valéry ambassadeur itinérant d’Edmée La Chesnais
Ferdinand eut alors une curieuse affaire à régler.
Edmée Gellion-Danglar s’apprête donc à épouser Pierre La Chesnais. Elle demande à
Ferdinand un service auprès de Louÿs, et, curieusement, Hérold ne se sent pas capable
d’intervenir lui-même. Très probablement, parce que les rapports sont désormais tendus entre
Ferdinand et Louÿs. C’est Paul Valéry qui eut à se charger de la mission. Il s’agissait
d’obtenir des plaques photographiques restées aux mains de Pierre Louÿs et de restituer un
mouchoir reçu de Louÿs.
Ce fut l’occasion pour Valéry de faire un très amusant pastiche du style de
Mallarmé dans son courrier adressé le lundi 18 octobre 1897 à Louÿs :
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« From A.F Herold’s House
Rue Greuze
18-10-97
Mon cher Pierre,
Mademoiselle Gellion-Danglar*
te prie instamment de lui
ENVOYER
les plaques photographiques
impressionnées
à « Lapras » il y a Deux Ans :
Elle te les reverra avec ton mouchoir sitôt qu’elle en aura pris quelques épreuves.
(Elle
remercie
te
d’avance)
Ton
P.A.V
4, passage Sainte-Avoye. »
Edmée donne pour adresse non pas la sienne, boulevard Pereire, mais celle de son lieu de
travail, à la Revue d’Art Dramatique, chez Edmond Stoullig, où elle aidait à la rédaction et
faisait les traductions de l’anglais.
Rendit-elle les plaques par la suite ?
Par une carte de Gabrielle Hérold, actuellement conservée à la Maison Hérold de Lapras,
on sait que l'on se baignait nu et sans façon dans le ruisseau en contrebas de la demeure
ardéchoise. Occasion, sans doute, de faire des photographies à ne pas laisser traîner. Et,
probablement, à ne pas montrer à La Chesnais.
Quant au mouchoir donné a priori en 1895 à Edmée par Louÿs, c'est-à-dire l’été d’après le
voyage à Biskra avec Hérold, on pense au mouchoir jaune de Méryem offert à Gide, ou au
bleu offert à Ferdinand. Ces mouchoirs promesses d'engagement, comme aussi le foulard
donné par Rachilde à Jarry contre l’engagement ferme de se mettre au travail et à écrire ; Jarry
donnera à ce foulard symbolique ce nom : « Celui qui foule, qui reparaîtra, nous ornant l'un
de ces mardis… »
Louÿs a d’autres préoccupations que les exigences énigmatiques d'Edmée. Le 17 octobre
ont eu lieu ses « noces mystérieuses » avec Marie de Régnier et le 8 décembre suivant sera
conçu Pierre de Régnier, dit le Tigre, fils de Louÿs.
Le 11 Janvier 1898, le mariage -sobre, celui-là d’Edmée Gellion-Danglar et de Pierre La
Chesnais se scellera dans l’intimité.
Le 31 novembre 1897 fut le jour de la fin d'un combat, Antoine "jeta l'éponge", il quitta
l’Odéon et créa son propre théâtre… Jean Lorrain note : « Antoine est enterré (…) M. Antoine
et sa disgrâce occupent aujourd'hui tout Paris (…) Car la vieille troupe de l'Odéon a bel et
bien réclamé pour lui la lettre de cachet. »
Albert Lambert et les siens ont gagné.
Pour les fêtes de Noël 1897, Hérold donna un spectacle, au Théâtre des Pantins, 6 rue
Ballu près la rue Blanche, où Claude Terrasse fut le maître puisque c’est son domicile. C’est,
de nouveau, Paphnutius, la pièce est jouée sur le mode ironique, elle devient une farce.
165
Les décors étaient de P. Bonnard, Alphonse Hérold, X.K Roussel, P. Sérusier, Ed.
Vuillard et P. Ranson, qui a conçu le programme, sur l’image, en fond, des silhouettes titubant
dans une nuit enneigée.
Franc-Nohain est très présent à cette soirée, il fait le discours d'ouverture et chante ses
trois chansons à la charcutière mises en musique par Terrasse.
Entre Vallette (au fond), et Hérold, placide, à droite, Alfred Jarry
L'Affaire Dreyfus s'installe
Pierre Louÿs écrit à son frère, le 1er décembre 1897 : « lis-tu l’affaire Dreyfus ? »,
«Ici, on ne parle absolument que de cela (…) depuis Boulanger, je n’ai vu d’agitation
pareille. Le Panama n’était pas à la hauteur». Mathieu Dreyfus, frère d’Alfred, qui s'est battu
dans une quasi solitude voit pointer une aube nouvelle.
Le scandale politico-judiciaire est maintenant tout à fait public.
Les intellectuels sont « sonnés ». Leurs marottes et leurs querelles personnelles
deviennent, d'un coup, dérisoires. Les années à venir seront politiques, elles ne seront plus
symbolistes ni éthérées. Quand les doux auteurs belges, Eckhoud et Pierron, avec le peintre de
Groux, arrivent à Paris, la première semaine de décembre 1897, ils paraissent irréels et
166
déplacés à Gide qui, à présent, en a « assez des vaines rencontres… »
En juin 1898, la Ligue de Droits de l’Homme est fondée, Pierre Quillard en est une des
principales chevilles ouvrières, Ferdinand Hérold s’y joint. Très vite, en opposition, se créée
la Ligue de la Patrie Française, avec Jules Verne, Gyp, Charles Maurras, Heredia, Coppée,
Bourget, Lemaître, Lorrain, Barrès, Brunetière…
En janvier 1898, enthousiasmé par les prémisses de création de la Ligue des Droits de
l’Homme, Henri Sée, écrit à Ferdinand : « la science apprend à raisonner parce qu’elle est la
grande révolutionnaire, ennemie de tout préjugé… et voilà pourquoi dans le mouvement
actuel les savants figurent au premier plan… » Hérold est face à ce dilemme : peut-on
continuer à faire encore des poèmes délicats et médiévaux au beau milieu des gigantesques
foires d'empoigne qui se préparent ?
Hérold hésite, visiblement.
La crise est là, tâchons de nous amuser entre amis… Et le 14 janvier 1898, ils ont
cherché à être insouciants et gais, Hérold et ses amis. L'ambiance ne fut bonne qu'à la fin, au
Théâtre des Pantins, rue Ballu, à Ubu Roi.
Au bar du théâtre, Quillard et Hérold, sont côte à côte, surexcités par l’Affaire. Leurs
ventres se frottent observe Paul Valéry :
« Puis hier j’ai accompagné Moreno au théâtre des Pantins voir Ubu joué par eux-mêmes.
Entre deux actes, (si j’ose m’exprimer ainsi), j’ai été au bar, petit local quelconque bondé. Là,
ventre à ventres avec Quillard et Hérold, ces messieurs ont parlé d’une vaste proclamation
à faire dans le prochain Hermès [Mercure de France] contre l’armée, le gouvernement, les
généraux, etc. Une discussion très vive avait eu lieu avant le dîner entre Gourmont et A.F.H.,
le premier étant du bon côté des opinions. Tu sais que les opinions de nos excellents
camarades et amis révolutionnaires ont le don de m’agacer et de m’exaspérer. Je n’ai donc pas
soufflé mot. Mais sans doute mes traits, encore mal éduqués, ont-ils marqué l’heure, car
Quillard a eu la bonté de m’avertir qu’il prenait la responsabilité du factum à intervenir et que
cela ne me compromettrait en rien. A quoi j’ai répondu par un sourd grognement. Tu devines
mon interne cocktail. »
Cela commence donc par une escarmouche entre Rémy de Gourmont et Ferdinand
Hérold, deux mondes qui n’auraient jamais dû se rencontrer si le Mercure de France n’avait
pas existé…
Dans son Livre des Masques, Gourmont esquisse quelques lignes sur Hérold, il voit
juste quand il note : « Il ne se raconte guère lui-même ; il lui faut des thèmes étrangers à sa
vie, et il en choisit même qui semblent étrangers à ses croyances… » Or Hérold n’est pas
toujours la douceur incarnée, il lui suffit pour cela d’être entraîné par Pierre Quillard qui
sortait vite du Symbolisme éthéré pour revêtir le masque féroce et violent du militant terrible
hachant dans des diatribes nerveuses tous les pouvoirs en place. Ecuyer de Quillard, Hérold se
mue alors à son tour en virulent spadassin de comptoir ou de salon, selon le lieu où le duo
donne son spectacle.
Rémy de Gourmont est à l’anarchisme de 1898 son point aveugle, un homme libre
absolu. Il est tout en ces mots : « Le citoyen français a un bas de laine où il entasse pêlemêle ses écus, son âme, son intelligence, ses espoirs et sa vie, il voudrait s’y fourrer luimême !»
Gourmont ne croît pas en l’espèce humaine.
167
Ce qui gêne Valéry, dans l’Affaire Dreyfus, ce sont, avant tout, les fautes de goût… Il
les perçoit tout de suite. Valéry n’aime pas l’obscénité de la connivence, l’hystérie qui donne
des grimaces aux plus justes causes. Inversement, sa réticence à l’antidreyfusisme tient à ce
qu’il y a dans ce camp-là, décidément là, aussi, trop de fautes de goût. Valéry n'aime pas le
laisser-aller intellectuel. Cela donnera, évidemment, l’impression qu’il fut étranger à la
compréhension du drame humain vécu par le capitaine mis aux fers.
Mais Valéry avait eu aussi son coup de colère. Ces colères qui font resurgir les
passions enfouies de l’enfance. Paul Valéry se rappelle alors la faillite familiale, celle de la
Compagnie maritime Valéry, et la perte du navire long de 78 mètres, flambant neuf,
L’Immaculée-Conception, racheté pour rien par la Transat et rebaptisé l’Isaac Pereire.
A noter que Ferdinand Hérold, aussi, se rendait bien compte de ce qu'a d'inesthétique
le manque de maîtrise de soi, on en trouve un écho pittoresque (référence faite au
symbolisme) dans une lettre de Vielé-Griffin à Gide :
« L’article à tue-tête, si j'ose m'exprimer ainsi, n'incommode, en somme, que le nerveux ; et
ceux-là ont le revolver pour y répondre. Oh ! Ne nous scandalisons pas trop vite ! » (…)
«Dirigez notre conscience, Gide, mais avec d'infinies précautions. Car - notre ami A.Ferdinand Hérold l'a bien dit – «nous sommes excessivement passionnés» …».
La passion, mauvaise inspiratrice…
« L’Affaire Dreyfus devient angoissante » écrit Gide.
« J’accuse ! »
Jeudi 15 janvier 1898, Zola lance son manifeste dans l’Aurore : « J’accuse ! ».
Une pétition s’en suivit, dans le Mercure de France, organisée par Quillard, pétition
des intellectuels que Gide, au grand étonnement de Paul Valéry, signa.
L’article de Zola dans l’Aurore donna lieu au fameux procès Zola où Quillard
interviendra « mélodramatiquement » a-t-on dit.
Pierre Quillard est venu à la barre des témoins, à la demande de l'avocat de Zola,
maître Labori, en "témoin désintéressé", insiste-t-il. L'intervention de Quillard, le 12 février,
fut déplacée et nullement à la hauteur de la gravité de l'Affaire, le poète engagé semble y
venir pour annoncer une trêve de la querelle des Symbolistes et des Naturalistes !
« M. Emile Zola appartient à une génération littéraire absolument différente de la mienne ; et
généralement, les hommes de lettres, en possession de la faveur publique trouvent, dans leurs
successeurs immédiats, les pires des adversaires et les plus clairvoyants des critiques. Nous
n'avons pas failli à ce devoir envers M. Emile Zola, et même, tout en rendant hautement
hommage à son œuvre admirable qui honore les lettres françaises, j'ai exprimé les réserves
les plus vives à son égard. Ce n'est donc pas du tout en disciple fidèle que je viens parler
168
ici… »
Sa déposition fut courte, quelques phrases un peu violentes sur la "pourriture sociale"
de l'époque. A-t-il vraiment tort ? Un an plus tard, dans le Mercure de France, Quillard ira
encore plus loin, il menacera l'Ennemi " anthropoïde " : « Vous nous avez enseigné la haine
que nous n'aurions pas connue et qui nous donnera assez de force pour vous traquer jusqu'à
la mort… »
Cela donne une vague idée du ton des discussions aux terrasses des cafés du Quartier
Latin et aux dîners de Ferdinand. On ne fut pas moins tendre du côté des antidreyfusards qui,
eux, n'avaient pas l'excuse de la juste révolte.
Rachilde, consœur donc de Quillard, naguère tous deux signataires du récent manifeste
anti-Lugné-Poé, dut décontenancer son époux Vallette, dans les propres pages du Mercure de
France avec ces mots de novembre 1899 :
« Oui, oui, il m'est égal que M. Zola vienne de sauver un officier d'Etat Major, je ne suis pas
officier d'Etat Major, je suis écrivain français et en qualité d'écrivain gaulois, j'ai la terreur,
l'unique terreur de voir crouler le ciel sur de la mauvaise prose… », et de suggérer de relier
les œuvres de Zola « en peau d'officier français, parce que ce maroquin est à la mode »…
« Avalez et payez, Messieurs les Israelites, c'est écrit spécialement pour vous et vos familles
patriarcales, vos patriarcales familles, sociétés dans la société, états dans l'Etat, niveleuse
d'individus en faveur du nombre…»
Le ton en dit long.
Le 11 mars 1898, dîner chez Hérold, il y a Paul Valéry et des « poètes disparates »,
Quillard, Tinan, Fontainas, Fort. Ferdinand continue à recevoir, mais le cercle se restreint.
On y but à la fin « un des élixirs les plus remarquables du monde. Un Constance de
1840 ou 1830, je crois, qui m’a positivement amusé », écrivit Paul Valéry à André Gide. Il
fallait bien un Constance de 60 années d'âge pour échapper aux relents de cette "pourriture
sociale" qui empestait l'atmosphère. Particulièrement pour les plus sensibilisés à l'Affaire,
Hérold, Quillard et Fontainas.
Or, écoutez….
Jarry, pour sa part, est en pleine activité cérébrale. Ces temps nerveux n’atteignent pas
son inspiration, il reste un peu seul, même, à persévérer dans la fantaisie. Il donne au Mercure
de France, en mars, ce chef d’œuvre, par ailleurs, dédié à Ferdinand Hérold :
« Présentement, continua l’évêque, buvez et mangez. Viens, sers-nous du homard !
- N’a-t-il pas été de mode à Paris, hasardai-je, de s’offrir par courtoisie de ces animaux,
comme un priseur tend sa tabatière ? Mais les gens, à ce que j’ai ouï dire, avaient coutume de
les décliner, alléguant que c’étaient des pluripèdes velus et d’une malpropreté repoussante.
169
- Ho hu ! ho hu ! Condescendit l’évêque. Les homards sont malpropres et non épilés, c’est une
preuve peut-être qu’ils sont libres. Sort plus noble que celui de cette boîte de corned-beef, que
vous portez en sautoir, docteur navigateur, comme l’étui d’une jumelle salée à travers laquelle
vous aimez scruter les hommes et les choses.
« Or, écoutez :
LE HOMARD ET LA BOÎTE DE CORNED-BEEF
QUE PORTAIT LE DOCTEUR FAUSTROLL EN SAUTOIR.
Fable
A A.-F. Herold.
« Une boîte de corned-beef, enchaînée comme une lorgnette,
« Vit passer un homard qui lui ressemblait fraternellement.
« Il se cuirassait d’une carapace dure.
« Sur laquelle était écrit qu’à l’intérieur, comme elle, il était sans arrêtes,
« (Boneless and economical);
« Et sous sa queue repliée
« Il se cachait vraisemblablement une clé destinée à l’ouvrir.
« Frappé d’amour, le corned-beef sédentaire
« Déclara à la petite boîte automobile de conserves vivante
« Que si elle consentait à s’acclimater,
« Près de lui, aux devantures terrestres,
« Elle serait décorée de plusieurs médailles d’or.
- Ha ha, médita Bosse-de-Nage, mais il ne développa pas ses idées d’une façon plus complète.
Et Faustroll interrompit la frivolité des propos par un grand discours. »
Ce récit ravit Marcel Schwob qui adressa le 5 mai 1898 une lettre de louanges à Jarry pour lui
dire tout le plaisir qu’il a eu de lire dans le Mercure de France les extraits du Dr Faustroll, et
son enchantement des « Ha ha » de Bosse de Nage.
Théâtres
Le 29 mars 1898, l’Affaire Dreyfus fit enfin son entrée au théâtre. L'Œuvre refit jouer
Un ennemi du peuple d’Ibsen. Le contexte donnait un sens tout nouveau à la pièce. C’est un
retour inattendu d’Ibsen sur la scène, de symboliste l’auteur norvégien est devenu dreyfusard.
Le ban et l’arrière ban du Symbolisme politique s’est mobilisé, Hérold, Quillard, Fénéon,
Coolus, non seulement sont venus pour applaudir, mais aussi, avec Octave Mirbeau et Tristan
Bernard, ils font de la figuration dans l’acte IV qui a besoin d’une petite foule. Le public
170
s’époumone à crier « Vive Zola ! » à chaque réplique qui le permet ; le spectacle en est quasi
inaudible et il en fut ainsi jusqu’à la fin.
Au printemps 1898 le groupe d’amis s’est constitué en association pour louer à
Corbeil le Phalanstère. Alphonse Hérold, qui est tout près, à Ablon30, part à la recherche d’un
hangar à bateau…
Ferdinand "se partage" toujours. Il voit encore un peu Pierre Louÿs. Celui-ci tient à le
voir pour se confier. Le jeudi 5 mai 1898, Ferdinand Hérold déjeune donc avec lui. Louÿs est
abattu, terreux. Il a pris la décision de rompre avec Marie de Heredia, il a besoin d'une oreille
pour le dire et le redire. Hérold lit dans ses yeux son déclin et en conclue que le temps
insouciant de leur jeunesse s’estompe.
L’ « Affaire » continue d'empuantir la vie culturelle.
La direction de l’Odéon décida de mettre fin aux "samedis populaires" de Gustave
Kahn et de Mendés, à cause de l’Affaire. Le dernier samedi fut le 7 mai 1898. Les deux
intervenants sont Juifs. Ils furent remplacés par un « spectacle apéritif » ou « five ‘ o clock
littérature », on n’y dit plus de vers, on y joue de petites pièces précédées de conférences…
Et, le samedi 30 juin 1898, l’Odéon terminait sa saison ; Eugène Lintilhac fit un exposé sur
l'historien Michelet. Hérold n'a pas eu l'audace de ne pas venir, Tailhade, non plus, qui est à
côté de lui. Lintilhac débite des propos insipides, à l’eau de rose et un brin cocardiers.
Heureusement, selon Laurent Tailhade, la conférence tourna essentiellement sur les
«principales beautés de la veuve» Michelet. Tailhade rajoute ironique, dans sa lettre à
Gustave Kahn, « Hérold en pleurait lui-même… »
L'atmosphère est tendue partout.
Le 15 juin 1898 paraît un article haineux, dans Plume, de Maurice Le Blond qui est le
chef de file du mouvement « Naturisme », il se déchaîne contre le chantre de la Nature,
concurrent, Francis Jammes, et il dénonce un complot :
« … le plan était d’inventer des auteurs neufs qu’on puisse opposer aux Naturistes, et ce qui
ne fut pas si aisé que vous seriez tentés de le croire. Naturellement, il s’agissait de trouver des
personnages sans avenir, dont le succès factice ne pourrait être qu’éphémère.
On pensa d’abord à quelques bardes décadents comme Ferdinand Hérold, Souza ou
Fontainas, mais on s’aperçut à temps qu’ils manquaient de splendeur décorative.
Et le syndicat des ratés, la coalition des snobs se trouvait aux abois, quand elle découvrit
Francis James ! Il présentait toutes les qualités désirables. Il habitait les Pyrénées, je ne sais
où. C’était un garçon un peu niais, un peu malade, et qui faisait des vers maladroits, tout à
fait bêbêtes et sentimentaux ». L’auteur ajoutait, comme en prime, une obscénité bien sentie
Jean Neel, dans ses Souvenirs (page 42), évoque la maison d’Ablon d’Alphonse : « … il venait d'acheter à
Ablon, de l'autre côté de la Seine, une gentille maison avec un jardin enclos de murs. Ingénieux, adroit,
désœuvré et fantasque, il commença par la bouleverser de fond en comble, puis l'aménagea à son idée. Il
l'entoura d'un réseau électrique contre les cambrioleurs.
Dès la nuit tombante, on ne pouvait rien toucher
sans déclencher des timbres d'alarme. Il creusa dans le jardin un bassin et un ruisseau sinueux qu'il peuplait de
bêtes aquatiques. Il éleva un garage à bicyclettes, un atelier de menuiserie et de serrurerie. Il répartit, entre les
deux mansardes, l'attirail jadis entassé dans la chambre du boulevard Saint-Germain : le lit à bascule,
l'imprimerie, la maquette de théâtre, la selle de sculpteur, les palettes, les brosses et l'affreux squelette, Théodore.
Naturellement, je participai à l'installation. J'allais chercher les clous, je tenais l'échelle, je présentais le marteau.
Marie, encore enfant, nous regardait en riant. »
30
171
sur les raisons du soutien de Paul Fort au jeune poète protégé de Gide.
On imagine sans difficultés comment fut lu cet article à la rédaction du Mercure de
France….
Paul Fort, du coup, va mal, et que cherche-t-il par ce courrier envoyé alors à Davray,
le spécialiste de la littérature anglaise au Mercure, ami de Wilde et de Jarry ? :
« Mon cher Davray,
Si vous voulez me voir aujourd’hui, je vous attendrai à 4 heures place de la Concorde – à la
porte du jardin de tuileries. Venez Seul, mon cher Davray, ou je m’en irais sans parler – Seul
– Votre malheureux ami, Paul Fort »
A ce moment précis le sujet à la mode était de deviner l'identité réelle de l'auteur de
l'Insaisissable le roman que venait de publier la courtisane dont tout le monde parle, Liane de
Pougy. Celle-ci n'y a que peu mis sa plume. La dédicace de Liane à Jean Lorrain est
particulièrement élogieuse : « A l'auteur que je préfère, à l'Ecrivain qui, sans le savoir, fut
mon maître, à Jean Lorrain, je dédie les premiers essais d'un pauvre cerveau de poupée à qui
il a été ouvert de grands horizons et de l'inconnu. Je lui offre mon livre en reconnaissance…
et en souvenir et amitié… comme aussi en léger défi… ».
Peu de temps après, dans son salon du mardi, Rachilde réunissait Jean Lorrain et
Henri-Albert Haug, l'homme de la littérature allemande au Mercure. Haug est le véritable et
très secret auteur de l'Insaisissable de Liane. Mais Jean Lorrain, qui ignore cette information,
veut faire croire que c'est lui. Vanité d'auteur virtuel ! Grâce à quoi, une scène de vaudeville
se déroula avec, pour témoins, Henri de Régnier, Paul Valéry, Stuart Merill, Francis VieléGriffin, Alfred Jarry et Ferdinand Hérold. Quand la conversation, dirigée par Rachilde, tomba
sur l'Insaissisable, Jean Lorrain fit la moue.
- « Voyons, Lorrain, vous savez bien le cas que cette femme fait de vous ! », lui dit Rachilde.
- « Trop…», fit le romancier sans rire «…cette femme me compromet !» Lorrain se cabra du
cou (il avait un net jabot).
Cette réplique fit naturellement la joie de ceux qui savaient, Henri-Albert Haug en tout
premier. Rare moment de paix sociale entre dreyfusards et antidreyfusards.
Jarry resta seul tout le mois de juillet au Phalanstère. Tous les trolls travaillent. Enfoui
à Lapras, Hérold travaille au Mendiant d’Ephèse qu’il ne terminera jamais…. (Tout aux plus
trois chapitres auraient été faits).
Avant de partir Ferdinand avait été mêlé au projet de pièce, Saül, que Gide comptait
achever. Une pièce longue, très concentrée sur le thème de l’homosexualité. Gide comptait
beaucoup sur l’avis de Valéry qui, en aidant de manière un peu distante l’auteur, le laissait
très visiblement désemparé. Gide montra aussi son texte à Hérold. Valéry est perfectionniste,
il estime Hérold trop facilement satisfait de Saül. Et Paul Valéry en conclut, en a parte, à
Gide : « …mais nous ne cherchons pas la même truffe ! ».
Le 17 août 1898, Ferdinand Hérold écrit à Pierre La Chesnais, de Lapras, qu’on
l’attend au moins pour le 26 août 1898… :
« Lapras par Lamastre (Ardèche),
172
Mon cher ami,
Arrive aussitôt que tu voudras. On t’attend au moins le 26.
Il y aurait ici une bicyclette que tu pourrais monter : mais ce ne serait jamais qu’une, et elle
sert constamment à toutes sortes de choses : Alphonse même en a fait une bicyclette de trait.
Tu feras beaucoup mieux de faire venir les tiennes, ce qui n’est pas très difficile : outre qu’à
n’être jamais montées, elles finiraient par s’abîmer. Alphonse se chargera de changer les
valves des pneus d’Edmée.
Certes l’Affaire semble aller très mal : il me semble pourtant qu’il s’est produit une suite de
faits d’une importance singulière. Et le parti pris de la magistrature de mettre hors de cause
tout ce qui touche à l’Etat Major ne peut, en fin de compte, qu’être utile. Ils ont vraiment une
telle peur que quelqu’un parle… Et puis, il y a la déposition de Christian Esterhazy. Ce n’est
tout de même pas la supprimer que de n’en pas tenir compte, juridiquement. Et puis, il y a
que, quoiqu’ils fassent, ils ne parviennent à rien enterrer, et que chaque jour, on apprend du
nouveau et qui est plutôt mauvais pour eux. D’ailleurs, je ne suis pas sûr qu’en 1998 cette
affaire soit finie. Il y a bien des gens, aujourd’hui, qui essayent de reprendre l’Affaire Calas,
pour démontrer que Calas était coupable. Quant au procès Jésus, songe qu’il n’est pas encore
révisé.
Enfin, dans peu de jours, nous causerons de cela. A bientôt.
Ton
AF:Hérold. »
Les Fontainas viendront aussi à Lapras. André Fontainas invite Paul Valéry à venir
«mouiller» quelques jours « en rade de Saint-Basile »; Saint-Basile est la commune dont
dépend Lapras. Valéry n'ira pas, sans doute redoute-t-il de fatigantes polémiques sur l'Affaire.
Toujours les mêmes indignations qu'il est lassé d'entendre. Car l'Affaire Dreyfus bat plus que
jamais son plein…….
Fin août 1898, le nouveau ministre de la Guerre, Cavaignac, convoqua le capitaine
Henry qui est accusé d’avoir fabriqué une fausse preuve accablant Dreyfus. Henry est mis aux
fers au Mont-Valérien où il se suicide, peu après, en se tranchant la gorge.
Le 3 novembre 1898, La Libre Parole lança alors sa célèbre souscription pour la
veuve du capitaine Henry.
La quête faite en faveur de la veuve était destinée, disait-on, à lui trouver des fonds
afin de l'aider dans son procès contre Joseph Reinach. Reinach avait dénoncé Henry dans Le
Siècle du 7 novembre 1898 ; ceci ne tenait pas car, à cette date, l’accusation contre le militaire
était déjà publique.
Paul Valéry donnera 4 francs, « non sans quelques hésitations » contrairement à
Drumont, Rochefort, Coppée, Léautaud, Willy et même Pierre Louÿs (20 francs) …
Pierre Quillard prendra l'initiative de se procurer toutes les listes et les publiera chez
Stock, sous le nom du Monument Henry, un « catalogue infâme » écrira Marcel Collière dans
sa critique du livre dans le Mercure de France. Stock en tira 100 exemplaires sur papier de
luxe.
Pierre Quillard met en exergue au début de sa préface deux citations de donataires :
173
« Cros (l’abbé) ex-lieutenant, pour une descente de lit en peau de youpins, afin de la piétiner
matin et soir (15e liste) 5.
Vive le général Bothoku (6e liste) 2. »
Par modestie, sans doute, Quillard ne place pas en avant : « Deux amis de Quillard,
d’avant les Routes Rouges, 10 francs », il note ce tragique : « A.S, Ouvrier français à
Conches, l’intellectuel est celui qui n’a pas de cœur. 0 francs 15. »
La préface de Quillard s’ouvre ainsi :
« C’est ici un mémorial de honte, un répertoire d’ignominies, un mois durant, aux fenêtres de
la Libre Parole, un transparent annonça au peuple de Paris les sommes souscrites en
l’honneur du faux et pour la plus grande gloire de l’Armée, de la Sainte-Eglise et de la
Patrie. Du 14 décembre 1898 au 15 janvier 1899, sous prétexte de venir en aide à madame
Henry que personne n’avait attaquée, des hommes pris de folie sanglante s’inscrivirent sur
dix-huit listes infâmes ; et ce fut un débordement inouï de férocité, de sottise, et crapuleuses
injures… »
Et cette préface se termine de cette étrange manière :
« Quelques uns maintenant parlent d’apaisement et d’oubli. S’il ne s’agissait que d’individus
malfaisants ou égarés, il serait cruel de perpétuer ainsi et de mettre en pleine lumière leur
crime et leur erreur déjà anciens… » Cet argument pour ne pas publier, Quillard le rejette, car
il s’agit selon lui, non d’individus, mais d’un parti, celui de l’armée, de l’armorial de France,
de la bourgeoisie réactionnaire et cléricale (cela va des ingénieurs du Creusot aux avocats
royalistes…). Ce sera tant pis pour Louÿs, Willy (Henri Gauthier-Villars), Jean Lorrain,
Pierre de Berville, Paul-Ambroise Valéry et Léautaud, ces deux derniers venus sans doute
ensemble au bureau de la Libre Parole, chacun avait tenu à mettre une réserve, celle de
Léautaud tient de la provocation : « Pour l’ordre, contre la justice et la vérité ! » …
Le total des dons culmina à 131 110 francs 15.
Pierre La Chesnais fit relier son exemplaire par Gonon ; pourtant, un des ses parents,
le marquis de Beauchesne figurait dans l’ouvrage.
Mort du Maître des pierreries
Comme il a blanchi, nota Paul Valéry, en revoyant Mallarmé aux lendemains de sa
retraite. Valéry vint à Valvins et se promena avec Mallarmé dans la forêt. Des feuilles rouges
et dorées tachetaient les frondaisons, « Voyez, c’est le premier coup de cymbale de l’automne
sur la terre » dit Mallarmé. Peu de jours après Paul Valéry, le samedi 10 septembre, adressa
174
ce mot à Louÿs :
« Mon cher Pierre,
Je suis bouleversé et démoli. Mallarmé est mort hier matin. J’ai eu hier soir un
télégramme de sa fille. L’enterrement aura lieu demain, dimanche à 4 heures… (…) Préviens
Debussy. »
Tout était allé très vite, une suffocation jeudi après-midi. Il était au travail, le souffle
lui a manqué. Une étrange angoisse s’est emparée de lui. Sa femme Marie et sa fille
Geneviève veulent qu’il s’étende. Lui veut rester à la table et rédiger tout de suite son
testament, d’une main malhabile :
« Recommandation quant à mes papiers. (Pour quand le liront mes chéries)
Mère, Vève,
Le spasme terrible d’étouffement subi tout à l’heure peut se reproduire au cours de la
nuit et avoir raison de moi. Alors, vous ne vous étonnerez pas que je pense au monceau demiséculaire de mes notes, lequel ne vous deviendra qu’un grand embarras ; attendu que pas un
feuillet n’en peut servir. Moi-même, l’unique pourrais seul en tirer ce qu’il y a … Je l’eusse
fait si les dernières années manquant ne m’avaient trahi. Brûlez, par conséquent : il n’y a pas
là d’héritage littéraire, mes pauvres enfants. Ne soumettez même pas à l’appréciation de
quelqu’un : ou refusez toute ingérence curieuse ou amicale. Dites qu’on n’y distinguerait
rien, c’est vrai du reste, et, vous, mes pauvres prostrées, les seuls êtres au monde capables à
ce point de respecter toute une vie d’artiste sincère, croyez que ce devrait être très beau.
Ainsi, je ne laisse pas un papier inédit excepté quelques bribes imprimées que vous
trouverez puis le Coup de Dés et Hérodiade terminé s’il plaît au sort.
Mes vers sont pour Fasquelle, ici, et Deman, s’il veut se limiter à la Belgique :
Poésies et Vers de circonstances avec L’Après-Midi d’un Faune et Les Noces
d’Hérodiade.
Mystère. »
Répit la nuit, le lendemain, il a regardé à la fenêtre la forêt devenue jaune maintenant,
il attendait le médecin. Mallarmé voulut reconstituer devant le praticien la crise de la veille.
C’est l’asphyxie, son visage devient bleu violet, il s’effondra tout en cherchant à s’agripper au
praticien, en un clin d’œil il a cessé de vivre. Il était onze heures du matin.
Pierre Louÿs se refusa à aller à l’enterrement de Mallarmé, à cause des « gens qui
seront là », il pense à l’impitoyable Quillard, à son écuyer Ferdinand, à d’autres… Il ira pour
une visite discrète aux deux « prostrées ».
Valéry y alla avec Heredia et Régnier. Jarry s’y rendit avec les souliers jaunes canard
de Rachilde.
Il est vrai, que la tension était devenue de nouveau extrême dans le groupe symboliste,
entre dreyfusards et antidreyfusards. C'est quasi la rupture entre Hérold et Pierre Louÿs. Pierre
Louÿs est lucide et amer :
« Je continue à subventionner les veuves de faussaires, un peu étonné de n’avoir eu
encore ni duel ni discussion sérieuse (touchons du bois, c’est pour demain) … » écrit-il à
madame Bulteau.
175
Beaucoup de pages seront tournées en ces mois-là.
Hérold se replie sur le Mercure de France. Finis, bien sûr, maintenant, les mardis chez
Mallarmé, mais finies aussi les « reconduites », dans Paris, après dîner avec Pierre Louÿs ou
Henri de Régnier… Chacun a sa vie, Ferdinand est un peu perdu car l'évolution de la société
le déboussole. Dans le Mercure de France de septembre 1898, Jean de Tinan se raille
gentiment de lui, au passage :
« Où allons-nous ! - Comme dit mon éminent confrère A.-Ferdinand Hérold. »
La mort de Mallarmé a fait d'André Fontainas, aux yeux des Belges, comme un
héritier légitime du Maître. En automne 1898, Fontainas et Gabrielle Hérold passèrent en
Belgique (peu avant donc l'affaire Escal-Vigor). Visite auprès d’Eekhoud qui règne en
Belgique. Fontainas aime l’ambiance des tavernes, il passe de la scotch à la kriek et à la
duivel’s, il est charmant. André Fontainas et Gabrielle sont fêtés. Le 7 octobre 1899,
Fontainas est à Bruxelles où il tient avec Eckhoud une rencontre à la Taverne Impériale, avec
les jeunes poètes du cru.
Le mardi 11 octobre 1898, Gilbert de Voisins fait un tour au mardi de Rachilde, au
Mercure, le spectacle qu’il y voit est déprimant : Paul Fort est éteint, Hérold au dessous de
tout, Mardrus agacé et presque silencieux. Sans doute sont-ils encore secoués par la mort de
Mallarmé. Paul Valéry ne parlera-t-il pas après la mort du maître de « douleur intellectuelle »,
« pour mes sentiments et ma manière de penser, rien ne le remplacera » (« J’ai une telle lie
de dégoût et de paresse noire en moi depuis la disparition de Mallarmé !») ? A l’annonce de
cette mort, Valéry avait pleuré trois jours de suite, « comme un enfant ».
En novembre 1898, Paul Valéry écrivait à André Gide :
«(…) Mariages. – Rouart. Julia. Mlle de Régnier, etc. P.L et moi (et Hérold) restons seuls
célibataires – et encore P.L [Paul Léautaud] ! »
Isabelle de Régnier et Ferdinand sont toujours célibataires.
Un autre combat en guise d'intermède…
Ferdinand cherche à calmer Pierre La Chesnais qui, à propos d’Edmond Rostand, a
parlé de trahison de Dumur vis-à-vis du groupe du Mercure. Les Symbolistes sont en guerre
contre Rostand, à cause de son triomphe avec Cyrano de Bergerac…
« Cher ami,
176
Il est inutile de parler de l’article de Dumur sur Rostand. J’étais d’ailleurs au courant, à peu
près. Dumur m’avait dit qu’il écrirait pour une revue étrangère des articles sur les auteurs
récents les plus célèbres, qu’il était obligé d’y comprendre Rostand, et d’en parler avec éloge :
car il fallait donner à ses lecteurs, paraît-il, l’impression qu’a ici la majorité du public. Tu vois
donc qu’il n’y a aucune traîtrise de la part de ce malheureux Dumur : il a simplement fait une
besogne, comme quand, dans Rembrandt, édition pour la Hollande, il coupe les tableaux où
l’on voit que les Hollandais n’ont pas toujours admiré ni compris Rembrandt. Il faut qu’on
vive.
La seule chose que je ne savais pas, c’est qu’il s’agissait d’une revue suédoise, ce qui
vraiment est de peu d’importance.
Merci de ta lettre, et à bientôt,
Ton
AF:Hérold. » (13 novembre 1898)
On peut en déduire qu’une consigne a été donnée au sein de la rédaction du Mercure
de France pour se liguer contre Rostand et de n’écrire sur lui que des lignes venimeuses...
Si Hérold est plus modéré contre Rostand que La Chesnais, c’est qu’il s’est rendu
compte qu’il était allé, lui-même, un trop loin dans son opposition à Cyrano, pièce qui fut
créée en décembre 1897. « Un chef d’œuvre de vulgarité » avait écrit sur le coup Hérold. Le
fait aggravant, il est vrai, était que Méline, le traîneur de sabre, avait décoré de la légion
d’honneur le dramaturge le soir de la générale. L’immense succès public de la pièce était
indirectement une gifle retentissante aux prétentions du Symbolisme à briller au théâtre. Le
concert de louanges de la presse n’était pas, bien sûr, exempt d’arrières pensées : « quel
bonheur, nous allons enfin être débarrassés et des brouillards scandinaves et des études
psychologiques trop minutieuses et des brutalités voulues du drame réaliste » s’exclamait
l’oncle Sarcey, toujours avocat du diable. Les dévots de Cyrano étaient bel et bien des
militants du conformisme littéraire.
Ferdinand Hérold, en bon fantassin du Symbolisme, avec pas mal d’aveuglement,
déniait à Rostand la qualité de poète :
« Monsieur Rostand versifie aussi mal qu'il écrit. Parce que de nobles poètes ont libéré
l'alexandrin des règles anciennes et démontré, par de belles œuvres, que son harmonie ne
dépend pas de la place rigoureuse des césures, M. Rostand s'imagine que, pour faire des vers,
il suffit de mettre une rime toutes les douze syllabes. »
Si les vers de Rostand ne peuvent être considérés comme de la poésie, qu’est donc,
finalement, la poésie ?
Les Symbolistes présentaient la querelle comme une querelle de fond plus que de
forme. C’était une querelle vaine. Rostand n’avait nullement fait profession de foi
d’innovation, il n’avait cherché qu’à produire un spectacle divertissant, agréable à entendre et
à voir, une œuvre en réalité sans prétention.
177
Vers la fin du siècle
Le 18 février 1899, Félix Faure meurt, Loubet est élu président de la république, on
crie partout : « Panama ! Panama ! ».…
L'abbé Mugnier, le grand ami de Huysmans, se raille du siècle qui disparait dans ses
carnets : « Un siècle qui débute par le consul Bonaparte et qui finit par le président
Loubet ! ».
Le 23 février 1899, c'est le coup manqué de Reuilly. Le poète patriotique Déroulède
essaie de convaincre le général Roget de marcher sur l’Elysée : « Général, la République
parlementaire tue la France… ». Roget met aussitôt aux arrêts Déroulède ahuri de cet accueil.
Les Gauches où se distinguent Blum et Herr répliquent, on se bat au bois de Boulogne
avec les camelots du roi…
Les étudiants chantent au Quartier Latin :
Déroulette
A la Roquette,
Ton taine,
Déroulède à Charenton,
Ton ton !
Le 18 avril 1899, Paul Valéry écrit à Gide pour lui parler de l’événement de la semaine
qui fut la première (et unique représentation) de Savitri de Hérold, comédie héroïque, sur la
scène des Escholiers, à Paris. Ce fut le 13 avril 1899, avec une musique du fidèle Claude
Terrasse. Paul Valéry ne s’engage pas : « je laisse aux quotidiens le soin de te raconter la
pièce. C’est très intéressant. Naturellement. » Mais Louis Dumur n’hésitera pas à écrire que
la représentation, « charmante et poétique fantaisie hindoue » ne fut « pas très soignée ».
C'est à un amusant exercice de style et de critique auquel se livra, dans le Mercure de
France, Ferdinand au sujet de son propre travail car il est alors chargé de la rubrique théâtrale:
« De Sâvitrî je ne sais que dire. Si je louais cette pièce, qui m’a semblé ne pas trop déplaire
au public, on m’accuserait d’immodestie ; si je ne la louais pas, on ne croirait guère, sans
doute à ma sincérité. J’y ai mis à la scène, du moins mal que j’ai pu, un épisode du
Mahâbhârata. La légende de Sâvitrî rappelle la légende d’Alceste : et c’est une des plus
belles qui soient. S’il y a, en Sâvitrî, quelque mérite, cela vient de la beauté du sujet,
emprunté au vieux poème hindou.
Je suis heureux d’avoir une occasion de remercier les artistes qui ont eu le dévouement de
jouer Sâvitrî ; Mlle Marie Dielly, frêle et tendre, héroïque et gracieuse ; MM. Henri Monteux
et Charles Vayre, Mlles Juliette Forty, Dortzal, Marie Marcolle et Deken.
Et M. Claude Terrasse a écrit pour Sâvitrî une musique excellente. »
Entre le 6 et le 13 mai 1899, Pierre Louÿs louvoie, il est toujours incapable de faire sa
demande officielle pour épouser Louise de Heredia (Loulouse), pris entre les Heredia et les
Dethomas. Louÿs n’est pas vraiment épris de Loulouse, elle n’a pas la fraîcheur de Marie ni
178
sa spontanéité ; sa cordialité aussi est de mauvais aloi et sa jovialité sonne faux. Son rire est
anormalement guindé. Pour couper court à toutes les tergiversations, samedi 13 mai 1899,
l’énergique madame Heredia prend les choses en main et déclare Louÿs fiancé, ce qui hâte les
procédures…
Lundi 15 mai 1899, Pierre Louÿs annonce à Hérold, comme à Debussy, son mariage
avec Louise de Heredia. Le 24 juin 1899, c’est le mariage grandiose, il y a les Caraman
Chimay, la comtesse de Noailles, mais aussi Paul Valéry, Gregh, Henri Albert Haug, Hérold,
Rebell…
Le prince de Caraman Chimay supporte, placide, les frasques de la princesse qui
s’exhibait en ces temps-là avec son superbe amant tzigane, Rigo.
Les jeunes mariés partent aussitôt pour Monte-Carlo et pour l’Italie.
Ferdinand et les 35 ans
Le 17 juillet 1899, Ferdinand Hérold est à Lapras, peu après avoir vu jouer Marguerite
Moréno dans « Frêle et forte », Edmée et Pierre La Chesnais sont là.
Le nouveau gouvernement dirigé par Waldeck-Rousseau est déclaré être progressiste,
mais le ministre de la Guerre qui a été nommé est le général-marquis de Galliffet, ancien
fusilleur de la Commune ! Et Jaurès approuve qu’Alexandre Millerand, qui est de ses proches,
siège dans ce gouvernement-là : « je l’approuve d’avoir accepté un poste dans un ministère
de combat ! » écrit-il dans La Petite République. Ce qui surprend plus d’un. Les Chambres
sont parties en vacances le 14 juillet. Les membres du groupe socialiste révolutionnaire ont
hurlé leur désapprobation jusqu’aux dernières minutes sur les bancs de l’Assemblée.
Pour Pierre La Chesnais et Ferdinand Hérold, l’essentiel, c’est que le procès en
révision du capitaine Dreyfus soit maintenu. A cette époque, les deux amis sont proches du
Mouvement Socialiste qu’avaient fondé les frères Tharaud, Emile Buré, Hubert Lagardelle et
leur ami de l’AGE, Louis Révelin.
Le procès en révision de la condamnation du capitaine Dreyfus doit s’ouvrir à Rennes
le 7 août 1899. Hérold a décidé d’y aller. Premier informé, Henri Sée écrit à Ferdinand : « Ta
chambre t’attend. Et comme je pense que tu viendras avec Quillard. J’espère bien qu’il
consentira à loger aussi chez nous ; il y a de la place, et nous serions très heureux de le
recevoir. Quant à tes autres amis nous tâcherons de leur trouver des gîtes. » Effectivement,
Pierre Quillard vint.
Pendant ce temps Jaurès, de son côté, sera hébergé chez Victor Basch, membre
influent aussi de la Ligue des Droits de l'Homme et professeur à Rennes.
179
Quillard, grandiloquent, décrit l’ambiance : « du 7 août au 9 septembre, pendant des
jours et des jours plus longs et plus pesants que années, la ville triste, Rennes, s'éveilla dès
l'aube, autant qu'elle peut s'éveiller, au pas sonore des patrouilles sur les dalles de granit,
dans la torpeur de l'air humide et chaud… »
Le 19 septembre, un verdict bancal est rendu : Dreyfus est gracié, mais non réhabilité.
Le ministre de la Guerre, Galliffet, eut le célèbre mot de la fin : « L’incident est clos ! »
Les photographies d’extérieur prises au cours du procès, pendant les pauses, montrent
des hommes à barbe et en petits groupes, devisant doctement. On y distingue Quillard et
Hérold. Ferdinand semble avoir dormi dans ses vêtements tant ils sont froissés, il porte un
pantalon noir et une veste beige, seule note de clarté dans la petite foule où le noir domine.
Descente en Languedoc
A la fin août, Ferdinand se rendit à Béziers, accompagné d'une nouvelle amie,
Marguerite Rigaud31, jeune femme, nettement moins âgée que son compagnon. Elle a tout
juste vingt ans… l’âge qu’aurait eu Lola la Sévillane si elle avait existé.
Margueritte est habillée en cycliste, ce qui fit sensation. Hérold venait assister à la
première de Déjanire dans les arènes. Cora Laparcerie y tenait le premier rôle, avec « son
grand manteau orangé déployé comme une nuée derrière elle » note Jean Lorrain. La
musique est de Saint-Saëns, elle est dirigée par Gabriel Fauré.
Cette initiative, rivale du festival d'Orange, a pour mécène un richissime viticulteur
local, Castelnau de Beauxhôtes. Dans l’immense public -12 000 personnes- on distinguera de
nombreuses personnalités parisiennes : le marquis Boni de Castellane ou le prince Edmond de
Polignac. Les spectateurs applaudirent à tout rompre comme à un spectacle de tauromachie et
scandèrent : « Saint-Saëns ! Saint-Saëns ! Saint-Saëns ! Saint-Saëns !» comme de nos jours
aux matchs de foot.
Ferdinand Hérold retrouvait là Jean Lorrain que pourtant tout sépare de lui, à
commencer l'Affaire Dreyfus. Lorrain qui dit : « Ah ! Comme nous sommes ici loin de Rennes,
et des Labori, et des divins Picquart ! » Ils participèrent à un pique-nique nocturne sur la
31
Jean Neel raconte Marguerite dans ses Souvenirs (page 79) : « ... Ferdinand s'était marié ! Il m'invita un soir à
dîner et me présenta à Marguerite. Je la vis apparaître, moulée dans un fourreau de velours noir. Son visage,
ferme et mat, tranchait avec sa chevelure d'ébène. Ses bras nus jusqu'à l'épaule étaient d'une éclatante blancheur.
Elle parlait d'une voix de poitrine, posait sur vous un regard lourd et, assise sur le bras d'un fauteuil, la cigarette
aux lèvres, s'enveloppait d'un nuage bleu. Je restai confondu, émerveillé. De famille modeste, riche de sa seule
beauté, mais intelligente et énergique, elle avait trouvé en Ferdinand un cœur tout neuf. Après un voyage en
Italie, il l'avait épousée. Madame Herold, toujours bonne et souriante, continuait à vivre avec le jeune ménage.
Marguerite possédait de grandes qualités de finesse et de tact. Elle s'était adaptée, avec une aisance merveilleuse,
au milieu de son mari. Consciente de son pouvoir et de son rayonnement, elle évoluait en reine de théâtre parmi
les hommes, les attirait à elle et pliait chacun à sa volonté. On vit alors cette fille de petits vignerons conquérir
Paris, recevoir à sa table Henri de Régnier, Debussy, Ravel et Fauré, préparer pour ses deux sœurs cadettes
d'étonnants mariages. Elle restait simple dans sa force. Elle s'imposait. Elle me reçut affectueusement, admira
mes yeux bleus, m'offrit un repas exquis et, dès ce soir-là, m'attacha à son char. . »
180
plage de Sérignan. Il y a des jolies filles « en cheveu », c'est-à-dire sans leur chapeau, les
cheveux au vent.
Le retour à Béziers se fit en voiture par une nuit parfumée et animée du chant des
cigales. Dans l'euphorie de l'ambiance, Cora Laparcerie lança à Lorrain et à Hérold de "sa
voix chaude" : « Et si vous faisiez une pièce en collaboration ? » L'idée fut immédiatement
retenue. Ce fut ainsi que Ferdinand Hérold et Jean Lorrain conçurent leur projet d’une version
de Prométhée d'Eschyle.
Curieuse collaboration que celle de Hérold, le dreyfusard et de Jean Lorrain, l'anti
dreyfusard.
Ferdinand s'attarda en Languedoc. En octobre 1899, toujours avec Marguerite, il était
au Congrès des poètes de Béziers, organisé par Jules Nadi et Maurice Magre, avec, pour
réciter des poèmes, madame Segond-Weber et encore Cora Laparcerie, Cora, « reine de
l'attitude et princesse du geste » avait soufflé, ébloui, Boni de Castellane à l'oreille de Lorrain.
Au Congrès de Béziers, on rêva, sous la pluie, de projets un peu vagues à vocation
sociale, un peu incompréhensibles de confraternité poétique, avec un objectif pourtant tout
simple : «se voir pour s'aimer et s'aider davantage… ». Rendez-vous fut pris pour l'année
suivante à Toulouse, il est prévu d'y inaugurer un buste d'Ephraïm Mikhaël dont le souvenir
demeure, malgré les années.
Mikhaël n’est pas oublié, il est la fidélité et aussi la conscience des symbolistes, celui
dont la mémoire les oblige à ne pas céder à la facilité : « Tu nous guettes, ô Frère, aux
carreaux de l’auberge … », écrivait Stuart Merrill.
Drapeaux rouges
Au Stade Jappy, après 5 jours de travaux, vendredi 8 décembre à 9 heures 50 précises
le Parti Socialiste Français est né. L’orateur lance de la tribune : « Crions tous : vive la
Sociale ! Vive la Commune ! Vive le Parti Socialiste ! La séance est levée. Citoyens, chantez
l’Internationale ! »
On défila dans l’immense salle drapeaux rouges déployés en chantant à pleins
poumons cet hymne nouveau, l’Internationale, dans une atmosphère tintamaresque.
Charles Péguy était là, comme délégué du cercle socialiste des anciens élèves du lycée
d’Orléans. Ils sont là aussi, avec quelques années de plus, les trois anciens de l’Association
Générale des Etudiants du temps du général Boulanger, blanchis sous le harnais, Hérold,
Révelin, La Chesnais. Ferdinand et Pierre La Chesnais sont venus voir. Louis Révelin se
démultiplie, il en est un des organisateurs, on le voit, tout au long des journées, intervenir
pour rappeler au règlement. Il veut que cela réussisse. Il est représentant du Pas-de-Calais (2e
circonscription de Boulogne) pour la Fédération des Socialistes Révolutionnaires et, en même
temps, comme délégué de la Confédération des Socialistes Indépendants, il intégra la
Commission des Résolutions du Congrès, aux côtés de Jaurès, Camélinat, Briand,
181
Lagardelle...
Révelin est toujours tranché, comme l’avais senti Pierre Louÿs (déjà en 1890 !), il ne
veut pas de compromissions avec « les classes intermédiaires, petits marchands et petits
producteurs », pas « de complaisances dangereuses avec les petits bourgeois et les paysans
conservateurs » ; les petits paysans peuvent être ralliés, « s’ils comprennent qu’ils sont
menacés eux-aussi de devenir des prolétaires… », et il applaudit Vaillant qui, lui aussi, est
ferme : « Citoyens, nous approuvons tous ici les paroles du citoyen Vaillant, lorsque ce
militant éprouvé vient nous dire que le parti ne doit comprendre que des socialistes sincères.
Nous ne pouvons pas admettre, en effet, que des hommes puissent venir à nous qui ne seraient
que des radicaux déguisés en socialistes. Il faut donc que nous soyons d’accord sur un
premier principe ; et ce premier principe, c’est celui de la lutte des classes… »
En 1900, un deuxième congrès socialiste, à Paris, consacra l’unité Le PSF a alors pour
chefs Jaurès, Pressensé, Viviani et Briand.
Les muses ne sont pas mortes, mais elles sont mal en point : le 9 janvier 1900, les
directeurs du Gymnase signifient à Lugné-Poé leur intention de fermer le gymnase aux
samedis de l’Œuvre… ce même 9 janvier Lugné avait convoqué au Café Voltaire, Faramond,
Gide, Ghéon et Romain Rolland, les auteurs qui annonçaient leur volonté de retirer leurs
œuvres si les pièces étaient jouées sans générale et en matinée… la pétition fut présentée à
signer à Hérold, Verhaeren et Franc-Nohain… C’était un peu tard….
Le 20 février 1900 fut achevé d’imprimer par Blais et Roy à Poitiers pour le Mercure
de France le recueil « Au hasard des chemins » de Hérold. Beaucoup de vers y sont consacrés
à Gabrielle, sa sœur trop gâtée, qui maintenant souffre de la médiocrité de sa vie…
« Ma sœur, vous avez fui les roses,
Et vous avez voulu sortir
Du jardin où les fleurs moroses
(Vous le saviez) allaient mourir. »
ou dans un autre poème :
« Ma sœur, où êtes-vous, ma sœur ?
Je vous cherche dans la nuit neigeuse.
M’entendez-vous pleurer des larmes douloureuses ?
Ma sœur, où êtes-vous, ma sœur ? »
Ou encore :
« Vous êtes ma sœur grave de l’automne,
Comme vous fûtes
Ma sœur joyeuse du printemps et ma sœur glorieuse de l’été… »
Certes, il s’agit ici d’une sœur symbolique, mais Hérold voit avec chagrin sa sœur
s’enfoncer dans la complaisance des plaintes permanentes et dans la perspective du divorce
d'avec Fontainas qui ne vient toujours pas….
182
Tristan Bernard éblouit Ferdinand par sa facilité, son humour et sa vivacité d'esprit.
Hérold trouve là un nouveau modèle. Il veut s'essayer à l'insouciance et à la facilité aussi. Il
rédige Une jeune femme bien gardée, pièce en un acte, qui est joué au Théâtre du Grand
Guignol, le 28 mai 1900. C’est gai. C’est un vaudeville. Il y a de l’adultère, mais pas trop.
Clémence est jouée par Flora Dorr.
Ferdinand dédicace sa pièce à Tristan Bernard, c'est une manière de demande de
parrainage et de caution.
Les aventures de Prométhée aux arènes de Béziers
La promesse faite à Cora Laparcerie par Hérold et Lorrain, l'été d'avant, a été tenue.
Un nouveau Prométhée est en cours d’écriture et il sera joué.
Fin mars 1900, Fauré fait demander à Lorrain et à Hérold de lui faire envoyer à Rodez
les vers qu'ils ont déjà couchés sur papier. Fauré se sent enfin prêt, car, un mois avant, le
compositeur restait de marbre et désespérément aphone devant la page blanche : « Mon esprit
se refuse toujours à s'occuper de Prométhée. »
En mai, la mise en forme de Prométhée par les deux écrivains était, elle, très avancée.
Hérold avait pour charge la traduction, Lorrain l’a mise en vers avec la collaboration au coup
par coup de Ferdinand.
Entre temps, une page sera tournée, un peu celle des années Jarry, car Claude Terrasse
et Bonnard ont maintenant leur vie de famille, le temps des marionnettes est clos. Après deux
années d’arrêt effectif, il fut décidé de mette un terme, avec un peu de cérémonie, à cette vie
échevelée de célibataires. Le 10 mars 1900, de nouveau furent donnés 6 rue Ballu, au Théâtre
des Pantins, Ubu Roi et Paphnutius, et, de nouveau, la Chanson à la charcutière de FrancNohain et de Terrasse. On fermait. Alfred Jarry vécut douloureusement ce verdict et la
nostalgie d’être une dernière fois aux fils des marionnettes.
A la mi-août 1900, on commença à répéter Prométhée à Béziers. Cela se passa au
Lycée Henri IV de la ville. 400 choristes biterrois, très amateurs, ont trituré les chants ailés
avec la collaboration martiale de la fanfare du 2e Génie et de celle du 27e de ligne. Camille
Saint-Saëns et Gabriel Fauré assistèrent bouche bée à ce désopilant spectacle.
Cora Laparcerie et Jean Lorrain se disputèrent sans cesse devant un Hérold impassible
en costume de lin et panama blancs. Curieux collaborateur pour Fauré que ce Ferdinand qui
reste muet quand on attend de lui qu'il pèse de tout son poids en tant qu'auteur.
Cora sait mal son texte, elle trépigne et dit « crotte !». La mère de la jeune fille, « une
dinde », selon Lorrain, est insupportablement omniprésente. Elle est de toutes les querelles de
plateau se donnant pour mission de défendre sa fille qu'elle ait tort ou raison. Les conflits se
multiplièrent, sur un autre front, entre Prométhée (Edouard de Max) et Pandore (Cora). A une
répétition on put assister à la scène ahurissante d'un Prométhée épuisé, sur son rocher de
carton pâte attendre que les choses s'arrangent enfin et n'en pouvant plus, hurlant des « ta
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gueule ! » à tout le monde et, en particulier, à Pandore.
Personne ne fut épargné, pas même le sympathique décorateur, monsieur Jambon, qui
fut cruellement grillé au visage par une retombée pyrotechnique. Les feux d'artifices figurant
la foudre de Zeus, au lieu de se diriger sur le rocher de Prométhée, s’étaient dirigés tout droit
sur l’infortuné monsieur Jambon.
Ferdinand Hérold était venu pour aider Fauré qui comptait sur lui pour mettre un peu
d'ordre, le compositeur écrivit à sa femme : « C'est bien nécessaire. Je suis ici un peu comme
toi dans ta chambre quand tes bonnes viennent te déranger à chaque instant… Nous irons
peut-être à la mer à quatre heures, n'ayant pas de répétition dans la soirée. » En fait Hérold
ne fut pas d'un grand secours et, par exemple, ne voulut s'ingérer dans la polémique entre
Gabriel Fauré et le maître de ballet, lequel sous prétexte d'être de l'Opéra de Paris tenait
absolument à imposer aux acteurs de grotesques « poses plastiques ». Fauré « enrage ».
La dernière représentation préparatoire eut lieu le 25 août 1900. Ce fut parfait.
Il en fut tout autrement à la première du dimanche 26 août. Le ciel du Sud, traître, se
déchaîna, une authentique foudre fondit, cette fois-ci, sur les arènes, comme venue de
l'Olympe. Un déluge de pluie, d'une violence inouïe, s'abattit sur les spectateurs, les acteurs et
les décors, les balayant en une prodigieuse vidourlade. Par chance, il n'y eut pas de morts.
Fin d'une amitié
Vint la rupture de Pierre Louÿs avec Hérold. Elle eut pour raison le vieux projet de
mise en scène d’Aphrodite. Louÿs prit la plume en automne 1900 pour mettre les choses au
clair :
« Confidentielle aussi !
C'est-à-dire que je vous
demande de bien vouloir
donner simplement à Deval
le sens de ma réponse.
Mon cher Hérold
Barcelone, 13 octobre 1900
Laissez-moi mettre les points sur les i – Vous êtes riche ; la littérature n’est pas pour vous
une condition d’existence. Moi je n’ai littéralement pas un centime de fortune, ni d’un côté ni
de l’autre. Aphrodite est le seul titre de ma situation littéraire actuelle : je ne peux pas confier
ce titre là à un directeur qui refuse de confondre ses intérêts avec les miens. Deval ne se croit
pas capable de nous assurer même un demi succès. C’est très inquiétant.
De son côté, le public (absurde mais ce n’est pas la question) a l’habitude de confirmer ou
de démentir son premier jugement sur un livre lorsqu’on le porte au théâtre. Si la pièce fait
cent, je vous devrai beaucoup. Si elle fait quinze, Deval m’aura porté devant tout Paris un
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coup que je ne suis pas assez fort pour recevoir.
Quand un propriétaire loue, il exige un bail à date fixe. Quand les auteurs confient leur
prose ils exigent une garantie. – Voulez-vous savoir quelle est ma garantie chez Fasquelle ?
15.000 exemplaires, 30 éditions, dont le prix est versé d’avance, à la signature du traité. Je
n’en demande pas tant à Deval. Mais ce que je demande, sur votre propre conseil, ne l’oubliez
pas, c’est vraiment le moins que je puisse accepter sans compromettre les années douteuses
qui vont venir, - non pour vous sans contredit – mais pour moi malheureusement !
Avant de m’en vouloir, rappelez-vous que dans votre dernière lettre, vous me dictiez
vous-même ces quatre conditions, en me demandant si je voulais en proposer d’autres. Je n’ai
pas ajouté une ligne à votre projet ; il me semble que je ne pouvais guère être plus conciliant.
Mais d’autre part je ne sais pas changer d’avis aussi promptement que vous l’avez fait et je
continue à trouver indispensables ces quatre paragraphes :
1°- Hading dans Chrysis.
2° - Costumes et décors neufs.
3°- Garantie de cinquante rep[résentations].
4°- Denier délai, mars. Ou 15 avril. Peu importe pourvu que ce soit fixé.
Voyons, Hérold, vous qui connaissez le théâtre, comment ne voyez-vous pas que la seule
condition sérieuse est la troisième ? Les deux autres ne signifient rien. Hading joue ? J’en suis
ravi ; mais j’ai vu chuter Sarah et Coquelin. D’ailleurs si la pièce tombait, elle n’en tomberait
que de plus haut avec elle et on ne pourrait pas mettre la chute sur le dos des interprètes.
Enfin « costumes neufs » cela veut dire trois jolies robes par J.H. et des cotonnades de
Manchester entièrement neuves, à 0,40 le mètre, pour ses camarades. – Et puis quand Deval
vous dit qu’il « compte jouer beaucoup plus de 50 fois » vous voyez bien que c’est une phrase
puisque nous lui en demandons pas tant et qu’il refuse même notre minimum.
Mon cher ami, il y a en diplomatie un axiome assez frappant : « le plus tôt possible, cela
veut dire : jamais. » En d’autres termes, dans un traité tout ce qui est imprécis égale zéro.
J’espère beaucoup, mon cher ami, que vous m’avez compris ; et j’espère aussi que vous
réussirez encore.
Veuillez présenter mes respectueux hommages à Madame Hérold et me croire bien
amicalement à vous
Votre vieil ami
Pierre Louÿs
Barcelone
13 octobre
1900.»
(Lettre de Pierre Louÿs à A.-F. Hérold, du 13 octobre 1900, de Barcelone).
185
Lettre de Louÿs à Hérold, 13 octobre 1900
Cette lettre aurait dû être suivie d'une autre de Pierre Louÿs, raturée, qui ne fut pas
envoyée, ou du moins pas la version qui suit, conservée à la bibliothèque de l'Arsenal à Paris :
« Barcelone, 18 octobre 1900
Vous avez raison, Hérold, de penser que votre détermination est grave ; car elle nous brouille
net, et bien.
Je ne puis pas encore croire que vous ayez agi envers moi avec cette désinvolture.
Il suffit que je vous aie nommé mon ami pour que je vous juge incapable d’un acte que je
n’aurais jamais commis moi-même.
Mais peu importe : acte ou projet, vous me l’annoncez, l’offense est faite. - Et puisque vous
prétendez vous passer de ma signature, je saurai vous montrer qu’on ne me traite pas ainsi.
La situation est claire ;
I.- Vous avez tiré un drame d’Aphrodite.
II.- Je n’ai pas accepté le texte de cette pièce : vous le savez fort bien puisque vous avez vu le
Ier acte entièrement corrigé de ma main sur l’exemplaire que je possède.
III.- Je ne vous permets pas de tirer bénéfice d’un roman qui est mon œuvre en dehors des
conditions que je juge digne de moi.
IV.- Puisque vous alléguez votre intérêt personnel, je vous rappelle que depuis quatre ans,
contre tous mes intérêts à moi, j’ai décliné dix-huit demandes analogues à la vôtre, laissant
ainsi votre adaptation unique en fait, alors qu’elle ne l’est pas en droit.
Je n’ai pas autre chose à vous dire.
Pierre Louÿs. »
Ce courrier retrouvé dans les papiers de Pierre Louÿs n’a probablement pas été
envoyé. Les lignes rayées l’ont été par Louÿs.
Dans une lettre à Debussy datée du 25 octobre de l’Hôtel Falcon de Barcelone, Louÿs
annonçait son intention de faire un procès à Ferdinand : « je vais sans doute intenter un
procès à mon ex-ami Hérold pour l’empêcher de jouer Aphrodite dans l’Athénée des Auteurs
Gais…» C’était ainsi que ce terminait un projet bien ancien car, dès le 21 septembre 1897,
186
dans sa rubrique « Pall Mall », Jean Lorrain s’était interrogé sur l’avenir de cette mise sur
scène : « Qu’est devenue la pièce que M. Ferdinand Hérold avait tirée d’Aphrodite, cinq
actes de mise en scène aphrodisiaque et luxurieuse ? »
Ainsi s’acheva une amitié de dix ans.
Hérold et ses 6 500 livres
187
IV
Les années de fer
(1900-1918)
L’épopée de l’Européen, veille de guerre.
N’ayant pas eu la destinée de Rimbaud qui fut le plus grand d’entre tous pour cette
génération, qu’en fut-il de leur destinée, à eux, ces jeunes poètes qui promettaient tant et qui
n’ont pas tenu ? Tout s’est passé comme si la vie s’était emparée d’eux avec plus de force que
la mort. La vie a tari leur inspiration en les privant de leurs rêves. Trop souvent, ils se sont
contentés du filon solide, celui qui les a fait connaître un moment. Leur monde intérieur s’est
petit à petit dépeuplé et ils en sont venus à chercher l’expédient. Avec le temps, les réalités se
précisent et les imaginaires s’alourdissent ou s’évanouissent…
Le parcours de Ferdinand Hérold, c’est un peu ce drame ; véritable drame car on ne
peut pas croire qu’il n’ait pas senti ses capacités à créer se dissiper, sous ses yeux,
irrémédiablement. Au fond, passés les trente ans, il faut le dire, Ferdinand ne sera plus que
l’ombre de ses promesses (que de proches et que d’universitaires me l’ont dit…). Sa lyre a
perdu sa fraîcheur, quand il la reprend, c'est par devoir ou par routine, ce n'est plus le feu
sacré... Des brillants éclats de sa jeunesse il n’aura plus que de moins en moins des petites
étincelles de plus en plus ténues.
« Il arrive un âge où il faut un peu tâcher de conquérir le monde ou se taire … »
disait Rémy de Gourmont en 1908. Il parlait de Mockel, mais Gourmont pensait aussi à toute
cette génération des poètes symbolistes qui s’étaient un peu illusionnés sur leur valeur. Même
les plus doués sont frappés, Pierre Louÿs n’a plus d’imagination, Paul Valéry restera
silencieux jusqu’en 1917…
Hérold pense à la politique pour laquelle il est si peu fait, il croit y voir un destin, peutêtre, même, une manière d’exister… Quelques années avant, celui qui allait devenir son beaufrère, Eugène Morel avait bien vu que c’était là un moyen facile de « percer » : « La
politique…. La facilité apparente d’y parvenir vous brouille la tête…. Besoin d’activité,
188
ambition rageuse… Je songe à des brochures, à des conférences… » Mais il avait renoncé à
ce moyen de parvenir.
Hérold a été englouti par la politique, corps et biens comme on dit dans les naufrages.
Un auteur symboliste des origines du mouvement, Jean Ajalbert, disait de Hérold, Quillard,
Lazare, Vallette, qu’ils avaient dérivés « du lac intérieur de la poésie, par les courants de
l’époque, vers les grands problèmes sociaux et politiques : Scandale de Panama,
antisémitisme, bombes anarchistes, massacres d’Arméniens, l’Affaire…. »
Ainsi fut-il décidé. Ferdinand, à l’orée du XXe siècle, participe à l’aventure de
L’Européen, journal plein d’ambitions comme son titre l’indique.
L’Européen, « courrier national hebdomadaire » a été fondé en 1901, son siège était 24
rue Dauphine, au cœur de Paris ; ce journal se donne pour but la lutte pour la défense des
nationalités et de la démocratie en Europe ; son directeur pour la France est l’historien Charles
Seignobos, le rédacteur en chef est A.-F. Hérold, (à qui succédera en 1903 Louis Dumur),
l’administrateur est Alfred Vallette. Pierre La Chesnais y est journaliste. Apollinaire y
collaborera d’octobre 1902 à octobre 1904. C’est un journal qui restera quasi inconnu en
France mais qui jouira d’une bonne autorité européenne.
Militant, comme toujours, Hérold signera pour l’arrêt des poursuites contre Georges
Eckhoud, dans une affaire en Belgique, qui a des vagues relents d’affaire Wilde. En
septembre 1900, Ferdinand signe la pétition, avec Jarry et aussi Barrés !
La politique n’est pas tout. En janvier 1901, en une joyeuse bande, Jarry, les Demolder
et les Hérold s’en sont allés voir la Fiancée du scaphandrier, de Tristan Bernard mis en
musique par Claude Terrasse. Le spectacle est entrecoupé par le cri sonore de la sirène du
bateau qui passe le Châtelet…
Alfred Jarry trouva la musique « mirifique », il y alla en tout trois fois de suite. Il
proposa des améliorations scéniques qui ne furent pas reprises, parce qu’un peu incongrues
comme faire gonfler le scaphandrier. Jarry, lui-même, commençait à gonfler de manière
inquiétante, on pensait aux effets de l’alcool, effets prévisibles depuis qu’il en ingurgitait des
doses phénoménales.
En mars 1901, grâce à la marraine de Davray32, Pierre La Chesnais et Edmée sont
logés à Sèvres, pour un bail en principe de 6 ans…4 sente des Grés. Ils quittent le 33 rue
d’Orléans, où chaque nuit ils étaient réveillés sur le coup des 3 heures par la locomotive des
maraichers venue d’au delà des fortifications pour rejoindre les Halles avant le petit matin.
Voici le mot de Davray qui l’annonce. On y voit percer la personnalité de l’ami de
Jarry :
« Villa San Felice Capri Italia
23/2/01
Eh ! bien, où en est-on ?
- de cette installation En ce charmant canton
Dont Sèvres est le nom ?
32
Henry D[urand] Davray (187-1944), crtitique de la littérature anglaise au Mercure, traducteur de Kipling,
Wilde, Conrad…
189
Marraine m’a dit que vous étiez en correspondance avec elle. Mais je ne sais pas si vous
parvenez à un « understanding » prompt et précis, car elle aime tergiverser à cause de sa
difficulté à se dévider.
En tout cas, voici à peu près ce que je peux vous dire pour vous éclaircir ses explications –
Rez de chaussée –(cave)- 1er étage – avec peut-être une petite chambre au second – l’eau en
bas – pompe de cuisine – pompe de cave – avec robinets dans la cour et deux dans le jardin.
Si vous la voulez au premier ce sera à vos frais –pas très coûteux, je pense- les parquets sont
grattés et nettoyés – sur ceux de bois blanc pouvez y mettre des tapis ou des linoléa.
Marraine se réserve le 2d étage mais ce n’est pas là une servitude bien encombrante. Elle n’y
va jamais – ou si peu – c’est seulement pour garder ses meubles.
Ma foi, c’est là tout ce que je peux vous confier ; d’ailleurs, marraine ne se décidera à rien
sans m’avoir tout soumis et c’est moi qui en dernier ressort –dans la coulisse – juge et décide.
J’en sors pour vous – et suis à votre disposition.
Vallette fera passer la note pour Stevenson.
Quel temps avez-vous ?
Ici assez humide, mais réjouissant quand même
And I keep on enjoying it.
Richard vous a dû remettre la corresp[ondance] de Stevenson .
A bientôt
Avec les amitiés de votre
Henry D. Davray.»
(H. H. Davray à Pierre La Chesnais)
La Chesnais avait fait connaissance avec Davray aux casiers du Mercure de France.
Ils sympathisèrent. Henry H. Davray est un personnage étonnant, brillant et sarcastique,
insaisissable. Il a l'allure flamboyante d'un d'Artagnan, il est vif et il amène de la vie dans
l’atmosphère des bureaux du Mercure de France qui commence à se dessécher lentement et
sûrement. C’est lui qui fit connaître Oscar Wilde et H. G. Wells aux Français.
Bien entendu Paul Léautaud, malveillant, lui trouve des défauts :
« Il est amusant avec son air de s’intéresser à tout, lui qui ne s’intéresse qu’ « aux affaires »,
bien plus courtier de publicité et traducteur commercial qu’écrivain au moindre degré…»
Parenthèse sur les buts de l’Art, Morris, Valéry, La Chesnais
Pierre La Chesnais se lance dans la traduction ; en octobre 1901 La Chesnais publie
les Buts de l’Art de William Morris dans le Mercure de France. Le mois d’après, il publie,
avec l’autorisation de Maxime Gorki Les Fermoirs d’argent ; il signe cette traduction avec la
fantasque Finlandaise aux cheveux de lin, Sophie Kikina, l’ « alpine et ambulâtre Kikina »
comme l’appelle André Fontainas. Gorki devient à la mode. « …Etes-vous content de
190
Gorki ? On le savoure pas mal en Angleterre… » écrit, de Marlotte, Henry D. Davray à La
Chesnais.
Quant à la découverte de William Morris, elle avait été pour Pierre La Chesnais une
révélation ; une révélation et une rencontre. Il n’était pas seul à penser qu’il pouvait exister
une société où éthique et esthétique pouvaient être les moteurs de son harmonie, utopie
tempérée par le même pessimisme de l’imminence d’une barbarie à venir, "plus ignoble",
"plus désespérée"…
Eclair de lucidité : et si les temps industriels n'étaient pas ceux de la fin de l'Art ? Au
fond n'était-ce pas aux temps où tout était fait à la main, que tout était Art ? …Une époque
bénie où "tout le monde participait à l'Art"… Comme Morris, La Chesnais qui sera conseiller
de Jaurès, balancera entre le dégoût du peuple aux tendances veules et aux appétits grossiers
et une certaine tendresse à son égard, parce qu'il est aliéné, exploité.
Dans De Stéphane Mallarmé à Paul Valéry (1928), André Fontainas rapporte une
vieille conversation de Paul Valéry avec La Chesnais qui eut lieu peu après la mort de
William Morris, et cette mort était probablement la raison de cette discussion :
« 1896. 30 novembre – Hier, entre L. et Valéry, conversation curieuse, mais bien
mathématique, aboutissant à l’exposé de chacun d’eux du rôle qu’ils assignent à l’art dans
les transformations qu’ils prévoient, rêvent ou supputent, de la société. D’accord que le rôle
dominant de l’art y sera nul. Valéry, de façon amusante et subtile, conclut à la disparition de
ce qu’on appelle aujourd’hui l’art, de l’art effectif (dit-il) à remplacer par simplement une
méthode de percevoir caractéristiques, analogies, tons opposés ou fondus, ce qui suffira à
satisfaire la curiosité et l’appétit de l’esprit. Traduire cela par du métier, à quoi bon ? Et
sachant qu’il suffirait de le vouloir, cette réalisation, c’est moins que rien ».
La Chesnais ne se résout pas à une société qui évacue l’art en soi (non la décoration),
gratuit, mais par pessimisme, comme Morris, il pense qu’irrémédiablement l’avilissement de
l’humanité la rendra capable de tout supporter, pour survivre. La misère symbolique dans
laquelle sont engluées les masses ouvrières.
Ferdinand a, pendant ce temps, de toutes autres préoccupations. Il vit une lune de miel
avec la toute jeune Marguerite Rigaud, témoin ce poème qu’il a remis en septembre 1901 au
Mercure de France. 75 vers dont j’extrais ceux-ci :
« Amour, Amour, je te suis en songeant.
O toi qui rends au monde la jeunesse. » …
Il part faire un voyage en Ardèche avec Marguerite. Ils font un détour à Lyon, où ils
s’encanaillent voir Guignol et Gnafron, quai Saint-Antoine. Au Guignol le répertoire est
nouveau, on donne « Oùs’qu’est Louison ??? », ensuite ils vont voir au Casino, « la revue la
plus stupide qui se puisse imaginer » : « C’est tapé », revue qui « fait la joie de la bourgeoisie
lyonnaise » …
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Octobre 1901 : le très discret mariage de Hérold.
Valéry s’interroge auprès d’André Fontainas, par une lettre du 14 octobre 1901 : « J’ai
appris ces jours-ci le mariage d’Hérold par PL [Pierre Louÿs]. N’ayant pas reçu de faire part
– je n’ai pu naturellement y répondre... » La mariée a vingt-deux ans.
Gabriel Fauré le sut plus tôt, car à la reprise de Prométhée à Béziers en 1901, il vit
arriver Hérold « doublé d’une jeune épouse » … il écrit à sa femme le jour même : « Nous la
connaissions déjà : il l’avait emmenée l’année dernière sous la forme d’une jeune
bicycliste…»
Donc la jeune bicycliste venue avec Hérold l’année d’avant, à la mi-août, à la création
du même drame à Béziers était Marguerite Rigaud.
C’était à prévoir, Marguerite ne plût pas à la jeune Alexandra David-Neel. Le 9
novembre 1904, Alexandra Myrial (nom de scène), la future découvreuse du Tibet, retrouve
Ferdinand, chez Rachilde, avec pour la première fois « à sa suite, une madame Hérold qui
copie Polaire. Elles sont quelques unes comme cela à jouer les Claudines, à singer cette
Polaire qui est laide, en somme, et ne ressemble nullement aux dessins bien arrangés que l’on
fait d’elle. Sais-tu son âge ? …. Quarante deux ans bien sonnés. C’est l’âge de la célébrité à
Paris, même pour jouer les fillettes-voyous de seize ans. » Or, si Marguerite fait femmeenfant, c’est qu’elle l’est encore, une enfant.
Quant à Polaire qui sait son âge, elle s’enfonce dans la morosité :
« Madame de Staël disait : la gloire est le deuil éclatant du bonheur, moi, je dis mieux : la
gloire est la mort du bonheur, on n’a même pas le temps d’en porter le deuil, il y a trente ans
cette lourde croix ridicule était déjà clouée sur mes épaules de fillette … »
Jean Marnold, quand il fut en présence de Colette pour la première fois, eut cette
même réaction qu’Alexandra David-Neel : « Je me suis demandé comment un homme aussi
distingué que Willy avait pu prendre à femme une petite hurluberlue mal élevée. Hérold me
répondit, en psychologue plus sûr, que cette apprentie lui faisait l’effet de révéler un
tempérament peu ordinaire et que Willy était un homme à en faire quelque chose… » Vain
espoir de l’homme dans ses velléités de Pygmalion, rêve millénaire du mâle de remodeler
l’épouse à ses désirs, en faire un double docile. Hérold pensa sans doute employer cette même
recette pour la jeune et fantaisiste Marguerite Rigaud…. On sait que beaucoup furent durs
avec Colette au Mercure de France, à commencer par Apollinaire qui lui trouvait « l’allure de
la bonniche qui se croit tout permis depuis qu’elle couche avec son patron … »
Le 17 janvier 1902, André Gide rendit visite à Fontainas, avenue du Luxembourg. Le
poète allait mal depuis un mois. Il semble seul (la fulminante épouse est ailleurs). Une odeur
forte de médicaments plane dans l’appartement :
« Abruti par le salicylate, il n’a depuis un mois, rien pu faire, dit-il. Il se plaint d’avoir le
cerveau encore stupéfié ; il y paraît du reste ; et comme il n’a jamais été brillant causeur
192
(moi non plus), il se reforme, à tous instants, de grands silences que l’on ne rompt qu’en se
battant les flancs.
Il prépare un roman dont il s’excuse de ne rien dire parce que cela le lui gâterait. Il
m’interroge sur Charmoy [le sculpteur] contre qui Griffin l’a monté. Je lui raconte toute
l’histoire. Il me reconduit à sa porte. Il est énorme et un peu bouffi. Au demeurant excellent
garçon ; étouffé par ses bonnes qualités ... »
Fontainas n’alla donc pas au dîner que donnèrent les Valéry peu après. C’est une
chance. Gabrielle Fontainas, bonne pianiste, mélomane irritable -que ne répétait-elle pas
qu’elle fut élève de Duvernoy- redoutait que Valéry et Fontainas exécutent les Adieux de
Wotan, leur « triomphe à 4 doigts » sur le piano Erard.
Les poètes, si vibrionnants de jeunesse il y a dix ans, sont bien malades à présent.
Moréas le majestueux est aux portes de l’Erèbe : « je suis atteint d’une grave affection
cardiaque. Apollon commande : il ne faut pas que je meure sans vous revoir » écrit-il le 7
mai 1903 à son ami Laurent de La Tailhède.
Le 23 avril 1902, Arthur Symons envoyait une lettre de remerciements à Hérold, pour
l’envoi de ses « Contes du Vampire », il en apprécie l’ « espèce de froide et raisonnable
hallucination »... Ces contes sont sortis de l’imprimerie le 16 mars, ils réunissent,
notamment, l’Amour d’Urvaçi (dédié à Rachilde), l’Ascension des Pandavas (dédié à Paul
Ranson), le Fruit de l’immortalité (à Lucien Monceau), le Lépreux et le Mulet (à Alfred
Jarry). C’est bien écrit et cela a la verve des contes, mais Arthur Symons les a-t-il vraiment
lus ? Les contes du vampire ne sont ni froids ni hallucinants, ils se terminent par une morale
assez simple : « il ne faut pas toujours chercher à approfondir la raison des choses. »
Le dimanche 20 avril 1902, Ferdinand avait fait partie des convives du banquet offert
par Jarry au sous-préfet Fabre. C’est un sous-préfet qui aime la littérature, qui a approché
Jarry pour avoir apprécié son travail, lui-même écrit (il signe Jean Madeline). C’est aussi une
fête en l’honneur de la sortie du « Surmâle ».
Alfred Vallette fut invité en premier par Jarry « en notre séjour de notre écluse afin
d’y absorber des victuailles et des boissons… » sont présents, outre Vallette et Fabre,
Rachilde, Terrasse, Fénéon, Quillard, Hérold, Collière, les mariniers du lieu, et, sans doute,
les Demolder.
Ce fut une entreprise collective des Bas-Vignons, au bord du barrage du Coudray, les
bistrots et les débits de vin qui pullulent en bord de Seine, ici, ont fournis leurs crus, le
boucher, un gigot, les lignes de fonds, les nasses et carrelets de Jarry ont ramené des
anguilles, des brochets, des chevennes et des brèmes. Jarry pêche d’ordinaire au plus fort de la
nuit : sur le coup des 3 heures du matin, dans la solitude nocturne qui est pour lui « le moment
de la grande béatitude » … Rachilde s’était chargée du dessert, un gâteau au chocolat géant
inondé de crème anglaise.
Alfred était aux grills et faisait les annonces de plats avec autant de solennité que s’il
était à la cour du Roi Ubu.
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Le guignol pour vieux enfants
Le 21 mars 1903, on joua L’abbé Prout, œuvre de Paul Ranson, chez André et
Gabrielle Fontainas, dans leur grand appartement de l’avenue du Luxembourg. Ce fut le
«Guignol pour vieux enfants», 3 des 7 saynètes de l’abbé Prout furent représentées. Il y a
Mendés, Vallette, Rachilde, Hérold. Ranson maîtrise le jeu des marionnettes et leur donne
différents tons de voix, bien typés. Alfred Jarry l’aide, France Ranson aussi. Ils manient avec
dextérité les marionnettes grâce à un procédé ingénieux, les personnages ne tiennent pas à des
fils mais sont toutes reliées à une longue tringle sur laquelle elles coulissent. Il suffit
d’introduire les mains par en dessous pour les animer. Le spectacle est donné à la lumière des
chandelles, ce qui lui confère une tonalité plus féerique. L’action fut soutenue par une
musique originale de Claude Terrasse, dont la vibrante Valse des Folles Voluptés…
Ce furent des saynètes bouffonnes, anticléricales, antimilitaristes et légèrement
lubriques, donc réservées aux adultes… Paul Ranson les avaient toutes publiées au Mercure
de France, en 1902, les titres sont éloquents : L’Armoire des voluptés, Le Lys dans la vallée,
Le Subterfuge culinaire, La Presbytère, Le Mariage noble, Sous L’œil de Saint-Huron, Le
Sabre et Le Goupillon.
Les personnages avaient des noms à la hauteur, en premier, le héros de la soirée, le
libidineux abbé Prout, avec Gontran de Percefort, Clotilde de Blanc-Bedon, Bérengère de
Percefort, jeune femme aimable et tendre, Eugène, le « jeune homme insignifiant », Théobald
de Coquebinet, « jeune homme naïf », les domestiques, Joseph et Rosalie (« femme de
chambre sentimentale »).
Jarry prit très à cœur ce spectacle. Il prononça le discours préliminaire et anima le
débat final. Il ajouta aussi des éléments au texte comme, dans la saynète du Sabre et du
Goupillon, ces phrases définitives :
« Ah, mille escadrons de lurons aux pompons, patapon, patapon, les bons dragons, au trot les
canassons ! »
Mort du vénérable Jean-Jules Clamageran
Ferdinand Hérold entre dans l’âge où la camarde, de sa faux, méthodiquement, décime
les proches. Le 4 juin 1903, voilà que meurt, l’image tutélaire familiale de Hérold. A 76 ans,
mourut le mari de la tante Adèle Hérold, Jean-Jules Clamageran, ancien ministre des Finances
de la IIIe République.
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Adèle l’avait épousé le 24 août 1854 ; elle était sœur de Ferdinand, le préfet. On
pressent un monde sec en celui de ces pères fondateurs, bourgeois radicaux, figures austères,
humanistes à coups de sang, battant aisément leur coulpe sur la poitrine des autres. Les
daguerréotypes qu’on a d’eux nous les rendent glacés, blafards, comme embaumés.
Les Hérold mobilisèrent proches et amis autour de ce deuil. André Fontainas n’a pas
tort de parler des « tracas de la mort de l’oncle Clamageran ».
L’héritage fut colossal et mit définitivement Ferdinand hors du besoin.
Là-dessus, Ferdinand est allé à Orange. On y donne Iphigénie de Moréas, Moréas qui,
selon Hérold « a pénétré le génie subtil d'Euripide et y a discrètement mêlé le sien … »
Moréas y reste Moréas, emphatique. Mais Ferdinand Hérold qui a décidé de faire une
critique élogieuse le trouva « éloquent » : « M. Jean Moréas déteste l’emphase. »
Ferdinand se plaît à Orange, tout le ravit : « la gravité mystérieuse du crépuscule »,
«les chauves-souris qui, de temps à autre, traversent la scène», « les lumières imprévues au
déclin de l'après-midi » : « A Orange, on joue en plein air, le soleil, pendant ses siècles, a
caressé la muraille, il l'a dorée, des arbres -le figuier d'Orange est célèbre- ont poussé ça et
là, et ils forment des châssis naturels, que ne saurait créer le plus habile décorateur ; le vent
rompt la rigidité des draperies, et tout autour des acteurs est vivant…»…
Ferdinand y revit ses acteurs préférés, madame Tessandier, en mère d’Iphigénie,
Silvain (la bête noire d’Henri Béraud) en Agamemnon, Albert Lambert en «Achille
héroïque».
Plus tard, promesse fut faite à Moréas sur son lit de mort qu’Iphigénie sera jouée à la
Comédie Française. Cela eut lieu, Apollinaire s’y rendit et en eut grand plaisir, l’Iphigénie de
Moréas, selon lui, ne se lit pas, elle est faite pour la scène : « ... Elle y gagne par toute
l’euphonie que la déclamation sait tirer des beaux vers et l’eurythmie que leur cadence donne
aux gestes des comédiens ».
Il y a toujours quelque chose de tragi-comique qui entoure tout ce qui tient à Jean
Moréas. A la générale de cette représentation à la Comédie Française, on vit un journaliste
chercher désespérément l’auteur de la pièce, mort depuis deux ans, pour obtenir de lui une
interview.
Les déchirements des Fontainas
A partir de juin 1903, la mésentente entre Gabrielle et André Fontainas est devenue un
fait avéré. La maladie de leur fils aîné n’arrange rien. Ferdinand constate les faits et ne prend
partie ni pour l’un ni pour l’autre.
Gabrielle Fontainas écrit à Edmée La Chesnais en juillet 1903 :
« Ma chère Edmée,
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Je ne sais si vous êtes au courant de mes allées et venues depuis environ 3 mois que je ne vous
ai vue ! Je suis pour très peu de temps à Paris et serais contente de vous voir ; Envoyez-moi
un mot de vous car je suis très très prise. Avez-vous su que Ferdinand avait été très malade. Je
crois qu’André ne s’est pas douté de la gravité de l’état de son fils et en somme, il était inutile
qu’il le prenne autrement.
Avez-vous reçu le dictionnaire que je vous ai renvoyé d’Artbey ?
Que faites-vous de votre été ? Amicalement à vous deux.
Gabrielle Fontainas. »
André Fontainas est négligent, pensait-elle, et leur fils Ferdinand en est victime.
Voilà le couple qui vit son « rien ne va plus » qui va encore durer 10 ans ! Gabrielle se
laisse happer par la haine, par la colère exorbitée. Plus rien ne l’arrête, tout est prétexte de
rage. L’homme qui est à ses côtés, qui aurait dû être le grand poète, lui apparaît comme un
faible. Le désamour, si amour il y eut, fut violent et aveugle, elle le voit maintenant faible en
tout, un tas de viande mollasson. L’héritier de Mallarmé, le poète du nouveau siècle n’a pas
tenu ses promesses. Incapable aussi de lui apporter l’aisance, elle qui admire tant le dandysme
de Louÿs ou de Valéry, elle enrage de vivre aux côtés d’un fonctionnaire de l’Octroi de Paris,
trop souvent accoudé aux comptoirs des bistros, dans son uniforme vert qui n’est pas celui
de l’Académie. A ces comptoirs où de grosses rousses qui savent sourire versent la bière à
pleins bocks, Fontainas et Demolder y refont leur vie, Fontainas surtout.
enfant.
Mais, bien entendu, ce n’est pas vrai que Fontainas se désintéresse de la santé de son
Il s’adresse à Edmée Gellion-Danglar, l’Edmée des jours heureux, pas à madame La
Chesnais (Pierre, d’ailleurs, est au pays d’Ibsen). Edmée reçoit de lettres du couple déchiré,
comme de correspondants qui sont étrangers l’un à l’autre. C’est le 2 juillet 1903 :
« Ma chère Edmée,
Vous trouvez, me dit-on, que parfois je suis peu aimable, peu poli (je ne sais au juste de quel
terme vous vous êtes servie) envers ma belle-mère. Il se peut que vous ayez été témoin d’un
mouvement d’impatience ou d’irritation : j’en ai eu, certes, plus d’un.
Mais j’aimerais qu’avant de me condamner, mes amis, - et je vous ai toujours comptée au
rang des plus sûrs – voulussent se rendre compte du nombre singulier d’humiliations diverses,
d’injustices et de déboires que la vie, par les soins des personnes qui m’étaient ou m’auraient
été, si elles avaient voulu, les plus chères, ne m’a pas épargné. Je suis las d’être de toutes parts
dénigré, j’aspire à plus d’équité.
Quand je me compare, déchu, vieilli, aigri aussi, c’est vrai, à ce que j’aurais pu être, à ce
que j’ai été en puissance, il me faut reconnaître que c’est surtout à mon manque de décision –
j’entends par là à mon manque de résistance devant les effroyables exigences des êtres à qui
de tenaces préjugés traditionnels m’ont fait manifester de la déférence – que je dois d’en être
tombé si bas ! – Je me dégoûte proprement et il est des moments où je ne puis plus, en dépit
de ma volonté, m’empêcher d’en montrer quelque colère aux instruments volontaires ou non
de mon avilissement.
Si Gabrielle m’avait cru, voici dix ou douze jours ou si la question finances ne se mêlait à
tout ! – nous serions, elle, moi, nos enfants, réfugiés dans un coin perdu et secret, bien loin
des amitiés chancelantes, des familles iniques et de la littérature. J’y étais fermement résolu,
196
et si je n’étais trop lâche, pour fuir seul au loin des dernières affections, on ne m’eût pas
retenu !
J’ai été longtemps riant, j’ai paru, comme je voulais, insoucieux : j’ai souffert et ne puis plus
endurer les mêmes tourments.
Mes amis vrais, auxquels je tiens, devraient me comprendre et avoir pitié, au lieu de
m’accabler.
Poignées de mains à Pierre, baisers aux enfants, affectueusement votre,
André Fontainas,
Mon pauvre Ferdinand ne va pas bien. La fièvre revient plus forte : il a des nausées, son
estomac et ses intestins ne supportent rien. Le médecin a du être appelé hier soir. »
Jean, le second fils d’Edmée La Chesnais, est atteint par la diphtérie, cela aggrave son
état, lui qui est infirme de naissance. Ferdinand Fontainas s’est rétabli. Le chirurgien Auguste
Broca se déclara satisfait. Puis, brutalement, on apprit, le 18 juillet, qu’il fut question de
nouveau de l’opérer.
Le 21 juillet 1903, Ferdinand Hérold annonce à Edmée qu’on a opéré Ferdinand de
péritonite… Il est en convalescence à la Maison de Santé de Bellevue en Seine et Oise :
« Ma chère Edmée,
Ce n’était pas seulement l’appendicite qu’avait Ferdinand. Il y avait encore une perforation
intestinale et, derrière le rectum, une poche de pus considérable. L’opération a duré près d’une
heure. Hier soir, la fièvre tendant à baisser, et les symptômes n’étaient pas mauvais. Mais on
ne sera tout à fait rassuré que ce soir ou même demain.
Voilà toutes les nouvelles que je puis vous donner. Elles ne sont pas très bonnes,
malheureusement. Mais il ne faut pas se désespérer, comme fait Gabrielle.
Toutes les amitiés de votre
AF:Hérold. »
André Fontainas prit la plume à son tour pour parler à Edmée :
« Paris, mardi soir [juillet 1903],
Ma chère Edmée,
J’espère que l’angine de Jean ne vous a pas donné trop d’inquiétudes et qu’elle passe d’elle
même. Ah, terribles enfants ! … et pour quoi faire dans la vie, mis au monde ? Je rêve d’un
homme de bronze qui contemple tout, impassible et sceptique, ne souffre de rien non plus, s’il
ne produit rien – au reste il s’en trouve peut-être un bon nombre dans l’humanité : Zutre ! L’état de Ferdinand est aussi satisfaisant que possible, c’est à dire peu brillant encore.
La vigueur de son tempérament émerveille Broca qui estime qu’il l’avait puissant pour ne pas
succomber. Pendant 2 jours, il n’a pas cru à la guérison, le 3e il n’a eu qu’un vague espoir.
Maintenant tout danger est écarté ! La convalescence se poursuit. L’alimentation a
commencé : aujourd’hui petite sole frite, 1er aliment à mâcher depuis le 22 juin ! - demain
macaroni.
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Il supporte tout, à petites doses, s’entend. Les fonctions reprennent, pour peu qu’on y
aide, et c’est plus qu’on espérait.
Mais quelle convalescence ! Deux mois environ – 3 ou 4 semaines avant de quitter la
maison de santé. La plaie n’ayant pas été recousue entièrement pour l’écoulement du pus et
des matières. Déjà un drain est retiré, l’écoulement se modère : mais jusqu’à la cicatrice
finale, que de soins encore !
Quel été ! – J’avais si bien projeté de ruminer et de transcrire mon voyage d’Italie, si
bien fait pour m’éclaircir la cervelle : et tout est perdu, tout le profit gâché : 1° les tracas de la
mort de l’oncle Clamageran, 2° le doux entêtement, l’injustice de ma très chère belle-mère
sanctifiant les outrages de son second fils, et comme si ce n’était pas assez déjà, la plus
pénible des choses odieuses, et si longtemps ! Charmant été ! –
Enfin, all’s well that ends well. Attendons encore un peu.
Poignées de mains à Pierre et à vous. Baisers aux petiots.
André Fontainas. »
La poésie continue
Pendant que les Hérold et les Fontainas suffoquent dans les vapeurs d’éther et de
chloroforme de la clinique Bel Air de Bellevue, les poètes continuent à œuvrer et à se
rencontrer. Paul Fort a choisi la Closerie des Lilas comme lieu de rendez-vous. Il y installe ses
mardis de « Vers et Prose » qui font tant sourire Gide.
Moréas est enlevé au Vachette où l’on est devenu trop bruyamment dreyfusard à son
goût et rejoint la Closerie. On y vit Jarry et Moréas deviser longuement sur la Papesse Jeanne.
Y viennent Stuart Merill, le peintre Charles Guérin, Roland Dorgelés. Ferdinand Hérold et
André Fontainas les rejoignent. Comme Vielé-Griffin, Hérold a fait acte de présence avec
modération.
Le Mercure de France est représenté par Charles Morice, moulin à paroles qui remue
des mondes, compagnon de table de Moréas au Côte d’Or, et par Van Bever, inégal, qui
collectionne les ragots du Mercure dont il est comme le concierge... on boit : « De cinq à huit,
apéritifs. De neuf à une heure, bavardages et consommations. Le plus surprenant, c’est
qu’ils n’ont pas du tout l’air de s’embêter » note, dans son journal, Paul Léautaud qui ne s’y
rendit qu’une fois.
A la rentrée d'automne 1903, Ferdinand admire la reprise de La Maison de Poupée
d'Ibsen, il note dans sa rubrique du Mercure de France : « M. Lugné-Poé a joué Helmer avec
une rare justesse … », Helmer, le bon époux. Suzanne Desprès joue Nora, l’épouse, donc le
rôle sur la scène qu’elle a en privé.
Ferdinand avait déjà vu la pièce La Maison de Poupée, jadis, au printemps 1894, au
Vaudeville. Réjane jouait Nora. Le succès avait été modeste (22 représentations). La Maison
de Poupée restait une pièce dérangeante, « une pièce produisant un effet puissant bien qu’elle
effrayât » disait le critique George Brandés. La pièce choqua dès sa publication, en 1879,
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l’idée qu’une épouse, voyant trop grand, quitte le foyer et ses enfants heurtait. Les pasteurs
norvégiens se gendarmèrent. Un journal féministe suédois, craignant qu’on fasse de Nora une
épouse « hystérique » et « exaltée » demanda à Ibsen si, selon lui, une fois partie du domicile
conjugal, Nora reviendrait. Ibsen, bon prince, répondit que oui : « Sûrement, elle revient ! ».
Mais, à John Paulsen, celui que La Chesnais appelle « le Dangeau des grands écrivains de
Norvège », Ibsen confia : « Que sais-je ? Il est possible qu’elle revienne à son mari et à ses
enfants, mais il se peut aussi qu’elle devienne une artiste de cirque ambulant. » En fait, il
semble que le dramaturge norvégien avait envisagé le suicide comme fin.
Vint l’année 1904, toute consacrée à l’aventure de l’hebdomadaire l’Européen, pour
Hérold et La Chesnais, certes… Car le lundi 18 avril 1904 paraissait le numéro 1 du nouveau
quotidien, l’Humanité, avec deux colonnes en première page de son directeur politique Jean
Jaurès, un éditorial intitulé « Notre but ». « Le titre même de ce journal, en son ampleur,
marque exactement ce que notre parti se propose. C’est, en effet, à la réalisation de
l’humanité que travaillent tous les socialistes. »
Jaurès avait auprès de lui 6 « rédacteurs politiques » : Allemane, Aristide Briand,
Eugène Fournière, René Viviani, Francis de Pressensé et Louis Révelin. Les deux derniers,
amis de Ferdinand.
Louis Révelin sera un rédacteur politique virulent de L’Humanité, par exemple, quand
l’armée tira en juin 1907 sur les viticulteurs du Midi, il signera « La tache de sang », un
articulet flamboyant où Clémenceau est rendu responsable du plus grand massacre « depuis la
Commune » :
« M. Clémenceau sort vainqueur (…) mais il a du sang sur les mains, et c’est une tache que
tous ses discours, que tous les votes scélérats de la majorité n’effaceront jamais. »
L’Européen, de son côté, créait un malaise par son existence même. Ainsi, lundi 21
novembre 1904, du Vésinet, 8 boulevard Carnot, Guillaume Apollinaire fait un courrier
nettement froid à Pierre La Chesnais :
« Ne comptez pas sur moi, cher Monsieur, pour cette collaboration à l’Européen que vous
m’avez aimablement offerte. J’ai trop d’amis au Courrier Européen et je m’en voudrais de les
perdre. D’autre part, vous vous trompez. Je vois que Dumur a agi avec beaucoup de raison,
de tact et dans l’intérêt de l’idée que représentent maintenant l’Européen et le Courrier.
Permettez-moi d’ajouter ici au sujet de Dumur et du Courrier. Tout ceci bien entendu est
entre nous. Les événements dont nous avons parlés sont profondément regrettables. Croyez à
toute ma considération confraternelle, à ma sympathie littéraire et surtout ne m’en veuillez
pas.
Guillaume Apollinaire ».
Guillaume Apollinaire collaborait depuis 1902 à l’Européen, dont le secrétaire de
rédaction est le Norvégien Arne Hammer, 20 ans, ami de beuglées d’Apollinaire. Hammer
quitta l’Européen en octobre 1904. Déjà en janvier 1903, Guillaume Apollinaire à
l’Européen notait dans son journal sa fatigue des conseils de rédaction : « vu Quillard, vu
Hérold, déchiffré avec Dumur, Plan et Hammer, l’écriture d’A. Leroy-Beaulieu ».
Hérold quitta l’Européen à la première occasion, il l’écrit à Edmée La Chesnais :
«Vous savez que j’ai dû rompre avec l’Européen. L’affaire serait longue à vous écrire. Je
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vous la raconterai quand je vous verrai ; j’espère que, comme tous mes amis, Pierre
m’approuvera, et je pense que certains détails de l’affaire l’amuseront bien.»
Apollinaire se sentait mal au Mercure de France, aussi. A part la présence
réconfortante de Vallette, il n’aimait pas l’ambiance de la rédaction, le manque de fantaisie lui
sautait aux yeux, il n’y était pas chez lui. Rachilde ne l’aimait pas, pas seulement à cause de
son physique ingrat, mais à cause de son laisser-aller et de son incapacité à complimenter la
maîtresse de maison. A la sortie d’« Alcools », dans un numéro du Mercure de 1913, un peu
gratuitement, Georges Duhamel exécuta ses poèmes, traitant Apollinaire de brocanteur : « La
brocante revend, elle ne fabrique pas…» Duhamel accusait Apollinaire de plagier Max
Jacob, lequel protesta énergiquement de ne s’être jamais senti plagié !
L’irruption de Morel
En mars 1904, influencé par Eugène Morel, Ferdinand Hérold voulut créer avec
Marguerite Moréno un théâtre social à l’emplacement du Cirque d’été. Il rédige un mémoire
pour le Conseil Municipal de Paris qui sera imprimé par une imprimerie socialiste
communisante. Encore un projet qui mourut de lui-même. Mais Morel s’y accrocha.
Dans cette période désabusée, le 7 avril 1904, les La Chesnais reçurent les Sée, Juliette
Hérold, les sœurs Rigaud, Mélanie et Marguerite, Ferdinand… Les anciens de Lapras. On
parle politique.
Mais c’est un nouveau clan Hérold qui se constituera, avec les Rigaud et les Morel. Et
Ferdinand s’enferma peu à peu dans ces amitiés familiales. Ses liens anciens avec Pierre
Louÿs, Gide, Henri de Régnier ou Valéry se sont singulièrement distendus.
Ce sera nettement plus tard, le 22 juillet 1909, qu’Eugène Morel épousera Mélanie
Rigaud, devenant ainsi beau-frère de Hérold.
Eugène est, depuis longtemps, un habitué des mardis de Rachilde, où Léautaud l’a
croisé, hirsute, toujours à remonter son pantalon, pareil au « diable à ressort qui jaillit d’une
boîte dont on lève le couvercle… »
Né en 1874, Eugène Morel a trente ans. Il avait écrit des romans très jeune, les
Morfondus, la Rouille du Sabre, la Parfaite Maraîchère… Il entra dans le cercle d’Edmond de
Goncourt et Tolstoï, un jour, le cita à un journaliste comme l’écrivain français le plus original
du moment, d’où gloire éphémère. Mais Eugène n’insista pas en littérature et disparut de la
scène pour devenir bibliothécaire de la Bibliothèque Nationale. Il eut tort, ses romans, bien
qu’oubliés, sont d’une excellente facture, écrits avec aisance et faits d’observations d’une
finesse aiguë, trop nuancée, certes, pour plaire à ceux qui aiment les partis tranchés… Morel
reprit La Revue d’Art Dramatique de Stoullig, en 1900, d’où il batailla pour l'accès du peuple
au théâtre… son équipe comportait de grands noms : outre Pottecher et Rolland, Lucien
Besnard, Gabriel Trarieux, Georges Pioch, Robert Brussel, Alphonse Séché. En juillet 1903
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Séché en devint directeur, ce fut La Revue d’Art Dramatique et Musical, ouvert à de
nouveaux, comme Marcel Schwob et Guillaume Apollinaire.
Pierre La Chesnais perdait sa mère, Estelle-Amélie La Chesnais née Toutain, le 30
décembre 1904, à 63 ans. Les obsèques eurent lieu à Saint-Sulpice le 2 janvier 1905. Mais La
Chesnais garda la tête froide et, avec Ferdinand, il participe, peu après, aux manifestations
contre les massacres en Russie.
Ferdinand et Pierre La Chesnais sont de la souscription pour les familles des victimes
de la répression tsariste de la première révolution russe, avec Anatole France, Albert Thomas,
Octave Mirbeau (qui paiera deux fois, en tout 50 francs), Jules Renard, Maurice Bouchor,
Mme Ménard-Dorian, Lucien Herr, bibliothécaire de l’Ecole Normale, Alfred Westphal,
trésorier de la Ligue des Droits de l’Homme, Thadée Natanson, de la Revue Blanche, Pierre
Mille, le nabi Pierre Bonnard, le troll Marcel Collière, Pierre Quillard, le journal l’Européen,
(20 francs). La Chesnais donna 5 francs, Hérold paya deux fois en tout 15 francs, Marguerite
Hérold a tenu à donner de son côté 10 francs. « La petite Suzanne qui déteste le tsar » versa
50 centimes (une formule qui rappelle celles de la Libre Parole…).
Cette révolution russe de 1905, Pierre La Chesnais dut la saluer avec autant
d’enthousiasme qu’il a probablement partagé avec Charles Péguy un certain découragement
quant à la capacité des Russes de l’opposition à s’organiser. D’où ce mot de Péguy à La
Chesnais qui prend de l’ironie si l’on pense à 1917 :
« Mercredi 17 juillet 1901, 2 heures et demie,
Cher monsieur,
Voulez-vous ne pas vous déranger après demain matin ? Les Russes nous ont littéralement
plaqués. Ils veulent bien révolutionner, mais ils ne veulent pas travailler. Le cahier russe est
remis au commencement de la troisième série. Voulez-vous avertir Chaboseau ?
Votre Charles Péguy. »
(Charles Péguy à Pierre La Chesnais, sur papier à en tête des cahiers de la Quinzaine)
Les 40 ans de Ferdinand
Au Mercure de France, Peer Eketrae redevient Pierre La Chesnais, il signe pour la
première fois sous ce nom la critique des lettres scandinaves en janvier 1905. On ne joue plus.
Il n’est plus le « M. Ekcetera » dont s’amusait Davray. Tous ont quarante ans, les ont
dépassés ou vont les avoir bientôt …
La Chesnais et Hérold exultent depuis les élections de 1902. En 1905 Jaurès et ses
lieutenants, Viviani, Marcel Sembat ou Albert Thomas, tout le nouveau Parti Socialiste,
soutiennent le nouveau cabinet Combes. En 1904, la France avait dénoncé le Concordat de
201
Napoléon qui avait maintenu une paix religieuse bâtarde, laissant toutes les religions
maîtresses dans des pans entiers de l’enseignement. La France rappela son ambassadeur au
Vatican. La Franc-Maçonnerie triomphait.
Le 3 juillet 1905 fut votée la célèbre Loi de la séparation des Eglises et de l’Etat.
Dans le numéro du 14 janvier 1905 de l’Européen, La Chesnais publia un article sur
cette séparation de l’Eglise et de l’Etat. Cela donna lieu, par la suite, à une épaisse brochure.
Elle sortit des presses peu après, « l’Eglise et les Etats, trois exemples de séparation », aux
éditions Pages Libres. La publicité résume l’ouvrage : « on manquait d’ouvrages où trouver
des renseignements précis sur les quelques pays dans lesquels l’Eglise est séparée de l’Etat.
M. La Chesnais nous donne ces renseignements, qui sont utiles au moment où la séparation
se fait en France ».
Ce texte contient une thèse intéressante et, d’ailleurs, toujours d’actualité : l’ « Eglise,
aujourd’hui, montre souvent peu de confiance en la religion, elle s’intéresse de moins en
moins à la foi. Elle ne poursuit que la puissance. » Ainsi, ayant déserté la foi, les églises ne
comptent que sur l’action temporelle pour agir sur le politique…
L’Européen se radicalise…
Stuart Merill avait écrit à Hérold en novembre précédent pour l’inciter à donner au
nouvel Européen une tonalité franchement socialiste. Stuart Merill a été écouté, Pierre La
Chesnais et Ferdinand Hérold s’emparèrent du journal et le directeur en devint Francis de
Pressensé, fils de pasteur.
Et, c’est sur un papier à l’en tête de l’Européen, le 26 mai 1905, que Ferdinand Hérold
s’adressait à Pierre La Chesnais. Les préoccupations de Ferdinand, en 1905, portaient sur la
santé de sa femme Marguerite, ses grossesses éprouvantes et inabouties, et sur l’Européen. Le
médecin des Hérold, leur ami aussi, le docteur Armand Bernard, de son cabinet de la rue
Freycinet dans le XVIe arrondissement, se charge de la parturiente :
« Mon cher ami,
Nous voici rentrés à Paris, et définitivement, cette fois. Tu ne t’imagines pas les inquiétudes
que j’ai eues, depuis le jour que tu m’as vu partir pour Mauves33. Quand je suis arrivé, il y
avait un peu de mieux, mais on pouvait craindre encore des complications fâcheuses. Elles ne
se sont pas produites. Pourtant, quand je suis revenu à Paris, la première fois, j’étais loin
d’être complètement rassuré. La moindre imprudence pouvait rendre la guérison précaire.
Heureusement, pendant mon absence, le mieux est allé s’affirmant sans cesse.
Quand, il y a huit jours, je suis retourné à Mauves, avec l’intention de ramener Marguerite,
elle était sur pied. Nous avons pu faire le voyage mercredi. D’ailleurs, Armand Bernard a
33
Mauves-sur-Loire, en Loire-Atlantique, fief des Rigaud.
202
ordonné à Marguerite de rester couchée, de nouveau, pendant quelques jours : moyennant
quoi, elle sera tout à fait remise, très prochainement.
Et toi, te reposes-tu bien ? Je l’espère. Ne te fais pas de soucis, pendant que tu es là-bas, ici, la
vie se poursuit tranquillement. La copie arrive avec régularité. Vandervelde a, de lui même,
envoyé un article, ce que je considère comme un bon signe.
Kahn34 t’a-t-il déjà prévenu que la question de la Constitution était enfin résolue, depuis hier ?
Elle fera un supplément de huit pages, qu’on publiera la semaine prochaine avec le numéro
183. Je suis, pour ma part, heureux de cette solution, qui sera bonne, je crois, pour tout le
monde.
Je n’ai pu guère, ces temps-ci, m’occuper de l’Européen, autrement que pour corriger les
morasses et donner les bons à tirer ; Je vais m’y remettre activement, désormais – d’autant
que Quillard, toujours très occupé, est assez inquiet, à son tour, sur le sort de Maria, qu’on
vient d’opérer. Si tu as des idées d’une nature ou d’une autre communique-les-moi, je te prie.
Mais, avant tout, prends un repos que tu as bien gagné.
Tous deux, nous vous envoyons, à vous, nos meilleurs souhaits. Portez-vous tous bien, et je
suis,
ton
AF:Hérold. »
Marcel Schwob était mort quelques semaines auparavant et, le 1er mars 1905, on lui fit
des obsèques, véritable hommage unanime des hommes de lettres et des intellectuels qui
comptaient, Jules Renard, Vallette, Rachilde, Paul Fort, Ferdinand Hérold, Jarry qui n’est pas
gêné du tout de l’invraisemblable casquette poilue qu’il arborait, Paul Valéry, trop ému, Henri
de Régnier pour qui Dieu est un caillou lancé dans une toile d’araignée (les obsèques le
rendent disert et l’inspirent).
Les élections de 1906
Aux élections générales des 6 et 20 mai 1906, le tout nouveau Parti Socialiste eut 51
élus dont le directeur de l’Européen, Pressensé et Jean Jaurès, Jules Guesde, Paul Brousse,
Marcel Sembat, Vaillant.
Pierre La Chesnais écrit : « La bataille électorale est finie. On en a vu de plus
violentes, rarement de plus passionnées, à en juger par le nombre relativement faible des
abstentions. » Ainsi s’exprime-t-il dans la Revue de Paris du 15 juin. Et La Chesnais ne
cache pas ce qu’il pense de l’Alliance Républicaine Démocratique constituée depuis son
assemblée générale du 6 avril 1906 notamment autour de Caillaux : un parti dont l’électorat
34
Gustave Khan (1859-1836), chartiste, poète symboliste, critique d’art au Mercure. Il était un proche de
l’anarchiste Félix Fénéon.
203
est réactionnaire, fondé par des républicains et des radicaux socialistes modérés partis du
mouvement progressiste pour voler au secours de la politique de Waldeck-Roussseau. Bien
sûr, il y a pire : l’Action Libérale Populaire de M. Piou et de M. de Mun, des gens du Vatican
obsédés par le combat contre la franc-maçonnerie avec pour organe La Croix et les revues
assomptionnistes… On le voit la fièvre des élections n’est pas retombée…
Les projets de Ravel et de Hérold
Les chaleurs de mai venues, Maurice Ravel flâna un jour le long des quais de la Seine,
là où les boîtes de zinc des bouquinistes sont à touche touche. Il eut l’attention attirée par un
ouvrage du Mercure de France, c’était la traduction par Ferdinand Hérold de la Cloche
Engloutie de Gerardt Hauptmann. Il feuillette le livre et l’achète.
Comme l’écrira plus tard Marcel Marnat, Ravel fut persuadé de tenir là son Péléas à
lui, son grand drame musical. Ce serait un drame fantastique et prosaïque où, fées, elfes et
druides côtoieraient de truculents notables aux aspirations tout à fait terre à terre. L’ancien
professeur d’harmonie de Ravel, André Geldage, ami de longue date des Hérold, mit, dit-on,
les deux hommes en présence. Une chose est certaine, c’est que dès 1897, les proches du
Mercure de France se réunissaient dans un restaurant de la rue Bara, au souper. Venaient
Maurice Ravel, Claude Terrasse, Pierre Louÿs, Henri de Régnier, Rachilde et Vallette ;
Ferdinand semble y avoir amené Pierre La Chesnais qu’on sait avoir été un assidu de la rue
Bara, au moment où, sous le nom de Peer Eketrae, il traitait la rubrique scandinave du
Mercure.
En réalité, en ce printemps 1906, Hérold et Ravel se rencontraient souvent chez
Vallette. Le projet de drame est lancé, Maurice est enthousiaste, Ferdinand fera le livret. Il est
entendu qu’on élaguera ce qu’il y a de plus lourd dans le drame de Hauptmann, pour en faire
un opéra, clair, fluide, féerique.
Déjà Ravel a en tête ce que deviendra la forge du conte : un immense atelier comme
ceux où l’on monte les zeppelins, résonnant d’une grouillance de sons, sirènes, scies,
marteaux…
Ravel s’y consacre corps et âme. Cet univers sonore, qui naît dans sa tête, le coupe du
monde… il refuse toutes les invitations, sinon : « la Cloche Engloutie risquerait bien de
rester en carafe pour longtemps » écrit-il.
Cependant, après deux mois de labeur, subitement Ravel s’arrêta, comme un moteur
qui a trop chauffé, et il se consacra du jour au lendemain à l’ « Heure Espagnole »… des
bribes de ses esquisses pour la Cloche se retrouveront dans l’ « Enfant et les Sortilèges ».
On ne reparlera plus de la Cloche Engloutie jusqu’en 1909.
En juin 1906 André Fontainas, qui fuit l’enfer conjugal, est à Vichy. Il est « l’homme
au gobelet de Breughel » selon Paul Valéry qui lui écrit en effet :
204
« A Vichy, je vous vois artiste entre les savantes fontaines ; et dans ma cervelle un maître
inconnu vous campe tableau qui deviendra instantanément célèbre sous le titre : l’Homme au
Gobelet.
Ce foie ne veut donc pas vous concéder la paix ? Organe, tu nous embêtes ! Figures-tu, du
moins, tes lobes et ta langue dans les armes de Vichy ? »
On avance dans l’été 1906…Le jeudi 26 juillet 1906, en un jour ensoleillé, Vallette,
Hérold, Apollinaire, Jarry tout juste rentré de Laval, et beaucoup d’autres passèrent
d’agréables heures au banquet de 42 couverts dressé pour les 50 ans de Moréas par le groupe
Vers et Prose, de Paul Fort. Demolder, l’ami de Fontainas et le gendre de Rops, n’est pas
venu, depuis début juillet 1906, il a été terrassé par une attaque cérébrale ; Demolder avait une
consommation de bières, vins et spiritueux largement égale à son voisin de Corbeil, Alfred
Jarry, qui est établi tout près dans son étonnant logis, le « Tripode ».
Aux 50 ans de Moréas, on se félicita du retour à la bonne santé de Jarry ; il fut enjoué
et disert. Et il accapara un malheureux invité qui, par malchance, s’appelait Gorvel, le même
nom que son arrière grand-mère Alexandrine Gorvel, née Le Restif de La Hamelinaye, Jarry
avait tendance, depuis quelques temps, à se perdre dans le brouillard familial des origines et
de la généalogie.
Automne 1906
Le 24 septembre 1906, Bracke (Desrousseaux) régala les lecteurs de l’Humanité d’un
éditorial au vitriol pur. Il s’en prenait à la fois à la Ligue des Droits de l’Homme et à la Francmaçonnerie, cette dernière résumée à n’être rien d’autre qu’un ramassis de bourgeois
foncièrement hostiles au socialisme :
« On ne peut nier qu’il arrive au Parti de trouver en face de lui et contre lui, non
seulement les francs-maçons de telle ou telle région, mais toutes sortes d’associations dont le
caractère politique saute aux yeux. Je citerai la Ligue des Droits de l’Homme, parce qu’elle
se propose, de par son titre même, d’être un boulevard de la République bourgeoise… »
Or Hérold était un dévot des deux. Voilà qui ne contribua pas à améliorer les relations
ente Hérold et Bracke, relations qui furent si chaleureuses sur le tard.
Trois ans après la disparition du vénérable Jean-Jules Clamagéran, le 26 septembre
1906, ce fut le tour de sa femme d’Adèle, tante de Ferdinand. Elle avait 76 ans.
Marie, la gaie et douce Ardéchoise, femme d’Alphonse Hérold, écrit d’Ablon le même
jour : « elle s’est éteinte très lentement, elle était paralysée de tout le côté gauche, on ne
205
pouvait l’alimenter car il lui était impossible d’avaler… », « ma tante a eu un moment de
lucidité où elle nous a tous reconnus ; mais le lendemain elle était dans un état de somnolence
d’où elle n’est plus sortie (…) Ma belle mère est revenue depuis quelques jours de Lapras,
elle a été assez impressionnée par cette mort ».
Ils sont tous rentrés de Lapras, dans la Dion Bouton 4 cylindres d’Alphonse, qui fait
des poussées à 60 kilomètres à l’heure.
« Miss » (madame de Sennones) est déjà au service des La Chesnais, Edmée l’a
débauchée du personnel de maison des Hérold, elle s’occupe de Jean dont l’état s’est aggravé
depuis sa diphtérie. Comme il est agité, on lui a prescrit du bromure.
Maintenant, Marguerite Hérold, haute de ses 27 ans, tient salon un dimanche par mois,
Edmée La Chesnais y vient, Gabrielle Stoullig et Mimi Révelin aussi…
1907 : Hérold abandonne la chronique dramatique du Mercure.
La façon dont Ferdinand Hérold quitta la rubrique théâtrale du Mercure de France
indique combien le petit monde du Mercure était parcouru de haines obscures, de petits
intérêts, de grandes ambitions dévorantes qui n’ont parfois pour origine que la nécessité
d’avoir son cachet et de s’assurer, coûte que coûte, une fin de mois moins misérable. Alfred
Vallette n’avait pas tort de se plaindre du manque d’amitié, de cohésion, entre les membres du
Mercure : « On nous a traité de cénacle ! Il n’y a jamais eu aucune intimité entre nous
tous. Nous ne savons rien les uns des autres. » Lui-même côtoyait , depuis la création du
Mercure de France, Dumur et Gourmont, sans rien savoir d’eux, sans vraiment le regretter.
On se croisait aux casiers du courrier, guère plus souvent.
Mais voici venu Paul Léautaud.
Il ne doute de rien, il est jeune, la trentaine, pour lui, Hérold est un « vieux » (42 ans).
Fontainas est un « mort vivant », un « raté », Mockel « encore un de ces individus qui n’ont
rien fait, qui ne feront jamais rien, écrivains de cénacle, que Le Mercure traîne avec lui
comme des boulets… »
Léautaud est persuadé être doué en tout, il se sent possédé de l’ « esprit français »,
caustique, observateur et analyste incisif des défauts d’autrui. Il a le verbe haut, a des
formules cinglantes, ne voit sur son chemin que des médiocres, des gens qui occupent leur
place indûment, il sait faire, il saura faire, car il est le meilleur par essence. Partout les miroirs
lui renvoient l’image qu’il s’est fait de lui, un Stendhal autrement plus alerte, plus fin, plus
206
rapide, plus concis, pense-t-il. Il est le meilleur. Et il fait don de sa personne au Mercure de
France !
Il revendique, comme un dû, d’être admiré à sa seule mine car, s’il parle beaucoup, il
écrit peu. Toute résistance, toute réticence est signe patent de jalousie. Son ingratitude est
colossale et il l’affiche sans vergogne. Remy de Gourmont, qui lui a ouvert les portes, selon
lui, ne serait « pas si extraordinaire que cela », Vallette qui lui ouvre les colonnes du journal,
pour Léautaud, au fond, n’est, qu’un fonctionnaire tâcheron un peu naïf qui n’a pour seul
mérite que de croire en lui, Léautaud, ou du moins, s’en est-il persuadé. Quand il le trouve
trop faible, il l’appelle alors « Monsieur Rachilde »….
Rachilde, avec sa solide sagacité, qui n’est pas dupe de son exubérance, et pour qui
l’âme basse et calculatrice de Léautaud est transparente, le déteste en réalité. Ils se haïssent
autant l’un et l’autre, mais tous deux aiment les chats.
Léautaud a besoin de quoi vivre, Hérold, moins, car il a sa fortune personnelle. C’était
déjà un reproche que lui adressait Pierre Louÿs, qui dépensait à tout va, très souvent par pure
générosité, d’ailleurs (Louÿs ne donna-t-il pas en 1891 aux sinistrés de l’Ardèche ? Alors que
je n’ai pu trouver le nom des Hérold dans la liste des donataires publiée par Le Temps…).
Léautaud demanda à Remy de Gourmont d’agir, pour qu’il ait une rubrique à 20 francs
le compte rendu :
« … Oui, mais laquelle ? Des deux mal tenues, les poèmes et les théâtres, et je pourrais tenir,
ce sont justement des vieux du Mercure qui les occupent, Quillard et Hérold. Les remercier
est bien difficile et délicat. » Et le lendemain Gourmont en parle à Vallette.
Il est vrai que ni Ferdinand Hérold, ni André Fontainas ne furent des critiques de
théâtre agréables à lire, avec qui l’on s’amuse ou avec qui l’on apprend. Louis Dumur confia à
Léautaud quelle était la recette « idéale », selon lui, pour réussir une rubrique au Mercure de
France : une grande liberté de penser et un peu d’agressivité, « on ne se fait lire qu’à cette
condition… » Paul Léautaud retint la leçon et Henri Béraud, qui eut aussi la rubrique théâtre
du Mercure, plus encore. Alfred Vallette n’était pas loin de penser comme Dumur. Les
«bénisseurs» ne se font pas lire, disait-il, visant Hérold comme Quillard ou Fontainas, « les
critiques qui disent du bien de tout, uniformément, et qui préfèrent ne pas parler des ouvrages
ou des pièces dont il faudrait dire du mal, personne ne les lit ». Comme Hérold ou Quillard se
sont éloignés du « devoir d’irrespect » de leurs 25 ans !
Désertion du premier des trolls
Ainsi Léautaud souffla la place à la chronique dramatique du Mercure à André
Fontainas qui la tenait tout juste de Hérold. En septembre 1907, Léautaud se faisant appeler
«Maurice Boissard», « un vieux monsieur, ami de Hérold » s’amusait-il à faire croire, et le
207
remplaçant. Cet anonymat créa des rumeurs bien désagréables pour Ferdinand. Ainsi HenriAlbert Haug fut persuadé que Hérold avait imposé « une des ses créatures » (« un vieux
monsieur placé par Hérold »), une créature venue d’on ne sait où (Haug n’aimait ni la FrancMaçonnerie ni la Ligue des Droits de l’Homme)… et Haug de se consoler à la grande joie de
Léautaud : « il a l’air de connaître autrement son théâtre que Hérold…». Léautaud manque
d’élégance, il oublie qu’il y a des limites et finit par excéder Vallette qui reste reconnaissant à
l’égard de Ferdinand pour de précieux soutiens jadis aux premiers pas du Mercure de France.
Le mercredi 15 mai 1907, Pierre et Edmée La Chesnais dinèrent chez le couple
Fontainas, réconcilié un peu pour l’occasion. On évoqua ceux du Mercure de France. Alfred
Jarry qui allait mal…
En septembre 1907, maintenant, Jarry va très mal. Ses orteils font irruption de ses
chaussures en guenilles note Tailhade.
Depuis quelques mois, Jarry ne feint plus : son parler est réellement saccadé et ce n’est
plus feint. Son sourire automatique se déclenche d’un coup, traversant la face, soutenu par un
regard fixe et tragique. Gide remarque combien Jarry est devenu un automate, « un
personnage (…) résolument factice et en dehors de quoi plus rien d’humain en lui ne se
montrait [qui] exerçait au Mercure (en ce temps) une sorte de fascination singulière. »
Un soir, en sortant du Mercure de France, Alfred Jarry demanda à Hérold d’aller au
café avec lui. Il avait une lettre à écrire à sa sœur. Une fois assis, Jarry tend son brouillon de
lettre pour que Ferdinand en corrige les fautes si jamais il y en avait… Hérold se pencha sur le
texte et eut le cœur serré à la lecture de ce qui s’étalait sous ses yeux. C’était un texte
incompréhensible fait de mots jetés pêle-mêle, certains même inachevés, l’écriture heurtée,
déchiquetée…
Jarry est donc irrémédiablement fini pensa alors Hérold avec douleur.
Le 29 octobre, Vallette contacta Fontainas : « Le Père Ubu ne tient plus debout, et j’ai
rendez-vous chez lui à 10 heures, avec le docteur Saltas pour tenter de le décider (il a déjà
accepté d’ailleurs) à entrer à la Charité d’où il est extrêmement probable qu’il ne sortira pas
vivant… »
C’était une de ces périodes où Jarry s’enfermait dans sa chambre, la Grande
Chasublerie, seul avec lui-même et son monde : « se cuitant quasi tous les soirs, faisant
tourner des toupies, donnant des lois passagères à la pensée … » résumait-il.
Le 30 octobre 1907, Vallette et Saltas sont donc montés voir à sa chambre, 7 rue
Cassette. Ils se firent ouvrir la porte par un serrurier. Alfred Jarry n’avait pas mangé depuis 2
jours, il verbigère. Il ne sait plus qui il est, ni où il est.
Aussitôt ils le font transporter aux urgences du service du professeur Roger, à l’hôpital
de La Charité, rue de Rennes. Diagnostic : état comateux. La surveillante de garde, madame
Demilleville le prit pour un « pilon », un ces malades chroniques qui vont de bistro en bistro,
dorment dans des abris de fortune, et qui, à l’approche de l’hiver, quand le froid ou la faim les
tenaillent, viennent se « retaper » à l’hôpital, pour en ressortir, nourris, nettoyés et habillés.
Jarry attendit le lendemain, sans guère de soins, il était d’une pâleur cireuse, les
pupilles dilatées, fiévreux, obnubilé, essoufflé, incontinent.
208
Et le lendemain, entouré des internes, des externes, des stagiaires et des roupiots35, le
professeur dressa le tableau du patient, au pied de son lit de la salle commune, le numéro 28 :
éthylisme chronique avec hépatomégalie, syndrome pyramidal, signe de Babinski bilatéral,
polynévrite des deux jambes, confusion mentale, dyspnée, anémie, dénutrition.
Quand vint dans la salle Laennec le docteur Saltas, l’exaspérant médecin de Jarry,
exubérant comme une tornade, il se révèle que personne ne savait encore qui était Jarry que ce
soit le professeur ou le dernier des roupiots…Vinrent à son chevet les amis, dès le 30 octobre,
Claude Terrasse, Franc-Nohain, Pierre Quillard, Ferdinand.
Ainsi mourut, à 34 ans, Alfred Jarry, après avoir demandé - dans une sortie du noir un cure-dent comme quasi dernière volonté, le 1er novembre, à 16 heures 30. Il n’avait sur lui,
seulement, que ses papiers d’identité usés, 20 francs 50 et une montre en fer blanc. Vallette,
avec les amis du Mercure de France, se chargea de financer les obsèques. Et le 13 janvier
1908, étaient hypothéqués, à Laval, au profit de M. Dubois, charron-forgeron, demeurant au
Plessis-Chevret (Seine et Oise) pour 1212 francs 77, le « Tripode », prix de la construction,
aux Bas-Vignons, commune du Coudray-Monceaux, de ce lieu de villégiature du créateur
d’Ubu Roi. Le Tripode devait son nom au romancier H.G. Wells auquel Davray l’avait initié,
un vaisseau spatial…
Les cabaretiers du Coudray restèrent avec leurs créances impayées.
Dans son immeuble cossu, 1 avenue Bel Air, plus vaste que le « Tripode » et la
« Grande Chasublerie » réunis, Noémie Révelin pensait à son 25 décembre. Sur-occupé par
ses tâches militantes, Louis Révelin est incapable de savoir si c’est demain 26 qu’ils vont
dîner avec les La Chesnais ou non. Noémie est prise par un nombre incalculable d’autres
mondanités. Elle remet cela au deuxième jeudi de janvier. D’ici là elle ira voir Edmée un
mardi, car le mardi est le jour d’Edmée. Finalement, le 14 janvier, Noémie Révelin annule
son rendez-vous de ce vendredi avec Edmée et Marguerite Hérold, elle le remet au vendredi
d’après. On se croise et on se rate. Les mondanités battent leur plein.
Moréas-Euripide-Hérold
Gide assiste, le 13 février 1908, au théâtre de l’Odéon, à l’Electre d’Euripide, traduit
par Hérold. La pièce est dédicacée par Ferdinand à André Antoine. Il y eut 5 représentations
et Stoullig, dans ses Annales, n’en dit pas un mot, mauvais signe… Léautaud, qui est donc
critique théâtral en titre au Mercure de France confia son embarras à Hérold d’avoir à parler
d’une pièce qui ne lui disait strictement rien. Et voici, toujours sous le pseudonyme de
Maurice Boissard, ce qu’écrivit Léautaud dans le Mercure :
35
Le roupiot ou roupiou était un étudiant en médecine en début de premier cycle qui, en remplaçant un externe,
pouvait prendre pied dans un service hospitalier.
209
« J’ai vu jouer à l’Odéon une excellente traduction de l’Electre d’Euripide. Je dis
excellente, parce que j’ai toute confiance en M. Ferdinand Hérold, humaniste consommé.
Quant à aller m’en rendre compte moi-même, n’y comptez pas. D’abord je ne sais pas le
grec. Ensuite, rien n’est plus loin de moi que ce théâtre d’instinct et de superstition
mythologique qui n’a rien d’humain. J’ai même peine à goûter, tant ma répugnance est forte,
la peinture des mœurs qu’il peut offrir. Je ne cacherai même pas, au risque de faire une
transition un peu vive, que j’englobe dans la même antipathie notre grand Corneille, si
national et si admiré. Cet héroïsme de théâtre, les sentiments ampoulés, ce culte d’un point
d’honneur qui va jusqu’au reniement de tout amour filial ou sentimental, tous ces grands
mots et tous ces grands gestes m’ont toujours déplu souverainement. »
L’intérêt principal de la pièce était la conférence préalable de Jean Moréas. Moréas
fut pathétique comme l’Auguste du cirque qui fait son dernier tour de piste. Le public lui était
pourtant acquis ; il fut, à la fin, très applaudi, et le conférencier dut revenir plusieurs fois
saluer. Cette scène a été décrite un peu différemment et avec une magistrale sévérité par Gide:
« 13 février.
Eté entendre avec Eugène Rouart la conférence de Moréas à l'Odéon - précédant une
représentation de l'Electre d'Euripide mise en prose par Ferdinand Hérold (…). La voix de
Moréas, belle dans un salon ou dans un café, restait sourde, monotone et pompeuse. N'ayant,
en vérité, que peu d'idées, la peur de manquer de fonds lui fit embrasser le plus d'objets
possible, il vida au hasard tout son sac, ne parla que peu ou point d'Electre ou d'Euripide,
mais de Corneille, de Shakespeare, de Nietzsche, de Malherbe, d'Aristote, d'Otway, de
Voltaire, etc., etc. - se contentant de lire, le plus souvent, d'anciens articles de La Gazette,
dont je me souvenais assez pour reconnaître des phrases et des suites de phrases. Ce qui,
dans ces articles, m'avait paru fin et discrètement dit, ne portait pas, et, malgré ma meilleure
volonté, je n'y trouvais plus de saveur. Nombre de spectateurs sortaient livre ou journal ;
quelques-uns, bruyamment, plaquèrent. Il s'en fallut de peu qu'on ne chahutât.
Partis peu après le lever du rideau, exaspérés par le débit pâteux et le jeu sans art des
acteurs.
Les points d'un discours ont du bon ; besoin de savoir où on en est.
Ce n'est point le sujet que Moréas épuisait ; c'était lui-même. On sentait qu'il disait tout, et
que, passé cela, il ne lui restait rien à dire … »
Le 9 mai 1908, Hérold et sa femme, rayonnants de bonheur, s’invitent chez les La
Chesnais, ils viennent avec du pâté. A cette époque Vallette pense confier à Pierre La
Chesnais la rédaction d’un Jaurès pour la collection « Les Hommes et Les Idées ». Les La
Chesnais habitent désormais 4 rue Marguerin, après avoir habité 6 ans au numéro 4 de la sente
des Grés à Sèvres… (Ses vieux parents habitaient 21 rue du Cherche Midi).
On parle surtout de Gabrielle…Car André Fontainas, manifestement pour respirer un
peu, s’est réfugié à la Villa Faubert à Vichy.
On parle aussi de la passion de Vallette pour la mécanique des automobiles et de celle
de Rémy de Gourmont pour le cinématographe. On parle de Pierre Louÿs qui a si brutalement
changé, à présent empâté et bedonnant, usé par l’alcool, le tabac et la cocaïne, si loin du jeune
homme svelte qu’il était il y si peu de temps. On parle de l’agonie de François Coppée
entouré de prêtres, de Déroulède et de Drumont. On parle de l’échec d’Henri de Régnier à
l’Académie Française et de l’article du Temps sur les « Timbrés du Symbolisme ». On s’amuse
de la lettre naïve de Barrès arrivée à la réception du Mercure de France accompagnant le
210
manuscrit d’un de ses cousins : « Ce roman ne vaut ni plus ni moins que « Sous l’œil des
barbares » …
Finalement Coppée rendit l’âme. Les obsèques à Saint-François Xavier, le 26 mai,
furent grandioses. Au Mercure, Hérold croisa Léautaud, blafard et mal rasé, qui lui lança
goguenard : « Eh bien, vous n’avez pas été aux obsèques du Père des Poètes ? »
Ahurissement muet et regard vaguement hostile de Ferdinand.
«- Coppée ! » sentit nécessaire d’ajouter Léautaud. Comme si Hérold avait pu penser
honorer l’ancien président de la Ligue des Patriotes…
«- Qu’est-ce que voulez que j’y aille faire ? Je n’avais rien de commun avec cet
individu ! »
Alfred Jarry avait été moins abrupt dans sa détestation de François Coppée, il fit courir
le bruit d’ « une sale affaire » -évidemment peu plausible- entre Edmond Rostand et Coppée.
Les inculpés, développait-il, ne s’étaient pas montrés -et c’était tout en leur honneur- «fermés
aux beautés de l’art antique», ils étaient par conséquent parfaitement aptes à en ouvrir la voie
à ces plaisirs aux juges concernés… ce qui pouvait faire un bel outrage à magistrats virtuels.
En mai 1908, André Fontainas était donc parti subrepticement à Vichy… Gabrielle, de
moins en moins madame Fontainas, invita les La Chesnais :
« Samedi matin,
Ma chère Edmée,
Je pense que Pierre tout à fait remis ne redoute pas les sorties du soir par ce temps enfin
devenu chaud, aussi nous espérons bien que vous consentirez à nous faire le plaisir de venir
dîner, tous les deux, mercredi prochain 15 mai à 7 h ½ - bien entendu sans façon – André
partira bientôt après pour Vichy, il est fort ennuyé de cette perspective.
A mercredi, n’est-ce pas ?
Bien à vous deux ;
Gabrielle Fontainas »
Peu après, Paul Valéry écrivait à Fontainas qui coule des jours paisibles en cure ce
petit mot, vaguement ironique :
« Votre femme vient souvent savoir des nouvelles. Je la remercie par vous – ici je ne fais que
l’entrevoir.
Mais à Vichy, que faites-vous ? Est-ce par précaution ou riposte ? J’espère que c’est
hygiène pure -… »
211
Léautaud et Hérold
L’été 1908, Hérold le passa à Lapras, en partie avec son beau-frère André Fontainas,
revenu de son long séjour de cure à Vichy. C’est à Lapras que Fontainas apprend que,
finalement, Léautaud jette l’éponge et lui cède, avec l’accord de Vallette, la chronique
dramatique du Mercure. Léautaud entend se consacrer à la littérature. En fait Léautaud
s’enferme de plus en plus dans son journal, l’amour des chiens et des chats, la misanthropie et
le ressassement de son abandon par sa mère.
Mais Léautaud, surtout, ne veut pas être humilié par un retour de Hérold dans les lieux
d’où il l’avait chassé. Ce n’est pas de la qualité de sa chronique dont il redoute la mise en
cause, car Léautaud sait qu’elle fut appréciée, mais il lui insupporte l’idée d’un retour de
Ferdinand dans le monde du théâtre où il serait fêté comme un habitué de toujours, lui qui
était resté étranger à ce milieu, solitaire dans son fauteuil comme un bernard-l’ermite. Il allait,
d’ailleurs, aux spectacles à reculons… S’il avait voulu quitter sa rubrique, c’est qu’aussi, il en
avait assez de « ces soirées passées au théâtre » ...
Pendant que Fontainas est à Lapras à se préparer à sa nouvelle tâche, Vallette, faute de
place dans les locaux du Mercure met au pilon 26 300 volumes dont beaucoup de Hérold et de
Fontainas…
De retour tôt à Paris, Hérold, début septembre, se rend au Mercure, Vallette est
enfermé dans son bureau.
« - Il est avec qui ? » demande Hérold.
« - Avec Gregh. Il voudrait bien s’introduire au Mercure, Gregh. Oui, il a même une
rubrique qu’il guette…» lui répond Morice.
« - Ah ?
- Oui. Il a demandé à Vallette la rubrique des poèmes ! »
Cela fit sourire Hérold :
« - Oh ! Oh ! La rubrique des poèmes ! D’abord, Quillard n’est pas prêt à
l’abandonner. Cela je le sais ! Puis, il y a un autre candidat, depuis longtemps…
- Un autre candidat ! … Qui ça ?
- Moi ! », répliqua André-Ferdinand, en plastronnant, assez épanoui et pas mécontent
du tout de son effet.
On verra comment quelques mois plus tard ni Gregh ni Hérold n’eurent la rubrique et
comment Vallette imposa Georges Duhamel.
Mardi 19 janvier 1909, le groupe Vers et Prose qui est réuni à la Closerie des Lilas est
en ébullition. Les poètes qui figurent dans l’anthologie de la poésie contemporaine de
Léautaud qui vient de sortir fulminent à cause de la façon dont ils ont été traités, ceux qui n’y
sont pas sont furieux de ne pas y être… Royère fulmine, il trouve que Léautaud crache un peu
trop dans la soupe de auteurs qui, pourtant, sont ceux qui lui apportent des côtelettes pour ses
212
chats. Moréas se plaint de coquilles dans ses vers qui ont été présentés, mais à la réflexion se
ravisa et se demanda si les fameuses coquilles n’étaient pas déjà dans l’original. Mais
Ferdinand, de son côté, n’avait pas de raison de protester « Poètes d’Aujourd’hui, morceaux
choisis » non seulement le cite, mais plutôt aimablement avec un portait flatteur (« tout à la
fois un érudit, un savant et un poète »).
Lundi 8 février 1909, cette fois-ci le prince des poètes qui meurt s’appelle Catulle
Mendès. Mort atroce. Il est tombé de train après une soirée trop arrosée, croyant le train arrêté
alors qu’il décélérait pour entrer dans le tunnel de Saint-Germain. Il meurt broyé. Mendès,
sagace découvreur de talents, avait mit le pied à l’étrier à Ephraïm Mikhaël et à Alfred Jarry.
Vallette, au Mercure, fit son éloge : « C’est toute une époque qui s’en va, et une
époque qui valait fichtrement mieux que le nôtre. On peut dire de Mendès tout ce qu’on
voudra, le traiter de commis-voyageur littéraire, d’impresario du Parnasse, ce qui ne serait
que reconnaître qu’il a été un chef, qu’il a su grouper, dominer des gens, les mettre en
vedette, les faire connaître. Il a vraiment aimé les lettres, jusqu’au bout, et comme on ne sait
plus les aimer aujourd’hui. J’en sais quelque chose. Je le vois tous les jours. »
Mais personne ne veut faire un article sur Catulle Mendès. « Enfin, nous aurons
l’article d’Hérold ! » se consola Vallette. Léautaud imagine la scène : « Et je vois Hérold,
écrivant son affaire avec son air grave. Ah ! Ce n’est pas Ferdinand le Noceur. » Il n’était
évidemment pas question d’un article d’Henri de Régnier qui le détestait….
Alfred Vallette est un peu cruel quant à la collaboration de Ferdinand. Il le trouve bon
ami, mais un peu terne. A présent Hérold, comme le dira l’académicien Robert de Flers, fait
figure de « quelque chose comme un grand prêtre en retraite… » Ferdinand a même donné au
cours de l’année scolaire 1906-1907 un cours à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes Sociales,
intitulé « Histoire de la Poésie Symboliste », aussi ne faut-il pas s’étonner que l’on fasse appel
à lui, le sachant disponible et « apôtre du culte disparu du Symbolisme ».
Le 16 février 1909, donc, le poète Saint-Pol-Roux annonce à Gustave Kahn qu’à la
conférence prévue avec lui, il y aura Georges Lecomte, président de la Société des Gens de
Lettres, cependant « aux fins politiques de masquer une défaillance de première ou de
dernière heure » (Richepin ou Régnier), Saint-Pol-Roux réserve de côté deux poètes qui
aiment bien Kahn, il pense à Mauclair, Fontainas ou Hérold. Et selon Le Comte « ils feront
bonne figure » …
André Fontainas et Ferdinand Hérold semblent désormais unis dans une même caste
des seconds couteaux de la poésie…
Le mardi 13 avril 1909, la rupture de Jules Renard avec l’équipe du Mercure de
France est consommée. Il a vendu toutes ses actions. Il avait déjà donné sa démission
d’administrateur en janvier, tout cela, à cause d’un article critique de Rachilde sur son dernier
roman, Ragotte. Il s’en explique à Maurice Pottecher :
« … Lisez dans le Mercure [du 16 janvier] une note signée Rachilde, sur Ragotte.
Stupéfait, je me suis révolté. Articles de commande !
Rachilde, par un bout de carte, m’explique qu’elle est sûre que je n’ai rien demandé, mais
qu’il y en a quelques-uns qui se l’imaginent et le disent. Admirable !
Ainsi finit une camaraderie de vingt-cinq ans !»
Vallette est furieux des mesures des rétorsions prises par Renard :
213
« Non, non, ils sont comme cela quelques-uns que je retiens. Il y a Renard, il y a Louÿs, il y a
Maeterlinck. C’est pour cela que je ne veux pas écrire l’histoire du Mercure. C’est pour cela
que je ne l’écrirai jamais. C’est parce qu’il faudrait dire comment ils se sont conduits, et qu’il
vaut mieux ne pas le dire. Comment, un homme qui a épousé une femme riche (Jules Renard),
qui a mis trois sous dans le Mercure, qui ne s’y est jamais intéressé. J’ai jugé Renard du jour
qu’il est venu me dire qu’il ne pouvait rien nous donner parce qu’on lui payait sa copie à
l’Echo de Paris. Voulez-vous que je vous dise ce que c’est que Renard ? Je ne lui en veux pas
pour cela. Il est ainsi. C’est sa nature. Il est même plutôt amusant. C’est un paysan parvenu,
un homme qui n’était pas né foncièrement pour vivre dans le milieu où il est arrivé. Un
parvenu, c’est bien cela, et qui est resté, au fond, un paysan. Ah ! La, la, ne me parlez pas de
ces gens-là, des gens qui nous ont lâchés dès qu’ils se sont sentis connus au boulevard.
Parlez-moi de gens comme Gourmont. Il a longtemps donné sa copie pour rien, Gourmont.
On n’a commencé à payer qu’en 1896, je crois. Regardez les numéros du Mercure avant.
Regardez ce qu’a donné Renard ! Et cet imbécile qui vient se fâcher parce que Rachilde a dit
un petit mot désagréable sur un de ses livres. Un parvenu, je vous dis, un parvenu… »
Mai 1909, André Fontainas a pris ses habitudes. Il est de nouveau à Vichy. Il respire.
L’épouse, de son côté, fulmine et parcourt les mondanités parisiennes.
Le 22 mai 1909, Hérold fait jouer sa pièce Maisonseule au nouveau Théâtre d’Art,
Philippe de Maisonseule est joué par Henri Beaulieu… on baigne dans l’anticléricalisme. On
y sent des relents de l’abbé Prout de Ranson. Ferdinand dédicaça sa pièce à Octave Mirbeau.
Hérold et La Chesnais perdent un peu la tête dans leur chasse au fait religieux. Rejet et
fascination ; La Chesnais, en ce même mois de mai 1909, veut en savoir plus sur Ibsen et la
religion, il va en faculté protestante, il se fait éconduire poliment par un pasteur qui le juge
«libre penseur déclaré».
Vendredi 27 novembre 1909, Hérold et Quillard veulent fêter le 300e numéro du
Mercure de France, avec banquet, comme de coutume, discours vibrants inclus. Refus de
Gourmont, Dumur et Vallette. Vallette ne veut pas non plus de la petite fête intime que les
deux amis comptent faire en son honneur…
C’est un peu une manie d’Hérold ces banquets commémoratifs et il ne se résout jamais
à abandonner au premier refus. Cela remonte à bien dix années comme en témoigne ce
passage d’une lettre de Pierre Louÿs à Vallette qui remonte au 23 mars 1898 : « Hérold me dit
que vous avez décliné pour la seconde fois mon idée de banquet Vallette. Je ne regrette pas
d’avoir insisté, parce que la nouvelle de votre refus va maintenant se répandre et ce sera
encore meilleur pour vous que si vous aviez accepté – Ainsi tout va bien. Votre dévoué P.L. »
214
La désertion de Moréas
En 1910, l’Alliance Républicaine se prépare pour les élections, «pour une république
ordonnée et vraiment libérale, respectueuse de tous les droits, anticléricale et
antinationaliste». Caillaux en est vice-président, Adolphe Carnot est président, il y a Paul
Deschanel, Raymond Poincaré…
Ces élections seront un triomphe pour les radicaux-socialistes.
L’événement de l’année pour ceux qui avaient vingt ans il y a vingt ans, ce fut la mort
de Moréas.
Le 31 mars 1910, la mort de Moréas sonne la fin d’un monde… Oui, la fin d’un
monde, car la génération de mardistes de Mallarmé avait, finalement, mieux connu Moréas
que Verlaine. Tous l’avaient approché et la plupart comme Ferdinand avaient travaillé avec
lui.
Tous les Symbolistes connaissaient par cœur les vers les plus fameux de
«Matamoréas» dont les célèbres du Pèlerin Passionné :
On a marché sur les fleurs au bord de la route,
Et le vent d’automne les secoue si fort, en outre.
La malle poste a renversé la vieille croix au bord de la route,
Elle était si pourrie, en outre.
L’idiot, tu sais, est mort au bord de la route,
Et personne ne le pleurera, en outre…
Valéry, qui accompagne Moréas au crématoire, sourit, il trouva la situation absurde et
comique : « qui aurait dit que Moréas finirait comme un cigare ? ».
Ailleurs aussi la vie ne continue pas. Le 26 avril 1910, c’est un tour de Björnstjerne
Björnson de déserter, il meurt à Paris. Il avait été surnommé le « Victor Hugo » norvégien.
Au même moment, Albert Thomas propose au « citoyen » La Chesnais de rendre visite au
citoyen Rosnoblet. C’est à dire Achille Rosnoblet, mari d’Hélène, les deux actionnaires
principaux de l’Humanité… C’est l’éternelle question du financement un peu secret du
journal. Les Rothschild que l’Affaire Dreyfus a inquiétés font transiter des fonds par Hélène
Schutzenberger et Achille Rosnoblet.
215
Dimanche 22 mai 1910, une conférence de Pierre La Chesnais
Depuis octobre 1909, l’Union pour la Liberté, présidée par Paul Desjardins donne,
chaque mois, dans le cadre de ses Libres Entretiens, des conférences sur la réforme électorale
en cours. La Chesnais y est très présent et, le dimanche 22 mai 1910, il a été chargé d’exposer
les « conditions d’une représentation nationale exacte et complète ».
Cela se passe dans un hôtel particulier désaffecté de la rue Visconti. L’hôtel de Ranes,
en plein quartier de Saint-Germain des Près. Une splendide porte cochère du XVIIe siècle
conduit à une vaste salle du rez-de-chaussée. C’est le local des conférences, les murs sont
tapissés de livres en rayonnages, jusqu’à mi-hauteur ; au dessus, il y a des gravures et des
portraits de vénérables figures qui ont mérité du Positivisme. Au milieu, une grande table
entourée de deux rangées de chaises. Le public va de l’étudiant vêtu de velours au vieux
professeur chenu et digne. Ce jour-là Charles Gide, oncle de l’écrivain, a présenté Pierre La
Chesnais aux nouveaux, La Chesnais et son « travail de bénédictin » dit-il : ses statistiques
sur les élections récentes des 24 avril et 8 mai 1910 (« bénédictin », c’est curieux, c’est le
même mot qui viendra aux lèvres de Noémie Révelin pour qualifier Pierre…).
La réunion a commencé à 4 heures et demie précises. La Chesnais fait son exposé,
avec méthode et clarté, sans un mot de trop : aux dernières élections, on l’a bien vu, les
électeurs ont accordé leurs voix à leur candidat « que tout simplement ils savaient pouvoir le
mieux tenir dans leur main… et je ne crains pas de vous signaler ce mouvement comme
l’indice d’une direction fortement caractéristique de l’esprit nouveau du corps électoral … »
Dans l’assistance il y a un auditeur qui soulève une objection : la représentation
proportionnelle ne peut-elle pas nuire à l’indépendance de l’électeur vis-à-vis du député ? La
Chesnais fait signe qu’il ne comprend pas. L’homme s’explique : cette forme d’élection va
contraindre, forcément, les partis à réagir avec plus de force en imposant une discipline plus
sévère à ses candidats. Mais La Chesnais est un optimiste, il croit au vent de l’histoire qui
souffle toujours dans le bon sens, le peuple maintenant souhaite de plus en plus participer aux
affaires publiques, on ne peut plus le berner, il veut contrôler son député, faire de lui le simple
représentant chargé de réaliser au mieux ce que souhaitent ses mandataires.
En guise de conclusion, tout en rangeant ses innombrables documents, La Chesnais
termine par un solennel : « nous marchons, en effet, à grands pas vers le Gouvernement
Direct… Régime de l’avenir… »
Cette scène, prise sur le vif, est racontée dans « Que notre règne arrive », ouvrage de
Jean Lhermitte, un commerçant heureux en affaires mais malheureux en politique. Un peu
Don Quichotte, un peu philanthrope, il s’était présenté dans la circonscription de la Place
d’Italie à Paris. Il n’avait recueilli que 403 voix. Il était sorti de la mairie du XIIIe
arrondissement comme assommé, seul sur le parvis, dans une nuit noire dans un vent vif et
glacé. Ses pas l’avaient mené boulevard de l’Hôpital, il avait longé les grands murs de La
Pitié et de La Salpêtrière, et s’était retrouvé accoudé au parapet de la Seine : « en face de moi,
216
le Pont d’Austerlitz, massif et lourd, barrait la vue ; ses réverbères flamboyant se reflétaient,
la tête en bas, dans le fleuve, en un miroitement hachuré par l’ondulation de l’eau. Puis, voilà
tout à coup que les réverbères sur le pont, avec leurs feux ternis, me parurent vacillants et
déchiquetés, eux aussi : ma vue s’était obscurcie, je me sentais terriblement oppressé, et n’y
tenant plus, je m’abandonnai à mon chagrin comme un enfant. »
Après la conférence, il est, certes, toujours un peu mélancolique, la défaite lui a été
dure, mais il a réfléchi : « dans cet hôtel séculaire, en ce cadre imposant, il me parut que
l’acoustique d’une cathédrale me renvoyait, comme un écho de ma campagne, les derniers
mots de l’orateur : Gouvernement Direct, régime de l’avenir… »
Pioch nous livre des secrets de cette fameuse campagne électorale de 1910 : 3 francs
pour celui qui, au meeting, applaudit, 5 francs pour celui qui pose une question valorisante au
candidat, 12 pour qui fait le coup de poing, si nécessaire !
Quant aux élections elles-mêmes, elles furent un incontestable succès pour les
Radicaux-Socialistes, les Conservateurs n’eurent que 6 élus, ils en auraient eu 127 avec la
proportionnelle ! On comprend les hésitations des gagnants maintenant à l’appliquer…
Avec Ferdinand à Mauves
Eté 1910, les La Chesnais sont partis en Angleterre chercher un collège où placer leur
fils Claude. Ils se livrent aux plaisirs de la photographie. Edmée aime cela depuis longtemps,
c’était un point commun qu’elle avait partagé avec Pierre Louÿs, avec Henry D. Davray qui
leur écrivait : « …Et la photo, ça marche ? J’en f’sons aussi – mais ça coûte cher… »
Edmée fait sécher les photographies sur un drap dans le salon, il en est presque
couvert. Elles seront collées après. Les Hérold sont allés à Mauves, promenades le long de la
Loire, baignades. Envois de cartes aux amis, pour madame Petit, rue de la Mairie à Ablon,
c’est une photographie du lieu-dit les Coteaux avec la Grotte du Faux-Monnayeur, et une
formule lapidaire : « Souvenirs de nous tous » …
« Dimanche,
Reçu la carte postale avec carte de Portsmouth. Tu vas chercher à Gosport et passer quelques
jours chez Alice pour te donner du temps Ici Marguerite [Hérold] va mieux. Promenade avec
elle hier. Elle m’a parlé de toi et de l’histoire d’Yvonne, et des potins sur le service chez elle,
qui auraient existé entre Miss, Yvonne, Lucie, etc., en sorte que Marguerite n’aurait plus
voulu d’Yvonne, même si tu ne te l’étais pas réservée. Elle a aussi dit que tu n’avais d’abord
217
rien dit, lorsqu’elle t’avait formellement demandé de t’accorder la priorité, avant Mme de
Rialle, en sorte qu’elle a été ennuyée, et a trouvé qu’il y avait de ta part un léger manque de
franchise à ne pas lui avoir dit plus nettement que tu ferais le possible pour te la réserver. Tout
cela exposé très amicalement, et en forts bons termes. Elle m’a aussi parlé longuement de
Miss, de son état quand elle est venue à Mauves, de ses changements d’allure et d’attitude,
etc., et elle n’en a pas fait précisément fait l’éloge.
Toute la famille Rigaud, vue dans son cadre, est vraiment agréable, et ils ont de bien grandes
qualités, communes à tous : ils ont une rare distinction naturelle dans la conduite et les
relations, du tact, nulle vulgarité. J’aurais joui de cela, autrefois, sans m’en rendre compte.
Claude y viendra sans doute (je le crois) mais pour le moment souvent à faire le contraire –
jeu que Miss lui a appris, non parfois sans notre encouragement.
On va faire une partie de crocket.
Embrasse
P. »
(Dimanche 10 juillet, [1910], Mauves sur Loire, lettre de Pierre La Chesnais à Edmée La
Chesnais)
« …Nous allons déjeuner tout à l’heure à Nantes chez François. Nous passons d’agréables
journées avec parties de boules, de croquet ou des quilles, et une petite promenade tous les
jours. Il fait beau. On déjeune et dîne dans le jardin.
Dimanche, avec les François, deux jeunes filles de Nantes (celles qui sont nues, plus jeunes,
sur les photographies de la bande en Loire) et autres hôtes. On était une douzaine à table sans
les enfants. Le soir, souvent, une partie d’aluette (jeu de cartes local).
Et je voulais écrire ici au moins mes lettres scandinaves, je n’en ai pas écrit une ligne !
Miss a dû t’écrire, mais elle n’a pas vu Jean, elle en a eu seulement des nouvelles. Je le verrai
en arrivant à Paris.
(…) »
(12 juillet)
« Hier, mardi, journée passée à Nantes, déjeuner chez François avec la mère Rigaud, Angèle
et Ferdinand [Hérold]. Moules, langouste, champagne, etc. Visité l’exposition bretonne où
Marguerite [Hérold] a envoyé un pastel. Journée assez fatigante. Pendant que nous étions au
sec à Nantes est tombée sur Mauves la première pluie depuis que je suis ici. Aujourd’hui, il
fait beau.
Demain soir, je pars. J’aurai passé ici une semaine fort agréable, et ce milieu Rigaud est très
sympathique.
Lettre de Bojer aujourd’hui (…) »
(13 juillet)
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La solitude d’André Fontainas
Rentré de Weggis, près de Lucerne, ayant laissé son fils Ferdinand à Saint-Cergues en
Haute-Savoie, station climatique pour les longues maladies, André Fontainas écrit à Edmée :
« Paris, 13 septembre 1910,
Mon excellente et chère amie,
Tout d’abord que je vous dise la joie, le bien que vous m’avez fait par votre simple, cordiale
et enjouée lettre. J’ai voulu vous le dire tout de suite, et, n’ayant pas le temps d’écrire une
longue lettre, je vous ai envoyé la carte-postale que vous avez reçue, je suppose. Je suis fier et
heureux de cet encouragement, de cette confiance que je trouve en vous, en Marguerite aussi,
- dois-je vous dire en qui encore, mais ce n’est pas de point en point la même chose, vous le
savez !
C’est une chose inouïe, c’est une chose triste d’ailleurs que, si environné de bonnes amitiés
féminines, je n’ai pas un ami mâle à qui je me confie aussi complètement, aussi sûrement
avec le même laisser-aller, avec le même et absolu abandon ! Cela tient à diverses causes,
notamment, je crois, que la préoccupation sentimentale domine chez moi plus que chez la
plupart de mes meilleurs amis ; cela tient à ce que bien des choses que je serais porté à confier
à Ferdinand [Hérold], j’évite de les lui confier, parce que je craindrais de le placer, s’il
m’approuvait, dans une situation qui pourrait un jour lui être pénible. Et puis surtout mes
grands, mes premiers amis du jeune âge qui m’avaient suivi à travers toute ma vie et dont, par
conséquent, je me sentais le mieux compris sont morts la plupart, Demolder est malade depuis
plusieurs années, je ne puis lui parler de mes soucis et de mes irrésolutions.
Mais quelles admirables amitiés de femmes m’entourent ! Pour moi, vous savez, c’est une
rare jouissance, car je prise l’esprit et le cœur de la femme (en dépit de bien cruelles
déceptions cependant) par-dessus tout au monde.
Ah ! ma chère Edmée, déjà, depuis l’autre jour, je suis tout transfiguré. Je me sens léger, plein
de sérénité, d’espoir ! Mais ne vous attribuez pas tout le mérite de cette transformation. J’ai eu
aujourd’hui même (c’est lundi soir que je vous écris) une longue, grave, précise conversation
– devinez avec qui ? - D’où je suis sorti la tête en fête, tout rasséréné et guilleret. Le chemin à
suivre s’ouvre devant moi ! Je suis, en somme, approuvé par ceux à l’approbation desquels je
tiens, je suis, dirai-je encouragé, soutenu ! … et ne songe plus ni à la trappe ni à l’exil. Ah !
Quelle merveilleuse créature ! En connaissez-vous qui, à n’importe quel point de vue, lui soit
comparable ? Mais, me direz-vous, de qui vous parlé-je ? Vous ne le saurez pas, si vous
attendez que je vous écrive un nom…
Marthe s’en va au Hâvre, chez son vieux commandant, mercredi et je crains qu’elle ne
revienne qu’à la fin du mois. Elle lui a promis 15 jours, et le bonhomme tient à elle, autant
qu’il se montre pingre, revêche et mécontent, sinon à l’égard de sa sœur, du moins de son
aimable beau-frère. Je ne saurais l’en blâmer ! Mais Marthe vous racontera de singulières et
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amusantes histoires au sujet du séjour qu’ils firent chez lui en août, de la lettre qu’elle en reçut
à Weggis et des éclaircissements donnés par Mme Morel ! C’est du plus haut comique !
Je suis ravi que le séjour de l’Angleterre vous plaise tant ! …. Et réussisse si bien aux enfants.
Parmi les armes sauvages et les momies qu’admira Jean, j’avais lu d’un œil distrait : les
broderies japonaises, que vous citez aussi. C’est Marthe à qui (je suis comme ça) j’ai
communiqué votre lettre, qui me fait remarquer combien ce goût est spécial et caractéristique
chez lui.
- A ce propos, il paraît que, loin d’oublier votre adresse, elle y a expédié une carte postale.
Vous dirais-je, que, pour changer, elle a eu des embêtements ? L’éditeur de musique chez qui
elle et Morel donnaient leurs leçons, rue Blanche, les expulse du local, il faut qu’elle
déménage et ce n’est pas si commode que cela de trouver un local gratuit, même en mettant
ses meubles ! Déjà pourtant elle a quelque chose en vue, je voudrais bien que cela réussît.
Votre découverte de Watts ! …
Vous auriez pu aller au Luxembourg. Mais de fait, je crois que, malgré la réputation plus
universelle de Burne Jones, de Millais, de Ford Madox Brown et même de Rossetti (qui, du
moins, en tant que poète, la mérite toute entière), c’est de beaucoup le plus fort, le plus
réellement peintre et non littérateur d’entre les préraphaélites ; et puis, il y a des portraits
(celui de Morris !) qui sont de tout point admirables. Mais vous me surprenez bien en
m’assurant qu’il n’y a de son œuvre que des photos hors de prix. J’en ai vu, me semble-t-il,
chez Galignani autrefois d’un format ordinaire, bonnes (au charbon si je me souviens bien)
dont le prix ne devait guère dépasser 2/6. Mais peut-être me trompé-je ? Avez-vous vu chez
Gowan, Robertstreet, Adelphi, London, W-C ? Il publie des tas de petits bouquins d’art et
vend des photos… peut-être seulement d’anciennes œuvres, c’est possible. En tous cas, je
vous affirme que j’en ai vu qui ne peuvent coûter 3 guinées.
Mais au dessus de tous les Watts du monde, il y a, parmi les Anglais, les Constable et la folie
des Turner ! Ah, ses aquarelles ! … Aussi Hoppner, Reynolds, parfois Gainsborough et
Lawrence, et l’humour narquois de … de … zut ! Le Mariage à la mode, quoi ! Ne manquez
pas d’aller au petit musée de Soane (ou Sloane) Square (près de Gray’s Inn, Lincoln’s Inn,
etc.) où il y a la Vie d’un débauché, de….Hogarth, c’est Hogarth que je voulais dire ! …. Il y
a bien aussi l’autre humoriste du 18e siècle (oh, ma mémoire ; est-ce Robertson ?, ou
comment ? Rowlandson !), mais celui-là et plus secret, et d’ailleurs bien …. scabreux.
Connaissez-vous de Daniel de Foe la Vie de Moll Flanders (que Schwob si bien traduite ?) ;
c’est la même …. indépendance morale.
Et puis il y a les primitifs italiens ! Et puis il y a Velasquez ! Et puis il y a Rembrandt et les
Flamands ! Et les Claude Lorrain, et un inoubliable Chardin ! – et puis, et puis il y a (ne le
dites pas à Jean) les femmes sans tête, pieds et nichons, il y a les Parques, il y a les deux
frontons du Parthénon et toute la série tourbillonnante, affolante des bas reliefs !!! Ah, revoir
tout cela, quelque jour. Revoir tout cela, comme eût dit Shelley :
How sweet ! Did any heart now share in my emotion.
Cela sera peut-être un jour !
Et puisque je parle anglais, que je vous rapporte une gaffe extraordinaire que signale, dans ma
traduction de Meredith, une note, d’ailleurs très aimable, dans la Nouvelle Revue Française :
j’ai traduit le mot anglais : cloud (dont on ne connaît que trop le sens) par le mot français :
clou ! Ça, ça dépasse les altitudes autorisées. Je me suis précipité sur le texte, sur ma
traduction : c’est vrai, c’est incontestable ! …. C’est prodigieux !
Ah, vous allez voir des Henry VIII ! – Ah ! Beerbolm Tree. C’est bien ; moi j’ai vu aux
Nouveautés l’Enlèvement des Sabines, Médème ! et aux Français : Comme ils sont tous, - et
ceci n’est pas dans un sac, je vous en flanque mon billet : ce n’est pas votre Shakespeare qui
aurait jamais fait ça.
220
Quelle est la pièce de Wilde qu’on a reprise à Londres, et où ? Pourriez-vous me le faire
savoir ? J’en serais très désireux. Ça n’est vraiment pas trop tôt, qu’on lui … pardonne !
Après l’avoir si odieusement tué, ce pauvre brave artiste là, qui aimait son art, et fut un grand
convaincu et un esprit curieux.
Votre fin de lettre m’assure que vous m’embrassez. J’en trésaille d’aise, mais, tout en vous
rendant le baiser, j’exigerai à Paris, la réalisation ; tenez-vous bien. Bien amicalement à Pierre
et à vous.
André Fontainas
Et ces douleurs se sont tout à fait évanouies ?
Vive la noce, scrougnieugnieu ! »
(lettre d’André Fontainas à Edmée La Chesnais, le 13 septembre 1910).
De son côté, Gabrielle Fontainas mène sa vie. Lundi 19 décembre 1910, Paul Valéry
demande à Pierre Louÿs 1 ou 2 places pour la Femme et le Pantin qui passent au Théâtre
Antoine, pour Gabrielle Fontainas qui est devenue une grande amie de Jeannie Valéry. Elle
habite 4 square Alboni.
Pendant ce temps, André Fontainas, l’infortuné mari se tord de douleurs bien réelles,
«crise de foie», rhumatisme, hydarthrose, anurie…
Quelques lettres d’une amie d’André Fontainas, Marthe Clouet-Warot36, à Edmée
indiquent que le poète va mal, en avril 1911 : «… Je l’ai trouvé bien changé et bien faible ! Je
lui ai transmis ton invitation et il a accepté tout ému et heureux de voter affection. J’avais
rencontré Armand Bernard à la porte et il m’avait dit : « Si je disais que je vous ai vue, il
faudrait que je vous donne une autorisation et des explications, donc : montez et je ne vous
aurais pas vue !» Je vais recommencer aussitôt mais j’ai peur de tomber sur G[abrielle] .
Tâche donc de me renseigner… Si tu vas chez André [Fontainas], fais-lui comprendre que je
ne pense pas aller chez sa femme pour le voir. Elle serait trop contente de dire partout que sa
bonté m’a supportée. Elle m’a d’ailleurs dit : si vous voulez voir André, il faudra venir rue
Alboni, vous y serez obligée. J’ai répondu à sa circulaire quelques lignes que je te
montrerai… » En mai 1911 : « Enfin, notre pauvre ami va mieux ! Ta lettre reçue tout à
l’heure m’a tranquillisée. J’attendais hier des nouvelles et toute la journée j’étais dans
l’anxiété.
Pourvu que ce mieux constaté ne soit pas gâté par cette monstrueuse harpie !
Pierre fera bien de lui dire ce que nous pensons tous. Mais ce qu’il faut, c’est que vous
sachiez par A [Armand Bernard] quand, sans danger, vous pouvez voir André, et il faudra que
Dans une lettre du 19 octobre 1979, Anne-Romaine Fontainas m’écrivait ceci : « Ah ! Si,
encore quelque chose : Mme Marthe Clouet-Warot, amie de tout ce groupe, était la veuve de
Maurice Clouet (condisciple, me semble-t-il me rappeler, de mon père au Lycée Fontanes
[Condorcet] et artiste peintre, peut-être pas professionnel du reste, mais j’en possède
certaines œuvres que je vous montrerai) elle-même était, paraît-il, excellente pianiste. Elle est
morte aux environs de 1942. »
36
221
dès qu’il sera à peu près bien qu’il se sauve de cet enfer et s’installe chez lui… ». Et enfin le
15 mai 1911 :
« Ma chère Médée,
Entendu pour les Franciscains – avec joie, je vous reverrai et nous bavarderons
copieusement.
J’arriverai vers 7 heures afin de pouvoir te voir avant l’arrivée des convives. Dis-le à André
qui me demande par un mot ce matin où nous nous joindrons. Viens-y donc avec lui vers 7
heures ou bien que ce soit Pierre qui soit le 3éme car je ne veux surtout pas que les bonnes
langues marchent sur mon cas (si j’ose m’exprimer ainsi !). Et je sais, que Marguerite et
Ferdinand ne seraient pas contents que je change mes habitudes, maintenant surtout
qu’André a pris son vol.
Ce qu’elle doit faire une poire lamentable, la femme de feu !
A demain donc et bons baisers à Kikina et André. »
André Fontainas a alors rencontré Marguerite Wallaert. A la mort du poète Charles Dulet,
disparu en 1911, André Fontainas partit en Belgique, il alla voir sa veuve, Marguerite. Autour
de Gabrielle, on murmura que cette mort venait bien à point, que le couple s’était formé bien
avant la mort du poète belge… « alors que les choses se sont décidées après. Madame Hérold
a fait courir ce bruit, mais mon père était séparé de corps avec Gabrielle Hérold depuis
1910… », précisait sa fille, Anne-Romaine, en 2007 ; elle souffrait encore en me parlant de
cet épisode, un siècle après les faits, se souvenant de ce qu’avait eu à subir son père. La
perfidie des rumeurs quand un couple se déchire.
Bien entendu, la politique est toujours omniprésente. Pierre La Chesnais a senti venir
la Révolution Mexicaine, elle éclatera en novembre 1910 et fera un million de morts. Il écrit
des articles et s’informe. Un dimanche d’octobre 1910, Manuel Labrada, révolutionnaire de
tendance socialiste rend visite, rue Marguerin, au journaliste de l’Humanité qu’est devenu La
Chesnais. Labrada apporte le bonjour de la suffragette socialiste américaine Luella Twining,
qui s’intéresse aussi aux événements du Mexique. Le héros sud-américain oublie son
parapluie. Un an après, Eugène Morel, qui a souvent la tête ailleurs, s’en empare dans l’entrée
des La Chesnais :
«25 décembre 1911,
Vous avez fait une bien mauvaise affaire en venant chez moi l’autre jour, à la place de votre
parapluie, vous avez pris celui que me laissa l’année dernière Manuel Labrada,
révolutionnaire mexicain… »
(Pierre La Chesnais à Eugène Morel)
222
Naissance de Marciane Hérold
Le 5 mars 1911, Maurice Ravel envoie un petit mot pour féliciter Marguerite et
Ferdinand Hérold pour la naissance, en février, de Marciane Hérold, leur premier enfant.
Ce fut un accouchement difficile confia à Edmée Mélanie Rigaud, maintenant femme
d’Eugène Morel. Elle est la sœur de Marguerite Hérold. Les femmes Rigaud ont les
accouchements difficiles, de mauvais sujets selon la terminologie des obstétriciens. Mélanie,
elle-même, fera une fausse couche dramatique avec fièvre au début de la guerre de 1914.
C’est toujours le docteur Armand Bernard qui officie.
Quelques semaines après, le 24 juin 1911, on joua dans les arènes de Nîmes la pièce à
l’antique de Ferdinand, Le Jeune Dieu, Mme Second-Weber fut l’étranger de la pièce et
Albert Lambert campa un impressionnant Penthée, roi de Thèbes.
La mort si prévisible de Ferdinand Fontainas
Finalement, le 11 juillet 1911, Ferdinand, fils préféré d’André Fontainas, rendait l’âme
à Montigny sur Loing, la tuberculose… Il avait passé la saison en Suisse, on l’incinère, les
parents sont calmes. Le crématorium du Père La Chaise avait été ouvert le 31 janvier 1889, il
fut inauguré par un médecin qui y fit brûler son fils pour donner l’exemple…
On lit ceci, à ce sujet, dans une lettre du samedi 22 juillet 1911 de Paul Valéry à Pierre
Louÿs, lignes admirables :
« Cette semaine dernière, Fontainas a perdu son fils aîné, 19 ans. Il venait de naître quand je
les ai connus, vers 92. Le lendemain de l'incinération, j'ai été les voir. Ils étaient d'un calme
et d'une simplicité émouvants. Quelques instants avant mon entrée, Fontainas venait de
découvrir les premiers vers de son fils ; ses brouillons encore cachés, tous ces trésors
d'hésitation que la famille, même littéraire, est la dernière à connaître.
Ce tiroir qui venait de s'ouvrir, cet enfant consumé, l'arrière-douceur funèbre - mais
douceur, dans les paroles du père - c'étaient en moi, une impression profonde. Etre. Avoir
été. Avoir écrit, écrire. Père de… Fils de… Le fils avant le père. Un père pouvant continuer
son fils. On arrive à un étrange tissu de relations logiques, à des propositions dignes du
Concile de Nicée, mais les sentiments très délicats, et complexes, dont on dit souvent qu'ils
sont inexprimables, si on les traitait sans pitié, sans paresse, donneraient, à cette analyse, des
monstres du genre théologique. Le langage n'a pas horreur du vide, le point extrême du
sensible et l'évanouissement de toute signification par la rigueur ne sont point très
différents.»
223
Valéry avait pensé et repensé à ce destin avorté, celui de Ferdinand Fontainas, depuis
qu’il avait écrit ce mot à Fontainas, le 13 juillet : « Cette espèce de désertion me pèse, je ne
cesse depuis hier de penser à vous et à votre femme. Nous nous connaissons trop pour que je
vous dise quoi que ce soit sur votre malheur.
En vérité, je suis bouleversé… »
Valéry avait redoublé de réflexions après la découverte des poèmes du jeune fils, des
réflexions touchant des questions fondamentales, le plongeant dans son absolue inquiétude.
André Fontainas, Pierre La Chesnais, Hôtel du Léman, Evian.
Pierre La Chesnais s’est proposé d’accompagner André Fontainas en convalescence en
juillet à Evian. Fontainas a été opéré, il est aussi effondré par le décès de son fils Ferdinand. Il
n’a pas été question que Gabrielle vienne, ni sa fille Andrée qui a maintenant 8 ans. Le séjour
est mélancolique, évidemment, on a les lettres à Edmée d’André et celles de Pierre.
Pierre qui écrit : « Je viens de faire, tout seul, une promenade circulaire sur les
collines qui dominent Evian et le lac. Lumière éblouissante. Des formes vagues de montagnes
d’un bleu très pâle s’indiquent à peine. De l’autre côté du lac, Lausanne est à peine visible.
Le lac est d’un bleu méditerranéen. Tout cela n’a sans doute pas son aspect habituel et
normal. La chaleur n’est pas étouffante, mais excessive pour moi. J’ai mal dormi et suis très
fatigué.
Notre hôtel est propre, simple, les gens d’ici paraissent affables et d’une complaisance
nullement servile. Ils savent s’exprimer bien quoique j’aie de la peine à les comprendre
lorsqu’ils parlent entre eux….
André, naturellement, n’est pas très causant (il ne l’est déjà pas en temps ordinaire). Il est
absorbé, et ne parvient pas à fixer son attention sur un article de journal. Mais il a paru
s’intéresser, plusieurs fois même avec un certain abandon, à ce que je lui racontais. Et nous
avons ri ensemble, parfois. Il a d’ailleurs apporté du travail, et pense écrire un article sur les
premières poésies de Théophile Gautier auquel il songeait à la fin de l’année dernière.
Comme le traitement lui prendra une bonne partie de la matinée ou même la matinée entière,
tu vois que je pourrais travailler, et nous ne serons pas assez ensemble pour nous ennuyer
mutuellement… »
André qui écrit : « J’admire le courage et l’amitié de Pierre, qui sans cesse me parle
doucement de tas de choses très intéressantes et qui feint la plupart du temps de ne pas
s’apercevoir que ma cervelle est ailleurs sauf lorsque je fais effort pour lui répondre et me
laisser distraire…
Que ferai-je, laissé à moi-même ? Je voudrais travailler, mais je me sens si las, et la cure
n’est pas faite pour réveiller l’énergie. Si je ne travaille pas, cependant, que ferai-je ? Je ne
veux pas me laisser abîmer dans la mélancolie et le désespoir.
Pour le moment, tout en me représentant avec une netteté absolue l’horrible réalité ; il faut
que je réfléchisse pour bien sentir que mon malheureux Ferdinand n’est pas quelque part, en
voyage, et ne reviendra jamais ! … Je sais, et je ne puis croire.
224
Ah, j’ai hâte de revenir auprès de mes amis, et de passer auprès d’eux un peu de temps
paisible et doux. »
On peut imaginer sans difficultés ce que furent ces heures lourdes sous un soleil
radieux…
Hérold habite 48 rue Nicolo
Mot de Ferdinand Hérold à Pierre La Chesnais, le 12 novembre 1911 :
« Mon cher ami,
Nous avons décidé que quelques amis de Pressensé se réuniraient, tous les mois en un dîner
où il assiste. Veux-tu être des nôtres ? Le prochain dîner a lieu jeudi prochain, à 7 heures ½, à
la Taverne de l’Observatoire, au coin du boulevard Port Royal. Bien entendu, Edmée peut
venir : Marguerite sera là.
Autre affaire : vendredi prochain, c’est l’anniversaire de mariage d’Angèle. Elle aimerait – et
nous aimerions aussi – qu’il fût célébré à la maison. Pourriez-vous y transporter vos
invitations ? Je pense que cela sera facile, et nous attendrons Edmée et toi, rue Nicolo le 17,
vers 7 heures ½.
A jeudi et à vendredi, je pense,
Ton
AF:Hérold. »
Maintenant les Hérold habitent 48 rue Nicolo dans le XVIe arrondissement. Ils ont
quitté la rue Greuze et ils vivront là jusqu’en 1929.
Les La Chesnais dîneront donc au nouveau logis des Hérold, pour l’anniversaire de
mariage d’Angèle. Ils ont quitté le 20 de la rue Greuze, pour aller 48 rue Nicolo. Marguerite
Hérold a maintenant une vraie petite maison pour elle, en plein XVIe arrondissement, avec un
jardin pour Marciane… « Ce n’était pas une petite affaire, avec sa bibliothèque, surtout. Son
catalogue fait, il a compté qu’il avait 6 500 volumes. Je suppose que cela doit faire à peu près
le double de ce que j’en ai » note La Chesnais pour son fils de douze ans, Claude, le 17
novembre. L’enfant est à Elmfield College, York.
Le 8 décembre 1911 Pierre La Chesnais répond à son fils Claude qui veut être comme
son père « sauf la politique » … Cela blesse cruellement le père :
« Alors tu veux être chimiste ? Je veux bien, mais je doute que tu te rendes bien compte de ce
qu’est ce métier. Heureusement, tu as encore le temps d’y réfléchir. Quand je te dis de penser
225
à ta future carrière, cela signifie nullement que tu dois prendre tout de suite une
détermination, mais simplement que j’attire ton attention sur ce sujet et tu oublies de
répondre à ma question : vois-tu beaucoup de tes camarades déjà fixés sur ce qu’ils feront
plus tard ? Qu’entends-tu par « être comme moi, sauf la politique » ?
Mon métier est d’écrire sur certains sujets, après les avoir étudiés, sujets d’histoire, de
politique et d’histoire littéraire. Il ne me semble pas, jusqu’à présent, que cela puisse te
convenir, mais tu peux changer… »
Le grand critique scandinave Brandès est à Paris, il fuit les fêtes de son 70 éme
anniversaire (4 février) qui seraient officielles et sans chaleur. Mais il ne pourra venir au
banquet du vendredi 19 janvier 1912, à cause de Bjorn et de Daguy Bjornson qui y seront…
Pierre La Chesnais sait tout des inimitiés du monde des lettres norvégien.
5 février 1912, mort de Quillard, l’humaniste farouche
Pierre La Chesnais reçut ce mot, écrit à la hâte, le 5 février 1912 par Ferdinand
Hérold :
« Mon cher ami,
Quillard est mort hier soir, à huit heures, d’un arrêt du cœur, ç’a été d’une rapidité extrême :
la crise semble n’avoir duré qu’une dizaine de minutes, et il est probable qu’il n’a pas
souffert. Je sais qu’Edmée et toi l’aimiez beaucoup, comme je sais qu’il vous aimait
beaucoup.
Tout à toi,
F:Hérold. »
Pierre Quillard, qui avait un cou de taureau avec l’âge, s’était détruit le cœur et les
artères à coups d’indignations et par des décennies de tabagie. Son cœur, qu’il avait
finalement trop sensible, lâcha d’un coup.
Le lendemain, Valette, qui aime bien affirmer haut et fort, un peu par bravade, qu’il
n’est pas sentimental (« Ici, on n’est pas sentimental ! »), se hâte de joindre Georges
Duhamel pour lui proposer sa place… Il ne veut ni de Hérold ni de Gregh à cette place. Voici
ce que Duhamel reçut :
« Pierre Quillard est mort hier soir. Sa rubrique Les Poèmes va m’être demandée par des
rédacteurs habituels du Mercure, et c’est parce que je sais que dès demain je vais recevoir
des propositions que je vous écris tout de suite. Seriez-vous disposé à tenir cette rubrique
pendant une année ? Il s’agit d’un article par numéro, quatre pages de notre texte, à six
226
francs la page, avec un maximum de 24 francs, c'est-à-dire que si l’article fait quatre pages et
demie ou cinq il est compté pour quatre pages. » Duhamel accepta et devint plus tard le
successeur de Vallette...
La guerre qui vient….
La guerre, beaucoup l’ont sentie venir de loin. Comme Henry H. Davray qui écrivait
de Cherbourg, songeur, à Pierre La Chesnais, dès 1906 :
« …Nous passons ici de laborieuses vacances.
J’entends le bruit de la machine à écrire, au lieu de la machine à battre, et la plage n’est pas
loin où nous nous livrons à nos exercices natatoires, et de la terrasse du casino, à l’heure
apéritive, nous contemplons rêveusement, -ô combien !- les évolutions des torpilleurs et des
sous marins dans la rade...»
Du 30 juin 1911 au 10 janvier 1912, la France fut gouvernée par le cabinet de Caillaux
qui avait été déjà trois fois ministre des Finances. C’est un politicien ambitieux et personnel
qui, très curieusement, fut soutenu par Jaurès dans sa guérilla d’antichambre contre Aristide
Briand.
Caillaux relance la politique des colonies du temps de Jules Ferry. Il est à l’origine de
la campagne du Maroc qui s’acheva par la prise de la capitale chérifienne le 21 mai 1911.
Les Allemands envoyèrent aussitôt leur canonnière le Panther en rade d’Agadir.
Caillaux croyait avoir, comme Ferry, l’aval des Allemands pour distraire l’armée loin de
l’Alsace et de la Lorraine. Albert de Mun se fait prophète : « la guerre impossible hier est là
qui nous guette. » Caillaux fut pris d’une réelle panique à l’idée d’une entrée en guerre, on le
décrit poussant des cris, s’agitant, cassant des crayons… Il dénonce à qui veut l’entendre
l’entente cordiale avec les Anglais et l’alliance russe. « Caillaux est-il fou, oui ou non ? » titre
un journal. Il cherche, en utilisant Albert Thomas comme intermédiaire, à obtenir l’accord des
gens de Jaurès. Il négocie, à l’insu de son ministre des Affaires Etrangères, avec les
Allemands des « concessions » sur on ne sait quoi… Clémenceau proteste : « Si les faits sont
exacts, Caillaux relève de la Haute Cour !»
« Une misérable politique d’intrigues personnelles » dira Aristide Briand.
Le cabinet Caillaux est renversé par l’Assemblée Nationale. Poincaré devient en
janvier président du Conseil, avec Aristide Briand à la justice, Steeg à l’Intérieur, Millerand à
la Guerre ; celui-ci veut une armée française « comme avant l’Affaire Dreyfus ».
Caillaux, qui est soutenu par les milieux d’affaires n’a pas renoncé à revenir au
pouvoir, sera nommé président du groupe radical et créera le « Bloc ». En réaction une
« Fédération des Gauches » se formera avec Briand, Millerand, Barthou.
227
Rencontre de Jaurès et du cousin
En avril 1912, le cousin de l’Ile Maurice de Pierre La Chesnais, Gustave de Coriolis37,
qui est un homme curieux de tout, fut de passage à Paris dans cette période ; il passe devant
une affiche appelant à un meeting des Pacifistes Salle Wagram, salle qui sert habituellement
de salle de boxe…. Il décide d’aller voir. Il se trouve nez à nez avec Jean Jaurès dans le
tramway. Il veut engager une conversation. Jaurés qui a toisé son homme lui demande s’il est
bien parti dans la direction voulue, en allant avenue Wagram.
« Vous êtes bien monsieur Jaurès ? Vous allez sans doute à la salle Wagram ? J’y vais aussi.
Si je ne suis pas indiscret nous pourrions faire route ensemble. Je suis le cousin d’un de vos
amis : monsieur Pierre La Chesnais. Quoi qu’étranger, étant de nationalité britannique, je
m’intéresse beaucoup au mouvement dont vous avez pris l’initiative : un rapprochement
franco-allemand. Je crois que vous êtes dans le vrai. L’avenir est, pour moi, très gros de
danger. Un conflit entre l’Angleterre et l’Allemagne serait fatal. Seul un rapprochement
franco-allemand peut l’empêcher, car la France sera fatalement entraînée à la guerre contre
l’Allemagne… »
Le cousin Coriolis contemple Jaurés et le juge enchanté de l’avoir entendu exprimer
cette opinion, le tribun opinant du bonnet : « Oui… il faut arriver à une entente anglo-francoallemande ! … Et il faudra que je parle de cette rencontre à Pierre La Chesnais… »
Gustave de Coriolis ne fut pas mécontent du spectacle à la salle Wagram :
« C’était impressionnant, tout à fait dans la note voulue. Il va sans dire que je ne crois pas la
société capitaliste aussi noire dans ses desseins qu’elle a été représentée par les orateurs tant
Français qu’Allemands, mais la tendance qui s’est accentuée des deux côtés me paraît la
bonne et les Socialistes doivent, à mon point de vue, être encouragés dans leur politique de
rapprochement… »
« Monsieur Jaurés vous aurait-il parlé de moi ? », demanda naïvement Gustave dans cette
lettre à Pierre, écrite à la hâte, 3 avenue des Chalets, à Passy, le 16 mai 1912…
37
Gustave de Coriolis (1859-1929), baron de Coriolis, député de Port-Louis.
228
Entre Mauves sur Loire et l’Opéra
Les 22 et 23 avril 1912, Gabriel Astruc donna au Théâtre des Arts, avec des décors de
Drésa (un faux décor style bonbonnière d’une cocotte de la Restauration), Adélaïde ou le
langage des fleurs. La chorégraphie est d’Ivan Clustine, maître de ballet de l’Opéra, Il s’agit
des valses nobles et sentimentales pour piano que Natacha Trouhanova avait demandé à Ravel
d’orchestrer à la danse, ce qui fut fait en deux semaines au mois de mars. Le ballet devait être
suffisamment court pour que le public n’ait pas le temps d’être irrité par les audaces
harmoniques.
Ce fut Ravel qui dirigea lui-même l’orchestre, ce qui était plutôt une astuce
publicitaire, et Ravel, pourtant rebelle, s’y plia…
Natacha Trouhanova était la maîtresse de Paul Dukas lequel avait été évincé l’année
d’avant par Diaghilev. Natacha avait eu, plus de dix ans auparavant, un succès prodigieux
avec la Salomé de Richard Strauss au Châtelet. Comment Edmée La Chesnais fit-elle sa
connaissance ? Sans doute par le cercle des amis russes qu’ils fréquentaient ou par ses
relations dans le spectacle, les Stoullig, qui pourtant bien placés, avaient aussi pour habitude à
faire appel aux relations d’Edmée.
Edmée vit une Trouhanova « éreintée, fourbue » en janvier 1912 à l’Olympia de
Londres : « Elle a résilié son engagement et finit samedi prochain. C’est un métier de cheval
de fiacre qu’elle fait. Elle a été très gentille et m’a donné 3 places pour ce soir. »
Avec les élections législatives de 1902, Pierre La Chesnais s’était passionné aux
scrutins à la proportionnelle. C’était un retour discret vers les mathématiques, ce monde
abstrait et glacé qui est son univers de sécurité.
Le lundi 27 mai 1912, Pierre La Chesnais put exposer un projet de réforme électorale
par la représentation proportionnelle à la Ligue des Droits de l’Homme. Un certain Ibos, qui a
retenu les leçons des élections de 1910 est contre, d’ailleurs, il a repéré que les « partis
cléricaux » existent encore en Belgique à cause de la proportionnelle. Mais, pour ne pas se
renier trop, la Ligue vota pour le projet présenté par La Chesnais.
Le projet sera discuté à la Chambre. La Chesnais continue donc son combat et ne
déteste pas les débats les plus ingrats. Un professeur de mathématiques spéciales de Douai, M.
Sainte-Laguë, a fait, lui aussi, de la proportionnelle son cheval de bataille, d’où joutes de
hautes mathématiques. On se parle des vertus comparées de la méthode des grands restes et de
la méthode des moindres carrés. Monsieur Sainte-Laguë se fit un plaisir d’inviter La Chesnais
à sa présentation à l’Académie des Sciences.
229
Fontainas malheureux mais libre
Cet été 1912, La Chesnais lassé des eaux froides des mathématiques politiques partit
respirer un air de vie chez les Hérold à Mauves, au bord de la Loire.
Il passa une semaine en juillet avec les Rigaud à Nantes et à Mauves, villa La
Marguerite, on joua au croquet, on joua aux cartes. Ferdinand est venu, avec Marguerite qui
va mieux.
Le 9 novembre 1912 Valéry reparle à Fontainas des vers posthumes de Ferdinand
Fontainas :
«… J’ai reçu « Posthumes » et j’ai reçu « Les Etangs Noirs » - L’un lu, l’autre encore scelléJ’avoue avoir été ému et surpris du talent qui m’était inconnu, de ce pauvre
Ferdinand. Votre fils était déjà quelqu’un – comme disent les « personnes ».
Etait-ce la pression de la mort qui venait, mais enfin ces écrits cachés montrent
maintenant qu’il était porté aux limites de sa pensée, à ce point tel que quelque chose vient
après lui, - et alors si on ne disparaît pas – on apparaît !
J’ai l’espèce de regret de ne l’avoir connu que comme enfant. Je ne savais pas qu’il
était si intimement près de nous… »
Fontainas a quitté la rue Alboni, il habite rue de l’Assomption, prêt à accueillir
Marguerite Wallaert.
En mai 1913, Marguerite et Ferdinand Hérold sont partis à Venise ; au mois de mai,
aussi, Pierre La Chesnais est parti, mais en Norvège, « au pays bleu de ses rêves », dit Reine
Laurent, la vieille amie d’Edmée, qui veilla sur le frère de cette dernière, Ernest, dans ses
derniers moments, jadis, en 1889. Et, au cours de ce même mois de 1913, les Révelin
déménagent. Ils vont 1 place du Panthéon… On y verra les amis de Louis Révelin, Heubès,
Amilcar Cipriani, « rieur et mélancolique, rêveur, passionné, chimérique », Jeanmaire, tribun
politique et alors avocat des délicates affaires matrimoniales d’André Fontainas.
Le 14 juin 1913, grande date d’intimité, Edmée décide, pour le Noël prochain, de
supprimer les étrennes des jeunes Fontainas, Andrée et Gabriel, ils sont trop grands. Finis, les
oursons ou les trains de tôles. Pour les « Ablonais », les enfants d’Alphonse Hérold, qui sont
plus jeunes, il faudra encore attendre un an … Les enfants de Marie et d’Alphonse Hérold, ce
sont Colette et Olivier (Lili)38 : « Lili est gai, rose et bavard. Colette parle peu, elle est pâle et
souvent morose, même un peu bougon » écrivait naguère Pierre La Chesnais à son fils Claude,
en 1911. Après Buffalo Bill, Claude La Chesnais et Olivier Hérold se passionnent à présent
pour les aventures de Zigomar, roi des voleurs, à la grande inquiétude de leurs parents
respectifs. «…Ils ne parlent que de cela. Au lycée, Claude a acheté au rabais des volumes
de Zigomar à un camarade qui les avait lus. Ils sont tous entichés de cela… », écrit Edmée.
38
Olivier-Ferdinand Hérold (Ablon, 1902-La Rochelle, 1979) était sensiblement du même âge que le fils cadet
des La Chesnais. Colette était plus âgée que son frère de 3 ans.
230
A peine rentrés d’Italie, Ferdinand et Marguerite partent passer la fin juin et le mois de
juillet en Bretagne, avec la petite Marciane et la belle-famille, les Rigaud. Les mois d’août et
de septembre sont réservés pour l’Ardèche.
La guerre qui vient inexorablement ….
Le 30 juin 1913, l’Allemagne adopte son plan d’armement terrestre.
13 juillet 1913 est un jour étouffant, alors que deux jours auparavant, on gelait…
André Fontainas qui va toujours très mal s’en va à Vichy y reprendre son gobelet. Il passe par
Guérande et rejoint Pornichet, pour y rencontrer l’ami de Nantes, Deltombe, qui est enchanté,
et approuve, d’où nouvelle rencontre avec Marthe Clouet-Warot fin août :
« Je ne pense pas l’en empêcher, cela va encore alimenter les potins et je suis sûre que
Marguerite [Hérold] sera furieuse. J’aurais mieux aimé que ce soit autrement, je suis obligée
de le laisser venir… ».
Paul Deltombe est de l’équipe de La Gerbe de Nantes. Il fait de charmantes gravures
sur bois et peint de grandes toiles, des nus pastoraux, "qui scandalisent ingénument", et sa
femme, Yvonne, qui estime aussi que la surface est importante, fait des tapisseries immenses.
Dans La Gerbe, Paul Deltombe aura des accents pareils à ceux de La Chesnais, l'avenir sera
esthétique ou ne sera pas… « Notre civilisation est devenue laide… elle devra s'embellir ou
disparaître… » (La Gerbe, 1918). Et Deltombe ironise sur le succès qu'aurait un orchestre qui
aurait l'idée saugrenue de jouer du Debussy à un coin de rue. Mais il a vu venir l'essentiel, le
temps des artistes est passé, des peintres, des dessinateurs, le temps est venu aux
décorateurs…
En août 1913 Marcel Sembat publie son premier livre : « Faites un roi, sinon faites la
Paix ». La guerre qu’on sent venir impose que l’on se hâte de sceller la réconciliation francoallemande, pour établir une paix durable… Caillaux combat activement le cabinet Barthou,
parce que Barthou estimerait à tort qu’il faut paraître fort pour ne pas être attaqué. Caillaux
réussit à convaincre les socialistes de ses convictions internationalistes, il en rajoute dans la
dénonciation de menées cléricales plus ou moins imaginaires. C’est un langage habile qui
plaît à des socialisants comme Hérold.
Ferdinand, en vieillissant, fera une fixation qui se chronicisera et s’enkystera, sur le
thème de la subversion par les prêtres, au point que cela semblera devenir son dernier et
ultime combat.
Miser sur la paix est illusoire, semble-t-il. Jules Cambon, ambassadeur de France à
Berlin, télégraphie le 22 novembre 1913 à Paris : « L’hostilité contre nous s’accentue et
l’Empereur a cessé d’être partisan de la paix. »
M. de Faramond, attaché naval français à Berlin, prophétise : « La guerre sera
probablement pour juillet 1914. »
Le 2 décembre, grâce à une coalition hétéroclite, Caillaux met en minorité le
gouvernement Barthou à la Chambre. Jaurès le soutient, il veut que les troupes françaises
quittent le Maroc et que l’impôt sur le revenu soit établi.
231
Mercredi 11 février 1914, Valéry est venu voir Gabrielle, pour les affaires d’André
Fontainas. La rupture entre les époux prend un caractère un peu sordide. Gabrielle est au
chevet de sa mère en Maison de Santé, la plus grande partie de la journée. Elle n’a, dit-elle, ni
le temps, ni le moral à s’occuper de l’affaire… La douairière, madame Hérold mère, a été
opérée le 6 février. Elle mourut le 27 novembre 1914…
Paul Valéry s’était trouvé contraint, par amitié pour le couple désuni, de faire des
démarches pour que la séparation se fasse à l’amiable. Gabrielle et son avocat maître Prunier
sont impitoyables, pour la seule question des livres ; ils demandent tous les livres donnés par
madame Hérold qui sont en fait des livres donnés par Ferdinand, tous les livres reçus des
Clamageran par héritage, et des livres qu’André avait offerts à son fils Ferdinand, son
Larousse, son Shakespeare ; ce dernier ouvrage serait bien inutile pour Gabrielle ironise
André Fontainas dans une longue lettre à Paul Valéry : « elle a peu besoin d’étudier le
caractère de Shylock…»
La guerre, mort de Jaurès
Le 14 juillet 1914, Henri Albert-Haug écrit à son frère : « Il fait une chaleur
abominable dont je souffre du reste que la nuit. On a supprimé la revue du 14 juillet, ce qui
fait dire ce matin à mes collègues [du Mercure de France] que c’est la première fois depuis 10
ans que la République prend une mesure intelligente ». Henri Albert-Haug se méprenait.
Le 18 juillet 1914, l’Humanité annonce que la guerre est inévitable et propose de s’y
opposer par une grève internationale…
Le 29 juillet 1914, le Bureau Socialiste International se réunit d’urgence, à Bruxelles,
Guesde, Vaillant, Sembat et Jaurès s'y rendent. Seul Hugo Haase représente l'Allemagne, il
est député du Reichstag. Haase reçoit télégrammes sur télégrammes, on lui annonce que ça
bouge en Allemagne, on n’y veut pas de la guerre. " Nous avons commencé à manifester
publiquement notre hostilité contre la guerre, nous continuerons…" dit Haase au délégué
espagnol Fabra Rivas qui le répétera à La Chesnais.
Cela entretient Jaurès dans l'optimisme. Le 30 juillet, Jaurès croit tellement à la fin de
la crise qu'il part le cœur léger visiter les Musées des Beaux-arts de Bruxelles, voir " ses chers
Primitifs flamands ".
De retour à Paris, le 31 juillet, Jaurès retrouve la réalité, il demande avec Bracke à voir
Viviani, président du Conseil. Celui-ci n'est pas joignable…
Jaurès veut écrire un appel au peuple contre la guerre dans l'Humanité, il rend
responsable les Russes de l'aggravation des tensions. Il est au marbre du journal à 8 heures,
puis il descend au Café du Croissant se délasser. Il est 9 heures 40 quand les deux coups de
feu claquent.
Le lendemain la France commence à se couvrir du blanc des affichettes blanches de
l’appel à la mobilisation générale : un hiver qui durera quatre ans.
232
Jaurés est assassiné. « Un fou qui a trop lu la presse nationaliste lui tira une balle en
plein cerveau » écrit Pierre La Chesnais.
Le 31 juillet 1914, Marcel Sembat apprend la nouvelle sur le quai de Bonnières. Ils ont
tous le visage « hideusement » déformé par le chagrin.
Un garçon boucher de Bonnières crie, de la rue, à Sembat : « Ah ! Monsieur Marcel !
De bien mauvaises nouvelles… On a assassiné Jaurés ! » Un cri, c'est Georgette qui crie.
Sembat n'y croit toujours pas.
Sembat descend et se saisit du journal du matin :
« Je lis, mais je ne crois pas. Je lis, je relis ; je relis les quatre lignes. Mais ce n'est pas vrai !
D'abord, il n'est pas dit qu'il est mort dans ces lignes-là. Nous allons vite, à Paris, le
retrouver blessé mais vivant… A six heures, sur le quai, le groupe des ouvriers. Ils m'en
parlent. Alors, j'éclate en sanglots ; jusque-là, pas une larme… C'est en parlant que je me
suis mis à pleurer, à pleurer avec une contraction de la bouche et des joues, à pleurnicher
bêtement, comme un gamin. Depuis ce moment-là, je n'ai pas cessé ; en gare de Mantes, où je
trouve Le Matin, et chaque fois que j'y repense ; et maintenant encore, j'ai les larmes aux cils.
Du reste, qui ne pleure pas ? Landrieu, lui qui l'aimait tant, est plus fort que nous. Mais
Bracke ? Bracke…. Hideux comme moi, la gueule tordue, pleurniche, ridicule, grotesque,
affreux comme moi, blessé comme moi… »
Bracke Desrousseaux, le fidèle de Jean Moréas, perd son second grand homme.
Lettre d’André Fontainas (échappée du feu, comme on le voit sur les bords), datée du 5
août 1914, la guerre a été déclarée le 28 juillet
233
La guerre, les buts de guerre
Dans son recueil de poèmes qu’il publie après la guerre, Guillaume-le-Petit, Hérold
énumère les buts de guerre qui sont, selon lui, ceux de l’Allemagne : faire sa place au soleil
pour un peuple qui ne cesse de croître, en finir avec « le peuple de France dégénéré et pourri
de débauche ». Non, Hérold ne croit pas au sursaut des socialistes allemands : « dormiras-tu
toujours, peuple de Germanie ? »
Mais cela fut écrit après. Perrine, fille d’Eugène Morel, affirmera que, pendant la
guerre de 1914, les Morel avaient dit un jour en revenant de chez les Hérold qu’ils ne
voulaient plus y retourner, pour y avoir entendu trop de propos défaitistes.
Dans la Minerve Littéraire du 15 janvier 1919, André Marion exécute les poèmes
guerre de Ferdinand en de longues lignes assassines. C’est l’époque de la Chambre Bleue
horizon, la France est tout puissante et ne doute de rien. Le nationalisme a gagné tous les
cœurs et les fausses notes sont durement repérées.
« La pile des poèmes de guerre continue à s’élever et, si nous en jugeons par le nombre de
volumes annoncés comme « sous presse » ou « en préparation », les auteurs et les éditeurs ne
sont pas sur le point d’arrêter le mouvement. Il n’y a pas de crise pour la poésie guerrière ni
pour l’antimilitarisme qui est belliqueux à sa manière. (…).
Il en est peu qui, plus que M. Ferdinand Hérold, aient forcé leur talent en essayant de tirer
de leur lyre des sons qu’elle ne pouvait rendre.
Qui obligeait ce parnassien glacé à composer un volume de vers sur les gloires et les
désastres de la guerre ?
On voit ce malheureux qui se condamne lui-même à écrire un pensum pour être dans le
mouvement, pour prouver avec des rimes qu’il est aussi patriote que MM Edmond Rostand et
Jacques Normand ; il se bat les flancs, il s’excite pour exprimer contre les criminels
Allemands une indignation certainement sincère, mais qu’il est incapable de rendre.
Il croit avoir trouvé le moyen, il a un filon : il saisit une des cordes de la lyre de Victor Hugo,
la fixe à la sienne et écrit une série d’invectives contre Guillaume le Petit. Et c’est quelque
chose de mesquin et de faux ; ce sont des plaisanteries d’un goût douteux, parfois pénible,
quand ce ne sont pas de vieilles et solennelles déclamations.
Au reste, ce que M. Ferdinand Hérold abhorre dans le Kaiser, ce n’est pas tant les forfaits de
l’homme qui a déclenché la guerre que sa qualité de souverain : tous les rois, tous les
empereurs se valent, tous des bandits ».
André Marion pense aux souverains alliés, au roi d’Angleterre, au roi Albert 1er de Belgique,
le roi-chevalier…
« Nous ne saurions trop nous élever contre l’intrusion de la basse politique des Partis dans la
poésie française, surtout quand il s’agit de questions d’un caractère national et universel.
Cette politique souille l’œuvre entière de M. Ferdinand Hérold et en fait un morne
bourrage de crâne journalistique. On y voit, d’un côté, les rois, et de l’autre, les peuples.
Avec les rois, il y a des généraux, des colonels, des régiments ; avec les peuples… rien. » (…).
234
« Mais une fois que la guerre est terminée par la victoire des peuples sur les rois, M.
Ferdinand Hérold comprend qu’il faut, tout de même, hausser un peu le ton ; il écrit une
poésie qui contredit à peu près tout ce qu’il a rimé antérieurement, et bravement, il l’imprime
à la fin du même volume ; il dit, entre autres choses, aux héros, car ce sont des héros
maintenant :
La victoire illumine les fronts des héros !
Leur gloire plane sur leur famille !
Le poète oublie qu’il nous a dit plus haut que « pour la gloire, ils n’ont que du mépris » !
(…).
« Il n’est pas nécessaire de savoir son âge, ni de voir son livret militaire pour être sûr qu’il
n’a pas fait la guerre. Il y a eu des combattants qui étaient comme lui, imbus d’idées fausses
et de sophismes, qui ont introduit dans leurs poésies des raisonnements, ou des déraisons,
puisés dans des articles de journaux qui ont conduit « Monsieur Badin » devant le poteau de
Vincennes, mais on trouve parfois, chez eux, des impressions d’un réalisme saisissant, des
évocations de choses vues qui sont d’autant plus poétiques qu’elles sont d’une intense vérité.
Chez M. Ferdinand Hérold, il n’y a rien que des strophes sans vie et des déclamations à
froid.»
En matière de poème de guerre, Apollinaire en épingla un splendide, d’un tout autre
genre dans son inconséquence, celui du maître-pointeur, Flavien Julian, le Bon Pointeur :
Tranquillement assis à côté de ma pièce
J’attends, l’œil aux aguets et l’oreille tendue,
Le doux commandement de mon chef de pièce
L’ordre du brave capitaine, avec sa voix aiguë
Je fauche sans pitié par des tirs en rafales
Les maudits Allemands comme des cannibales.
Et de mon bon canon, chaque obus qui sort,
Dans ces hordes sauvages s’en va donner la mort.
Le soir après le tir, quand le soleil se couche
Dans mon gourbi creusé près du canon, je couche.
Ayez foi, la victoire est au ciel étoilé
Car mon pointage est bon, et mon tir réglé.
S’installer dans la guerre
La guerre devint une routine. Il y eut les contingences, les charges de famille et l’adieu
à la jeunesse. Ferdinand eut cinquante ans.
Les obus sifflent en si bémol note Vincent d’Indy…
235
Au Mercure de France, dans les caves de la rue Condé, Valette, Rachilde et Louis
Dumur ont installé leur refuge. Ils ont placardé une grande carte du front et, chaque matin, au
gré des communiqués militaires ils déplacent de petits drapeaux qu’une ficelle relie les uns
aux autres, c’est la « ligne des combats »…
La plupart des collaborateurs du Mercure sont partis en province. Les Hérold iront en
Ardèche et à Mauves près de Nantes, les La Chesnais à Brèves-sur-Yonne, dans le Morvan.
Terrifié par les destructions allemandes dans le Nord et par l’usage des gaz, Pierre La
Chesnais deviendra germanophobe, jusqu’à voir dans le passé des crimes allemands
(«L’assassinat de Lincoln, crime allemand…»), l’Allemagne symbolise la Barbarie, les Alliés
combattent pour le Bien et la Démocratie. Ferdinand, croit qu’on peut agir par la Ligue des
Droits de l’Homme. Il y milite d’autant plus.
André Fontainas et Henry D. Davray vont ensemble demander au ministère des
Affaires Etrangères de leur trouver un emploi. Noémie Révelin travaille à l’hôpital américain,
pendant que Louis Révelin est réfugié à Galluis dans la résidence secondaire des La
Chesnais :
« Nous sommes en ce moment terriblement occupés, ce qui m’empêche d’avoir
franche envie de renter à Paris. Je suis si heureuse au milieu de nos blessés et quand il y en a
beaucoup, on a l’illusion d’être un peu utile. Cela aide à vivre et donne la force de traverser
ces tristes jours… Il fait un temps divin depuis quelques jours, c’est un pays charmant que
celui-ci et le printemps y est d’une douceur et d’une délicatesse extraordinaire. Etienne va
bien et travaille, nous prenons des leçons d’Anglais ! ... Hélène [Schutzenberger-Rosnoblet]
et la Pologne ! A combien de pays divers elle se sera déjà consacrée. Elle aurait mieux fait de
rester ici et de travailler paisiblement avec moi à l’hôpital américain. On m’a dit qu’elle
s’occupe aussi de « femmes d’artistes » …»
Madame Davray et Marthe Clouet-Warot se sont engagées dans des ambulances de
l’armée.
Bien qu’âgé, lui aussi, Eugène Morel a tenu à s’enrôler, comme il est bon technicien
en photographie, on l’a embauché dans les services de l’armée à Versailles. Il rompt
sèchement avec Romain Rolland avec lequel il était ami. Rolland refuse la guerre avec plus de
fermeté, plus de courage aussi, que Ferdinand.
La guerre révèle les hommes.
Ecrivant, en tant que vice-président de la Ligue des Droits de l’Homme, le 29 août
1914, Ferdinand Hérold avait prédit une guerre longue au leader anarchiste Jean Grave :
« … Je partage d’ailleurs l’opinion de Wedgwood : il est prématuré de commencer une
campagne quelconque sur les conditions possibles de la paix.
La Guerre commence à peine, et l’on ne peut guère prévoir jusqu’ici comment elle tournera.
D’ailleurs, au cas où les alliés vaincraient, il est des points où je ne suis pas entièrement
d’accord avec vous sur la teneur des traités à faire.
Mais, je vous le répète, le temps n’est malheureusement pas venu de songer à la paix, et je
crains qu’il ne vienne pas de longtemps. »
Le 12 janvier 1916, Hérold se rend au Havre, il va y parler de Miss Cavell, l’infirmière
anglaise martyre. Le vendredi matin qui suit, à 9 heures trois quart précises, il a rendez-vous
au Ministère des Affaires Etrangères avec l’état major de la Ligue des Droits de l’Homme, il
rencontrera son ami Philippe Berthelot. Il milite beaucoup, se débat pour améliorer les
conditions de vie des malades à l’hôpital de Vitry-le-François. Il rédige des notes, des
comptes-rendus, des avis. Vice-président de la Ligue, il remplace souvent le président, ou le
236
secrétaire général. Le temps lui manque. Il oublie qu’il a invité un ami chez lui quand on lui
propose de rencontrer M. Mespoulet à la Ligue : « je suis désolé de mon manque de mémoire,
et je vous prie de faire à M. Mespoulet mes plus plates excuses. Si j’avais son adresse à Paris,
je lui écrirais directement… »
Pierre Hérold naît le 31 juillet 1916.
Les amis de la Ligue des Droits de l’Homme lui envoient « leurs vives félicitations et
leurs vœux pour madame Hérold et le jeune Pierre… », le 21 août 1916, c’est au tour de
Ravel de féliciter Hérold de la naissance de son fils. Valéry écrit aussi… et lui annonce enfin
la naissance de la Jeune Parque, 3000 vers !
La ronde des Parques continue autour d’André Fontainas.
Dimanche 3 septembre 1916, meurt Gabriel Fontainas, né en 1897, troisième et
dernier fils vivant d’André et de Gabrielle… Engagé volontaire, il était en permission à
Lapras, entouré de sa mère, Gabrielle, et de sa sœur Andrée. Anne-Romaine Fontainas m’a
confié que son père ne reçut de l’armée que ce télégramme laconique, à peu près libellé ainsi :
« Gabriel Fontainas décédé, 3/09/16 ».
La nouvelle madame Fontainas, Marguerite, fit le compte-rendu du drame à Edmée :
« Merci, ma chère Edmée, de votre bonne lettre reçue hier matin : j’y sens toute votre
sincère et profonde affection pour André.
Comment est arrivé cet accident navrant ? Gabriel se trouvait à Saint-Agrève en congé
de convalescence- il allait beaucoup mieux, paraît-il, et se réjouissait de pouvoir rejoindre
bientôt son régiment. Or, le dimanche 3 septembre, en allant à bicyclette à la gare (sur une
route absolument plate) pour y chercher le journal, il rencontra une bande de cyclistes – une
jeune fille fit une chute devant lui et, pour ne pas passer sur son corps il joua brusquement du
frein – trop brusquement, hélas, car il fut projeté par dessus son guidon et se fit une fracture à
la base du crâne. On le transporta immédiatement dans une maison voisine où il était connu et
où vinrent sa mère et Andrée, et trois médecins, je crois. L’accident est arrivé vers midi et le
pauvre Gabriel a succombé vers 5 heures. Par bonheur, sans avoir repris connaissance. On a
ramené son corps à Paris – une série de formalités n’ont permis l’incinération qu’avant hier 10
septembre – André a suivi la dépouille très soutenu par Ferdinand Hérold, Gonon et d’autres
bons amis. Andrée39 est venue l’embrasser à la gare mais ils n’ont pas échangé une
parole.
Ce coup est dur, vous le comprenez, et d’autant plus qu’il fait revivre de bien tristes
souvenirs – pauvres grands fils morts tous deux au même âge ! Et pauvre, pauvre André.
Il supporte avec beaucoup de courage ce douloureux événement. Le bon sourire de
notre douce chérie [Anne-Romaine] l’y aide beaucoup – de mon côté je le soutiens de mon
mieux. En somme, il a été très triste, il l’est encore, mais il n’est pas abattu – c’est l’essentiel39
Andrée Fontainss a, alors, 23 ans.
237
Tout cela m’a empêchée et de vous remercier du don des petits vases, et de vous renseigner
au sujet du père Vincent – Mme Vannier n’a rien pu me dire de précis – mais elle m’a promis
de s’informer à la mairie – dès que j’aurai une réponse, je vous la communiquerai.
Nous rentrerons à Paris dimanche après-midi. Les Lyon sont partis dimanche - le temps est
délicieux – il fait calme et doux – cela fera grand bien à André de jouir quelques temps de
cette paix ensoleilléeAu revoir, ma chère Edmée, je vous embrasse de tout cœur, partagez nos bonnes amitiés
avec ceux qui vous sont chers et qui vous entourent.
Marguerite. »
(12 septembre 1916, de Galluis, Marguerite Wallaert-Fontainas à Edmée La Chesnais)
Ce pauvre Gabriel Fontainas était l’adolescent de seize ans qu’Edmée trouvait si
empoté.
Pour échapper à l’atmosphère lourde de Paris, les La Chesnais avaient invité André
Fontainas et sa nouvelle petite famille à Galluis et leur ont laissé les clés. Ils y seront un
moment avec le musicien Alfred Lyon, sa femme et ses deux fillettes qui s’amusent avec
Anne-Romaine Fontainas qui a huit mois, il y a aussi Nathalie, « Tata », et Alexis
Séménoff…
Quelques jours avant le drame, André Fontainas avait envoyé une lettre pleine
d’insouciance et de gaité aux La Chesnais alors à Brèves dans le Morvan :
« …Je ne sais quel étrange délire vous a saisis l’un et l’autre. On dirait vraiment que votre
jardin n’est pavé et pavoisé que de mauvaises herbes seulement ! Et la rose y fleurit
largement, bicolore, blanche comme le cœur de la lune printanière, rose comme les rêves
d’Anne-Romaine, le liseron, le pied d’alouette, la petite pensée, le coquelicot, que sais-je
encore, la persistante glycine, et cet admirable éclat de safran, dont je n’écrirai pas le nom
«corollaire» à cause de son orthographe fantastique. Cela foisonne de fleurs. La joie des yeux
est complète.
Je compte bien que dès que l’ordre et la règle auront été établis, que votre capharnaüm
prodigieux d’objets disparates et souvente fois cul-de-jatte aura repris un peu d’aplomb et
d’assurance, lorsque nous aurons (à votre santé) vidé les deux bouteilles de St Péray
mousseux qui se lamentent d’être inutilisés dans un coin d’armoire, on jouira de l’air, on se
fondra en bon et prolongé repos, et surtout l’on travaillera !... Mais pas un vers, je n’ai écrit
pas un vers ! C’est drôle quand on n’a pas écrit un vers, comme on a le sentiment de mener
une existence superflue. Je vais tâcher à Galluis de réparer cette « lacune »… Cela se répare-til, une lacune ? Non, monsieur, mais cela se comble… Comble ! … ô votre Saint-Péray !
Dire que Marguerite est scandalisée parce que je projette de le lui faire boire ! La pôvre ! Elle
n’a pas l’air de me croire quand je lui assure que je médite bien d’autres « prélèvements ». Je
vous écrirai une lettre entière concernant mes projets de cambriolage autorisé. Mais il
convient d’y mettre de la discrétion. Arrêtons-nous, pour cette fois, à l’essentiel, au bon vin,
égal aux beaux vers, et demandons simplement à Edmée ce qu’elle compte faire, sinon nous la
livrer (à moins qu’ils soient moisis) de sa réserve de canelloni (ô campagnes d’Italie ! …
pourvu qu’ils ne datent pas, eux aussi du bon roi Charles VIII ni même de Louis XII ou de
François d’Angoulême !) … »
Le télégramme de l’armée abolira la joie de vivre retrouvée d’André Fontainas.
238
Ferdinand œuvre. En novembre 1917, Hérold, vice-président de la Ligue des Droits de
l’Homme, demande qu’on pourvoie les postes vacants au Comité Central. On décide que les
remplaçants auront un mandat qui expirera à la fin de la guerre.
On pense donc que la guerre aura une fin.
Ferdinand se consacre à la question des fusillés pour l’exemple des mutineries au
front. L’offensive du général Nivelle menée sans égard pour les pertes humaines se solda par
20 000 morts. La Ligue des Droits de l’Homme cherche à agir, elle risque d’être considérée
comme une alliée objective de l’ennemi, pour contestation de la juste guerre, de la bonne
cause. On pointe du doigt les défaitistes, la cinquième colonne, l’ennemi intérieur.
L’assistance contre la charité
Le 15 mai 1918, Ferdinand Hérold répond à Pierre La Chesnais qu’il n’est pas
d’accord pour un journal des Russes socio-démocrates qu’il veut créer ; parce qu’il faut réunir
les efforts et non les disperser, et Hérold a confiance en l’équipe que Lénine a mise en place.
A cette époque Hérold a d’autres activités que celles de la Ligue des Droits de l’Homme. Il
est surchargé d’occupations. Les successions l’ont rendu fortuné, plus encore. Il entend faire
œuvres sociales. Il préside maintenant le conseil d’administration de l’Association
d’Assistance aux Invalides Nerveux de la Guerre.
L’association avait été fondée en 1917, à l’origine, pour hospitaliser à Gonesse, au
château d’Arnouville, les blessés nerveux de la guerre, c'est-à-dire les trépanés, les
épileptiques, les confus…plus tard, en 1921, sera créé un second établissement, l’Institut
Clamageran, à Limours à la villa du Repos, cette fois-ci réservé aux jeunes déficients,
«retardés et instables» de 5 à 15 ans, destinés à être ensuite dirigés vers des centres
d’apprentissage. Il y avait d’abord le « centre de triage », selon la formule pas tout à fait
heureuse de Marguerite Hérold ; c’était au 35 rue Saint-Ouen, à Paris, un dispensaire qui
servait d’entrée dans la filière. Puis fut créé l’hôpital Hérold, modeste hôpital de l’Assistance
Publique qui, dans les années 1930, était boudé par les internes et les externes en médecine,
comme Berk. Au choix des stages chez les internes, on disait en se moquant : « Après Hérold,
il y a les Bains Douches… »
Le 35 de la rue Saint-Ouen présentait une façade rébarbative, noircie à l’extrême par
les fumées de Paris, trois escaliers munis de grêles rambardes de fer menaient les familles aux
bureaux.
Qu’ont pu retenir plus tard les enfants de cette entrée si peu attrayante vers leur
nouvelle vie ?
On y était professionnel avant tout : les consultations médico-psychopédagogiques y
étaient tenues par les docteurs Gilbert Robin, Pierre Mâle et Cuel, et l’assistante sociale
Germaine Bernheim assurait la tenue des dossiers avec les familles et tous les services de
protection de l’enfance.
Marguerite Hérold fut la marraine des membres de l’association, comme les
comédiennes Berthe Bady, Segond-Weber ou Colonna Romano.
Interrogée par Paris-Midi, le 26 décembre 1923, à l’occasion de la remise de sa légion
d’honneur, Madame Hérold décrivait ses projets. Elle ne voulait pas entendre parler de
239
charité, mais d’assistance. C’est tout un programme, mais qui a ses limites : « l’enfant
coupable, dit-elle, neuf fois sur dix a droit à toutes les circonstances atténuantes. On ne peut hélas !- en dire autant des parents…» et elle poursuit sur le thème de l’hygiène sociale où «la
promiscuité de la rue», « la mauvaise éducation familiale» est responsable de tout et «conduit
fatalement aux tribunaux pour enfants… »
Fin de guerre
Le 4 juillet 1918, Pierre La Chesnais rencontre Kerenski à la Ligue, il y a été invité par
Hérold, il y a Lévy-Bruhl, J.-B. Séverac de l’Humanité, Painlevé…
Comme on parle trop des interventions des alliés en Russie (elles ont déjà commencé),
La Chesnais s’inquiète et demande que soit solennellement affirmé le respect de la volonté du
peuple russe, mais bien entendu, à condition qu’elle puisse s’exprimer sans contrainte et
clairement. La militante Ariadna Tyrkowa-Williams avait fait à La Chesnais un tableau peu
flatteur de Kerenski :
«Ship Hotel Looe Cornwall
27/IV.1918
Cher monsieur,
Ça m’a fait un très grand plaisir de recevoir à Londres vos articles, car j’ai vu dans cet
envoi une preuve que vous ne m’avez pas complètement oubliée. Je viens de les lire avec
grand intérêt.
Votre analyse du manifeste à tous les peuples est pleine de compréhension très précise
non seulement des faits mais de la psychologie de notre premier soviet avec ses ruses
simplistes mais complètement néfastes pour la patrie. Vous avez bien le droit d’affirmer qu’ils
étaient les premiers à affaiblir l’armée, à empoisonner l’âme du soldat par un pacifisme
équivoque mais toujours hostile aux Alliés.
Mais je ne suis pas sûre que vous ayez raison en disant que le mécontentement contre
le sabotage de la guerre par le gouvernement tsariste fut la vraie cause de la révolution et que
pendant l’offensive projetée par Kerenski il existait un patriotisme guerrier parmi les masses.
Kerenski lui-même a trop longtemps été un défaitiste pour devenir un défensiste habile.
C’était plutôt un sport, une ambition pour laquelle il n’avait ni le vrai cœur, ni la véritable
force morale.
Quant au peuple, il avait bien assez de la guerre. Trop ignorant pour en comprendre la
portée historique, il n’a pas eu de maîtres capables de donner aux masses un élan patriotique.
C’est pourquoi on dit en Russie, ce n’était pas une révolution, ce n’était qu’une
démobilisation. Mot méchant mais non sans justice. L’influence des Bolschevicks avait pour
source cette répulsion pour la continuation de la guerre qui a couru tout le long des tranchées
pour se répandre par les villes et villages de toutes les Russies.
Mais tout ça, c’est le passé, l’histoire. Il faut penser à l’avenir, à notre avenir commun.
Aucune paix signée à Brest[-Litovsk], même contresignée à Moscou, ne peut détruire les
intérêts qui relient les pays alliés. Si la Russie reste brisée par l’anarchie et l’esclavage
240
germanique, l’Allemagne pourra dicter sa volonté à vous autres. C’est une évidence qui force
les diplomates et les hommes politiques en France et en Angleterre de faire des projets sur la
résurrection de la Russie. Il est à craindre qu’il n’y a pas trop de projets. Et, ce qui est pire, il
existe un penchant d’accomplir cette résurrection avec l’aide des Bolschevicks. Idée brillante.
Vous voyez une maison incendiée par des brigands et vous espérez en faire des pompiers. Ou
si vous préférez une comparaison moins criminelle, un vétérinaire, avide de faire des
expériences à la Pasteur, empoisonne un homme et pour sauver le mourant vous vous
empressez de donner au misérable escamoteur les titres honoraires de docteur non seulement
en médecine mais en droit aussi. C’est la tendance ridicule que j’ai flairée dans certains
milieux gouvernementaux en Angleterre. Admettre Trotsky, parce qu’il veut lutter contre les
Allemands, c’est du pur enfantillage. Mais je sais bien qu’en diplomatie, surtout parmi les
diplomates de l’Entente, ce n’est pas ça qui manque.
Le programme d’intervention en Sibérie dont vous me parlez dans votre lettre
correspond parfaitement avec les idées que vous nous avons apportées de la Russie, mon mari
et moi. Seulement nous y ajoutons le plan d’une descente alliée à Mourmansk ou à
Archangelsk. Il faut que les Russes, capables de former un gouvernement à la place de
l’anarchie régnante, - les Bolschevicks ne gouvernent pas – puissent avoir un point d’appui
quelconque. Dans tout le nord de la Russie (je ne suis pas allée au sud après le mois
d’octobre), c’est un appel désespéré vers les Alliés. Mais si les gouvernements français et
anglais trouvent un moyen de se réconcilier avec les Bolschevicks, toutes les forces vitales de
mon pays, qui est littéralement exténué de fatigue politique, se tourneront vers l’Allemagne,
n’ayant pas d’autre issue. N’oubliez pas que les Allemands ayant conclu la paix avec le
gouvernement bolscheviste, sont impitoyables avec les Bolschevicks eux-mêmes. C’est par là
que l’Allemagne se rend populaire parmi les différentes classes. Tout le monde a assez de
désordres, de crimes, de la famine.
Je vous demande pardon de la lettre trop longue. Vos articles m’ont prouvé qu’en
suivant de près toutes les étapes de la tragédie russe vous n’avez pas perdu la sympathie pour
mon pays, c’est pourquoi, je voudrais vous dire un tas de choses. Je n’espère pas venir de près
à Paris. Et vous ne venez pas à Londres ? Nous sommes pour une quinzaine de jours en
Cornwall. Nous comptons rentrer à Londres vers les premiers jours de mai. Est-ce que M.
Lubaud passera à Londres plus tôt ? Je voudrais bien le voir et lui donner tous les
renseignements qui lui pourraient être de quelque utilité. Je donne beaucoup d’importance à
cette entrevue et je vous serais bien reconnaissante si vous trouvez la possibilité de me
télégraphier la date de son arrivée à Londres.
Je n’ai pas encore écrit à Mme Holstein40, comme d’ailleurs à personne. Londres nous
a attiré dans un petit tourbillon politique. J’en étais ahurie après les Bolschevicks et le voyage.
Je commence à me reprendre grâce à la mer.
Votre article sur les socialistes danois m’a bien intéressé. Surtout le rôle de Parsons.
Nous l’avons connu à Constantinople et je l’ai placé dans mon dernier roman qui se passe
dans cette admirable ville.
Mon mari vous envoie l’assurance de son respect, il éprouve une grande satisfaction
que vous deux vous travailliez dans une même voie.
Veuillez agréer, Monsieur, mon respect le plus amical.
Ariadna Tyrkova Williams. »
(Ariadna Tyrkova-Wiliams à Pierre La Chesnais, le 27 avril 1918)
40
Alexandra Vassilievna de Holstein (1849-1937), figure du Tout Paris russe, grande amie du poète symboliste
russe Constantin Belmont, et des La Chesnais.
241
Le 19 juillet 1918, on reçoit M. Kerney, directeur de l'Office américain d'information à
Paris et ami personnel de M. Wilson, président des Etats-Unis. Cette réunion est capitale, et
l'on s'étonne de l'absence de Ferdinand Hérold, certes, sa grande amie, madame MénardDorian est là. C'est qu'il s'agit de connaître le point de vue du président Wilson sur la Société
des Nations, qui est le grand chantier de l'après guerre qui vient…
La Ligue des Droits de l'Homme ne cache pas son admiration pour Wilson, « le plus
hardi des démocrates », « plus révolutionnaire que ceux de la Convention » …
On parle de son prochain passage à Paris, Hérold ne veut pas rater la séance, aussi
écrit-il au président de la Ligue des Droits de l’Homme ceci :
« Mon cher ami, je pars demain pour Mauves où j'ai fait convoquer la section pour dimanche.
Je compte revenir mercredi ou jeudi. Mais si, par hasard, Wilson, recevait la Ligue avant ces
jours-là, vous serez bien aimables de me le télégraphier.
Je tiens à ne pas manquer l'entrevue.
Vous n'auriez qu'à adresser le télégramme : Hérold, Mauves, Loire-Inférieure.
Bien amicalement à vous.
AF Hérold. »
Le 21 décembre on remit à Wilson le diplôme de docteur en Sorbonne dans le grand
amphithéâtre, en présence de Poincaré, président de la république, des professeurs en toge, de
la garde républicaine et de sa musique. Hérold dut se rappeler le quartier latin de sa jeunesse
quand il vit la masse des étudiants et des lycéens, dehors, en rangs serrés, brandissant des
lanternes multicolores, et des drapeaux aux couleurs des Etats-Unis, de la France et de la
Société des Nations, couleur d'horizon, « flottant dans la nuit bleue par dessus tous… »
Lundi 9 septembre 1918, Ferdinand se rendit avec des membres du Comité Central de
la Ligue des Droits de l’Homme aux obsèques de Georges Lorand, président de la Ligue
belge. Hérold l’appréciait pour son côté un peu anarchiste qui ne plaisait pas à tous
(Vendervelde s’en plaignait). Hérold fit son éloge dans le bulletin de la Ligue.
Ce même 9 novembre 1918, le prince Max de Bade annonçait l’abdication du Kaiser
Guillaume II, c’était faux. Mais le peuple de Berlin se souleva à l’idée que son souverain
déserte le combat. Et donc, le surlendemain, le Kaiser déchu entrait dans une automobile
fermée dans la cour du château d’Amerongen, chez le comte Godard Bentinck, en Hollande.
11 novembre 1918
Chacun voit le passé et l’avenir à sa manière, La Chesnais pense à l’Alsace-Lorraine,
il publie une brochure pour s’opposer à ce qu’un référendum ait lieu en Alsace et en Moselle,
parce que, selon lui, les deux provinces doivent revenir à la France sans discussion.
Ferdinand, lui, pense aux occasions manquées pour éviter la guerre, il se passionne avec la
Ligue des Droits de l’Homme pour les poursuites dont on menace Caillaux, homme douteux
artificiellement mué en héros de la paix.
242
Le 15 février 1919 voit la sortie des presses des poèmes de Hérold sur la guerre aux
éditions du Mercure de France, cela s’appelle « Guillaume-le-Petit » dont nous avons lu déjà
la sévère critique par Marion.
La revue nantaise La Gerbe de juillet 1919 en fait une critique nettement moins âpre
(Ferdinand fait partie du comité de rédaction). Cette critique est celle d’un ami, Level-Régné,
et pourtant cela commence de manière sévère : « Que restera-t-il plus tard de tous les livres-–
vers et proses - qui répètent la guerre ?- pas grand-chose peut-être… (…) Que restera-t-il
plus tard du livre de Ferdinand Hérold qui ne répète pas la guerre mais en a mal et - sans
peut-être le vouloir- nous dit son mal ? On ne peut pas savoir, bien que j’en aurais de la
peine si, d’être une victime injustement choisie par le sort que réserve un abus de volumes,
Guillaume-le-Petit faisait, de toutes pages, le naufrage absolu que je voudrais pour tant de
livres qu’il y a.
Poète doux, poète ayant de la joie parce qu’une bague est si jolie sur une jolie main,
poète qui, jadis, eût aimé peindre en des vitraux les images des Saintes… (…), poète si simple
en son talent, il ne nous permettait pas d’attendre de sa part le cri de haine et de révolte, de
souffrance exaltée au paroxysme, pas d’avantage il ne laissait attendre, étant poète, des
chants de route à la façon de Déroulède qui, faute de génie, auquel il dût des vers aussi piteux
qu’ils sont touchants… »
On apprend que l’ouvrage de 183 pages est en vente à Nantes, à la librairie Vié,
passage Pommeraye, au prix de 3 francs 50, avec majoration temporaire de 100 % à partir du
1er juillet 1919… Peu l’achetèrent. L’exemplaire offert par Hérold à d’Edmond Haraucourt
est sans doute tombé des mains de ce dernier, à la page 46 exactement. Après les pages ne
sont plus coupées dans le livre que j’ai sous les yeux, à lui dédié « bien cordialement » par
Hérold. Haraucourt, l’ancien confrère de Ferdinand au Club des Sept Sages du temps où
Pierre Louÿs menait la danse.
C’est un texte sur lequel il est curieux de se pencher, les horreurs de la guerre qui y
sont évoquées renvoient à Callot ou à Goya : des fanges noires et la boue sanglante, les chiens
et les mouches qui volent au dessus des cadavres terrassés.
« J’ai perdu le seul bien que j’eusse
Mes deux bras, et pour quoi ? Pour qui ?
Il répond : pour le roi de Prusse ! »
Le poème de guerre fut un genre douloureux… et un exercice impossible pour
Ferdinand comme l’avait bien perçu le critique Marion. La Ligue des Droits de l’Homme
chargea André-Ferdinand de faire une revue de presse des poèmes de guerre et André
Fontainas eut la même tâche au Mercure de France.
243
Pierre La Chesnais, Edmée La Chesnais (née Gellion-Danglar), et leur fils Claude, à
Mauves-sur-Loire, chez les Rigaud, vers 1908. « Ils sont trop moches » me dira un
chercheur du CNRS qui refusera d’illustrer avec son article sur La Chesnais.
244
V
Les années de plomb
(1919-1940)
Dancing !
«Bistros ! Apéro ! P.M.U ! Ciné ! Dancing !» dira plus tard Curnonsky.
Après la boucherie de la guerre, la pluie des bombes et des shrapnels, les ouragans de
gaz moutarde, le temps est beau.
On s'étourdit par le clinquant, l'esbroufe, le banjo et le saxophone. On se saoule au
punch.
On veut vivre. On danse, on danse frénétiquement comme des tarentules, on danse le
«shimmy». On se vautre dans le superficiel, toutes classes confondues.
Au Luna Park, la foule grouille, attablée en plein air, cris de femmes, feux de Bengale.
Les petites boîtes et les music-halls se multiplient et envahissent les boulevards, « on y
fait de la cuisse ». Le Casino Montparnasse draine les peintres et les poètes, le Cirque
Medrano, la jeunesse.
Du haut des « arbres boulevardiers » les auteurs à succès « laissent choir leurs
fromages dramatiques », les théâtres à vaudevilles idiots ne désemplissent pas.
Le cinéma a 17 ans… On ne compte plus les salles à écrans qui diffusent des histoires
absurdes qui gigotent drôlement, en noir et blanc.
En fait, c’est toute la société qui a changé. H. G. Wells a vu juste : « La guerre n’a fait
que réaliser, avec une rapidité d’avalanche, un état de choses pour lequel le monde était
245
prêt… ». Il y a transformation générale du monde. Paris n’est plus la ville aux 100 000
chevaux comme en 1900.
Les Cubistes ont maintenant pignon sur rue. Ce n’est pas assez, on en veut plus. Peu
avant la fin de la guerre Apollinaire avait déjà vu une Russe très snob bouder devant un Juan
Gris : « Ce n’est pas intéressant… On voit trop ce que c’est… »
Le Dadaïsme règne en maître à Montparnasse. Il n’y a plus guère que Henri-Albert
Haug, du Mercure de France, pour ne pas en croire ses yeux. Cela ne peut prendre en France,
selon lui, cette grossière farce imaginée en 1917 par des Allemands réfugiés à Zurich pour
fuir les multiples désagréments de la guerre, « impropres ou insoumis, aux nerfs détraqués et
qui ont voulu revenir à la santé en imitant les balbutiements de la tendre enfance ». Cela ne
peut marcher car « cela est trop germanique et trop pédant pour plaire à nos snobs ! »
On se gausse des intellectuels. Car on n’est pas loin des préceptes de Gilles Châtelet :
«vivre et penser comme des porcs». Les intellectuels n’ont pas bonne presse. Si on lit, c’est
peu, et ce sont des romans de gare. Mais les salons ont rouvert leurs portes. On y aime les
brillants causeurs.
Noémie Révelin tient son salon place du Panthéon. Depuis juin 1913, Noémie et Louis
Révelin ont quitté le numéro 1 de l’avenue Bel Air pour un luxueux appartement 1 place du
Panthéon, faisant l’angle avec la rue Clotilde. Il est tout neuf. En belles pierres crème. Il vient
d’être terminé, l’architecte vient d’apposer son nom sur la façade : « A.SELONIER 1912 ».
«Je suis toujours dans la joie et la passion du nouvel appartement. Quel plaisir !» écrit-elle à
Edmée. Vaste et lumineux, il donne, à la grande joie de Ferdinand, sur les jardins du lycée
Henri IV.
Noémie fit des bassesses pour que Paul Valéry, dont on parle maintenant dans le
« monde », figure dans son nouveau salon.
Plus de 80 ans plus tard Anne-Romaine Fontainas, fille du poète, me confiera :
« Je me souviens de tout, car j’y accompagnais, petite, mon père. Je me souviens de l’entrée,
l’escalier, c’était à droite, le grand salon, ses grandes fenêtres, cet appartement tellement
plus clair que notre Mozardière qui est si sombre, surtout en novembre… C’est André
Fontainas qui fit venir Valéry, à la demande pressante de Noémie. Parce que, après guerre,
on ne parlait que de Valéry… Comme mon père fut mortifié d’avoir été traité en second dans
cette affaire ! Valéry était roi dans ce salon que fréquentaient les célébrités politiques et
intellectuelles de ces années-là… Mon père rêvait de voyager, d’aller en Grèce… Vous
pensez son amertume quand, après avoir discuté, chez Noémie, vers 1925, avec le ministre de
la Marine, Emile Borel, et avec Valéry, il apprit que Valéry obtint du ministre une croisière
gracieuse pour la Grèce… »
246
Hérold happé par la politique
La politique, comme la vie de salon, reprit son rythme, comme si rien ne s’était
passé….
A la Ligue des Droits de l’Homme, Hérold proposa que l’on reprenne « les habitudes
d’avant la guerre… » mais cela ne concernait seulement que les heures de réunion que l’on
pouvait faire de nouveau l’après midi et non le soir.
Le 5 mars 1919, Ferdinand Hérold présida à la Ligue des Droits de l'Homme (LDH) la
réunion sur l’affaire Caillaux… Hérold suivait ce dossier depuis longtemps. Il s’est passionné
pour le personnage qui a eu les audaces qu’il n’a pas eues.
Dès juillet 1916, Ferdinand avait été chargé par le secrétaire général de la Ligue de
rédiger une brochure sur son cas. Il était accusé d’avoir été « capitulard » et complaisant avec
les Allemands avant guerre. Caillaux compte beaucoup sur la LDH pour être réhabilité. Les
pacifistes sont tout de même embêtés : Caillaux, ministre des finances, n’a-t-il pas voté les
crédits militaires, « il n’a rogné aucun crédit affecté au matériel » disent-ils.
En octobre 1916, Caillaux s’était présenté rue de Lille au siège de la Ligue des Droits
de l’Homme avec une brochure toute faite ! Le secrétaire général l’écrit à Hérold : « Notre
homme, en étudiant, s’est attaché à son étude et l’a faite comme pour lui, en la joignant, et il
l’a signée ! Vous devinez combien ce contre-temps m’afflige, d’abord c’est de vous que nous
voulions une brochure et je crains, d’autre part, qu’il n’y ait des difficultés de l’accepter de
lui… »
Hérold veut faire un grand mouvement. Il veut, comme au temps de Zola, mobiliser
les intellectuels. Mais Maeterlinck ne répondit pas au courrier (« il y a du mufle dans
Maeterlinck » disait Vallette). Hérold se chargea de lui téléphoner. On imagine la réponse.
Maeterlinck n’était plus des leurs. Il en était même très loin…
Mais pourquoi cet engouement de Ferdinand pour Caillaux ? C’est certain, pour
retrouver les émotions des combats de l’Affaire Dreyfus, où, nous avions là une vraie victime
de l’injustice d’Etat, une figure douloureuse qui force l’estime et la fraternité. Rien de tout
cela chez Caillaux que Pioch décrit dans toute sa vérité crue : ….. Rien d’autre qu’ «un
fauve, brave et sournois, héroïque et rampant, le fauve qu’il faut subir ou qu’il faut
abattre…». C’est le tableau fait par un observateur qui l’a vu de très près, dans ses hautes et
basses œuvres :
« C’est un sourire satisfait de lui-même : un sourire sans rêve, qui, très jeune, trop jeune
peut-être, a découvert chez les hommes tout ce qu’il suffit d’en savoir pour s’attribuer le droit
de les mépriser, sans remords. Il s’étend des yeux malins, agressifs, un peu hagards à la
bouche fine, vorace, qui semble toujours mâcher un ordre, pour des salariés, ou pour les
femmes, une galanterie un peu avilissante qui se moque de la pudeur…»
Caillaux fera, un jour, cette étonnante confidence, comme un aveu : « La politique m’a
desséché et perverti ». Ferdinand, lui-même, certes, s’il n’a pas été perverti, s’est terriblement
desséché dans cet exercice. Il écrit toujours, néanmoins. Le vieil ami de Ferdinand, Henri Sée,
de Rennes, lui écrit : « J’ai lu ton beau poème à Verhaeren et ton article des Cahiers des
247
Droits de l’Homme sur l’Affaire Caillaux : il m’a paru très bien. On en veut à Caillaux parce
que c’est le seul président du conseil qui se soit réellement efforcé d’éviter la guerre ; les
autres ne l’ont pas directement provoquée, mais ils l’ont vue venir, sans en être très fâchés ! »
Pauvre Henri Sée qui n’a toujours pas compris la complexité des choses, qui ne s’est
arrêté qu’à leurs écumes, aveuglé par ses passions, par son conformisme, par sa petitesse
aussi.
La paix fourrée
Le 13 juin 1919, Hérold préside la séance de la LDH où l’on demande au général
Alexandre Percin son opinion sur les conditions de la paix. Le général Percin n’a pas été
entendu par Hérold par hasard, on le dit caillautiste et franc-maçon. Juste avant guerre il avait
fait une campagne jugée par Le Journal « pacifiste, antimilitariste et internationaliste », pour
un candidat socialiste, Morizet, qui parlait de faire sauter les ponts pour empêcher la
mobilisation française. Ferdinand avait une certaine tendresse pour Percin, pour une autre
raison, parce qu’il était un anticlérical radical et intransigeant, au point d’avoir, au ministère
de la Guerre, constitué un fichier des fonctionnaires « réactionnaires et cléricaux ».
A la Ligue, le général déclare ne voir que de mauvaises clauses au Traité de Versailles.
Et il ne ménage pas ses termes : « il ne faut pas réduire seulement l’armée allemande, mais
toutes les armées ! …. Si j’étais Allemand, je signerais en protestant le traité et je
préparerais la guerre ! ... »
Hérold donne son avis, il regrette qu’on n’ait pas renoncé à la diplomatie secrète,
renoncement qui avait été un préalable posé par le président américain Wilson. Il s’étonne
aussi du régime particulier donné à la Sarre, s’inquiète du statut de Dantzig, et ne voit que de
pratiques trop anciennes dans l’annexion par la France des colonies allemandes d’Afrique,
Togo et Cameroun…
Hérold est lucide et ce furent présicément ces fautes du vainqueur qui amenèrent Hitler
au pouvoir…
La vie avec la Ligue était aussi une vie mondaine, faite de représentations, de
réceptions… le samedi 2 août 1919, avec le président, Ferdinand reçut la délégation
égyptienne de la Ligue des Droits de l’Homme au Claridge. On reçut Kerenski en exil comme
on avait reçu le 19 juillet 1918 M. Kerney, ami personnel de M. Wilson. A chaque fois
banquet à la bonne table d’un bon restaurant.
248
Ravel à Herold-House
Le compositeur Maurice Ravel séjourna du 26 décembre 1919 au 23 janvier 1920 à
Lapras, dans le silence peuplé du Vivarais.
Diaghilev lui avait commandé un poème chorégraphique. Ce sera la fameuse Valse de
Ravel.
Ravel se remettait difficilement de la mort de sa mère, il en restait obsédé. Un soir, il
confia aux Hérold son découragement, sa difficulté à créer, à se concentrer. Cette mort toute
récente de la mère avait réveillé des douleurs lointaines qui le submergeaient et paralysaient
son inspiration. Il veut se couper du monde. Et c'est alors là que, très mondaine, Marguerite
Hérold s'approcha de lui pour lui dire : « je connais une maison où personne ne viendra vous
troubler, c’est, dans un village ardéchois, au fond d’une vallée, une vieille maison, maison
saine et propice au travail comme au repos… »
Ravel accepta d’aller à Lapras, il partit en plein hiver avec Hérold. André-Ferdinand
l’accompagna, l'installa, le confia aux domestiques qui, sur place, desservent la demeure. Et il
le laissa seul pour de longues semaines dans la vaste demeure glacée.
Il fait si froid que Ravel ne pense même pas sortir. Il se contente des vastes espaces
d'Herold-House et contemple, derrière les vitres les environs mélancoliques et lumineux.
Il est un reclus. Sa marraine de guerre, madame Dreyfus, lui envoie des chocolats,
comme s’il était au front ! Il lui envoie des cartes-lettres comme celle du 26 décembre :
« Lapras 26/12/19
Ma chère marraine,
Mes vœux les plus affectueux pour vous tous. Je suis affreusement triste. Je souffre plus que
les premiers jours. Elle n’est plus là, à côté de moi, comme lorsque j’allais travailler loin de
Paris.
Et ces charmants réveillons, avenue Carnot !
Enfin, je travaille : c’est toujours ça… »
Maurice Ravel s’attela d’abord à l’orchestration de ses « Deux mélodies hébraïques »,
composées en mai 1914, puis, il se lança dans la commande de Diaghilev :
« J’ai conçu cette œuvre comme une espèce d’apothéose de la valse viennoise à laquelle se
mêle dans mon esprit l’impression d’un tournoiement fantastique et fatal. Je situe cette valse
dans le cadre d’une cour impériale vers 1855. »
C’est un ouragan, en effet, qui a frappé de plein fouet la valse. « Tournoiement
fantastique et fatal », c’est le mot. La réussite est totale. Les portées sont arrachées comme
des fétus de paille. C’est un chef-d’œuvre d’angoisse où celle-ci creuse son chemin inexorable
dans un climat paisible et doux, presque frivole, des valses de Strauss. Au bout d’un
249
crescendo inquiétant, c’est la tourmente finale, métaphysique. Le féerique s’est mué en
l’éclatante réalité de l’absurdité existentielle.
Jamais Ravel n’aura été aussi près de sa vérité.
On conçoit l’affolement de Diaghilev, en réalité un peu trop raisonnable, qui ne donna
pas suite. Cette valse, c’était un écho, aussi, de sa véhémente septième valse qu’avait dansée
Trouhanova en 1912.
Ida Rubinstein monta la Valse 10 ans après. Mais entre la composition à Lapras et la
mise en scène d’Ida Rubinstein, comme le fait remarquer justement René Dumesnil,
chroniqueur musical du Mercure de France, il y eut le succès de l’œuvre qui mit du temps à
se faire :
« Les grands concerts avaient rendu populaire cette extraordinaire valse, dont on ne sait si
elle est une page ironique ou sincère, où l’auteur se moque de lui-même, mais qui,
assurément, est un chef d’œuvre… »
Ferdinand passe le printemps 1920 à Mauves-sur-Loire, à la villa La Marguerite.
Marguerite, qui va mieux, elle peint, elle fait surtout des pastels. Elle présenta trois toiles à la
31e exposition de la Société des Artistes Indépendants.
En septembre 1920, Ferdinand publiait sa Guirlande d’Aphrodite, où l’on sent,
évidemment, peser lourd toute la nostalgie des années Pierre Louÿs. Rachilde, dans sa
chronique du Mercure de France, à la vérité, s’intéresse beaucoup plus à la beauté de
l’ouvrage, comme un bel objet, ce qu’il fut. Le peintre et dessinateur Kupka sous le
pseudonyme de Paul Regnard y réalise des illustrations à la hauteur de ce qu’il a déjà conçu
pour le Cantique des Cantiques :
« A toucher ce volume on éprouve la joie que peuvent procurer de beaux émaux
resplendissants au sortir des mains du peintre décorateur. Et les couleurs en sont devenues
plus vives dans les mystères des flammes de ce four toujours en ébullition qu’on appelle le
cerveau du poète. C’est l’union intime du dessinateur et de l’inspirateur, du contour et de la
nuance. Paul Regnard, E. Gasperini ont dessiné, gravé ces fleurs offertes par Ferdinand
Hérold à l’Aphrodite éternelle. » Rachilde ne s’y est pas trompée, le chef d’œuvre, ce sont les
illustrations aux dominantes rouges –couleur de l’amour ! – des lèvres et des pétales au
pourpre souligné.
En automne 1920, dans la revue Action, Henri Béraud annonce la création en banlieue
de Paris d’une nouvelle école : les « Suburbanistes », des poètes nettement communisants,
Yvan Le Fouloc et Joseph Doucher en sont les leaders : « Les Suburbanistes ne visent ni au
scandale ni au profit. Ils se contentent de la persécution qui guette quiconque prétend penser
sans contrainte… » Leur premier persécuteur fut le silence en écho. A ce moment précis
Ferdinand sentit bien que la question sociale demeurait, au delà de ses rêveries adolescentes
autour d’Aphrodite. Où pouvait-il agit ailleurs qu’en Ardèche ?
250
Hérold, statue des Droits de l’Homme en Vivarais
En 1920, Hérold créait à Lamastre une section socialiste. De 1920 à 1930 Ferdinand
Hérold se démènera pour être l’Eminence Grise de la SFIO dans l’Ardèche, à défaut d’être le
premier. Il était, depuis près de 20 ans, l’ami du député ardéchois et maire de Romans, Jules
Pomaret dit Nadi (1872-1928). Ils avaient inauguré ensemble le monument de Mikhaël à
Toulouse, en 1900…
Une circulaire est émise par le comité central de la Ligue des Droits de l’Homme à
tous les présidents des sections du Gard, de l’Hérault, du Puy-de-Dôme, de Lozère, de Drôme
et d’Ardèche :
« Mon cher collègue,
Le Comité Central a pensé que dans les circonstances actuelles, il était plus nécessaire que
jamais de se tenir en contact avec ses sections de province, en s’informant de leurs désirs et
en leur faisant connaître notre action passée et présente.
M. A-Ferdinand Hérold, homme de lettres, vice-président de la Ligue, qui a participé
activement par la parole et par le plume à toutes les grandes campagnes menées par la Ligue,
a été désigné pour visiter les sections de votre région pendant les mois d’août et de
septembre. Il traitera « La Ligue des Droits de l’Homme et les événements actuels », ou « La
Ligue des Droits de l’Homme et la crise de la démocratie », ce qui lui permettra d’aborder
toutes les questions qui passionnent actuellement l’opinion publique. Nous vous serions
reconnaissants de vouloir bien, s’il vous est possible, organiser pendant les mois d’août et de
septembre, à une date que M. Hérold vous indiquerait avec précision ultérieurement, une
conférence publique annoncée à l’avance par une grande publicité (par invitation dans la
presse régionale et par affiches) (…) Les frais de voyage de nos conférenciers sont à la
charge du Comité Central. Nous demandons seulement à nos sections de vouloir bien
recevoir notre délégué.
Les présidents de sections doivent répondre avant le 20 juillet. »
On croirait lire un pastiche de circulaire du pouvoir central s’adressant à ses préfets et
sous-préfets. Nous avons affaire là à des gens sérieux qui prennent sérieusement à cœur leur
mission…
En 1920, donc, Hérold partit en campagne avec Nadi, sur les routes poudreuses au
travers de l’Ardèche et de la Drôme, dans une grande campagne contre l’adhésion à la IIIe
Internationale. Hérold milite pour l’Union de tous les Républicains, il préside comme viceprésident de la LDH les cérémonies du cinquantième anniversaire de la IIIe République (à
Bourg de Péage et à Romans, municipalités socialistes).
Ferdinand Hérold en cet été 1920 est de tournée pour expliquer la politique de la Ligue
des Droits de l’Homme « face aux événements actuels, à la crise de la démocratie… », à
Annonay (11 septembre), à Aubenas (18 septembre), à Largentière (19 septembre), à
251
Alboussière, à Privas, en Ardèche, à Saint-Donat, au Grand Serre (le 14 août), à Romans (4
septembre), dans la Drôme…
Ce n’est pas facile :
« Les trains sont peu nombreux et correspondent mal », par exemple, pour faire les 52
kilomètres de Lapras à Annonay : « je dois aller à Tournon, premier changement de train ;
puis à Peyraud, second changement de train, en fin j’arrive à Annonay, mais par une suite de
trains j’ai mis cinq heures et il a fallu que je quitte Lapras à 4 heures et demie du matin ! »,
«les automobiles coûtent de tels prix qu’à m’en servir j’endetterais la Ligue pour de longues
années», à Lamastre, un taxi coûte 3 francs le kilomètre….
Ferdinand garde un bon souvenir de sa tournée. Au Grand Serre, il y a eu une centaine
d’auditeurs « ce qui est beaucoup pour un chef lieu de canton qui n’a pas 2000 habitants… »,
Ferdinand eut une joute oratoire, qui ne lui déplut pas, avec le curé du bourg, « très militant »,
«il n’a pas eu le dessus, mais on m’a écrit du Grand Serre que, huit jours après mon passage,
il ferait à son tour une conférence pour répondre à la mienne, voilà qui est excellent !»
En somme, Ferdinand est content de son été mais la situation et l’action du
gouvernement l’inquiètent : « notre politique, à l’intérieur et à l’extérieur, est bien triste.
Partout le militarisme et l’impérialisme, même – surtout peut-être – chez les Bolchévistes ! ».
Mais l’avenir est radieux en Ardèche : « on me semble y prendre les plus sages résolutions.
Mais que diraient Bracke et Cachin ? ».
Début 1921, sous couvert de la Ligue des Droits de l’Homme, Hérold fera une
campagne de réunions pour regrouper les socialistes ardéchois partisans de la
«reconstruction» des forces de progrès au sein du bloc des gauches.
Et, le 16 avril 1921, Hérold parlait à Annonay aux côtés du député Louis Antériou à
une réunion organisée par le « comité républicain local », Antériou qu’Henri Sée dénonce à
Ferdinand comme « plus saxon qu’ardéchois… » ; Hérold se déclare clairement membre de la
SFIO mais « fervent partisan de l’Union de toutes les fractions républicaines » …
Le véritable bilan de ce tour d’Ardèche, établi très précisément le 27 juin 1921,
donnera ces résultats plutôt accablants pour l’activité de la LDH vivaroise… :
« Note sur la tournée d’André-Ferdinand Hérold en Drôme, Ardèche, Haute-Loire, Gard et
Corrèze, rédigée par le Secrétariat Général de la Ligue des Droits de l’Homme :
« Albussières : Section à stimuler.
Annonay : Section radicale. Quelques éléments socialistes. Plus active cette année qu’en
1920. M. Bouvraut, instituteur, est un élément actif.
Aubenas : Bonne section de radicaux et de socialistes.
Joyeuse : Semble vouloir reprendre une activité nouvelle.
Lamastre : Section active depuis la conférence de M. Hérold, septembre 1920.
Largentière : Socialistes et radicaux. Vincent remarquablement actif et dévoué. Froment
excellent.
Privas : Socialistes et radicaux. M. Reynier est l’homme qui anime les idées de la Ligue.
Le Teil : Section installée en mai 1921, sous l’impulsion de M. Mounier, instituteur.
Toulaud : Section inactive.
Tournon : Section à stimuler. »
On note le mélange des activités SFIO et LDH de Ferdinand, ce qui a dû en agacer
plus d’un. C’est d’ailleurs l’explication de son échec sur les deux tableaux.
252
Pendant le même automne 1920, Johan Bojer, le paysan-pêcheur écrivain, accomplit
sa tournée française. A Paris, il est fêté par ses lecteurs et admirateurs fidèles, il faut dire qu’il
est pro-allié et francophile (et le public allemand le boude désormais) : « Bojer est au nombre
des auteurs heureux dont la manière peut à la fois être appréciée des délicats et séduire la
foule… », estime Pierre La Chesnais qui le guide dans le monde des lettres. La Chesnais va
sortir la traduction de La Grande Faim au début de l’année qui suit, chez Calmann-Lévy.
Hérold n’aime pas en Bojer celui qui a prit parti tendant la guerre. Pierre La Chesnais et
Ferdinand Hérold, insensiblement, s’éloignent l’un de l’autre.
La seconde mort de Cléopâtre.
Hérold n’oublie pas ses devoirs d’homme de lettres. Le 22 mai 1921, la Comédie
française donnait Cléopâtre de Hérold. Madame Segond-Weber est Cléopâtre et Albert
Lambert fils, Marc-Antoine.
Hérold avait dédicacé sa pièce à Segond-Weber. Elle est une vieille amie à laquelle il
avait promis cette pièce depuis des lustres…
La pièce, en effet, attendait dans les cartons depuis 1911, date où, déjà, elle devait être
jouée au Théâtre Français.
« Hélas, ni l’un ni l’autre ne se sont vu vieillir » observe Paul Souday avec
mélancolie : « la pièce (c’est visible) fut terminée en 1874. Vers cette époque l’auteur avait
remarqué une jeune femme qui jouait la comédie à l’Odéon. 47 ans passèrent. M. Hérold
voulut distribuer sa pièce et fit appel à la jeune comédienne…. Hélas… » Bien sûr, Paul
Souday exagère, cependant…
Segond-Weber a quarante années de planches…
Il y a quarante ans, elle débutait, le 30 août 1887, en une Dona Sol inoubliable, dans
Hernani, à la Comédie Française.
Le temps a passé où Francisque Sarcey s’enthousiasmait pour elle quand elle jouait
Jeanne d’Arc de Fabre, en janvier 1891, au Châtelet : « Et si vous saviez comme Mme Weber
est belle ! On lui a reproché de ne pas être assez extatique. Eh ! Mais c’est pour cela que je
l’aime. Extatique, elle l’est à l’heure des extases. (…) Quels dons merveilleux elle a reçus,
cette Weber, qui a si sottement gâché sa jeunesse ! Je l’admirais hier, durant ces deux
premiers tableaux qu’elle remplit tout entiers : l’œil grand ouvert sous l’arcade sourcilière,
un œil intelligent et plein de flamme. Le profil est d’une finesse exquise ; la voix dans les
notes graves est superbe, et d’une douceur pénétrante dans le haut. Elle se meut aisément sur
scène, elle prend tous les tons et elle a des retours de simplicité qui sont délicieux. »
Ce don de la scène, Sarcey l’avait prédit, on le lit dans la Revue d'Art Dramatique du
1 janvier 1886 :
er
253
« On ne serait point ridicule en disant de Mlle Weber qu'elle sera une grande tragédienne
(…) Prenez une femme qui ait l'instinct du théâtre, une Mlle Weber : portez-la sur la scène,
sans autre temps d'études qu'un rôle appris par cœur, vous serez étonnés - nous l'avons tous
été à la première représentation des Jacobites - de l'effet qu'elle produira sans se donner le
moindre mal, inconsciemment, pour ainsi dire. Cette débutante, qui ne savait rien de son
métier, a mis du premier coup les plus vieux comédiens en déroute. On se serait imaginé, à la
voir, qu'elle avait vingt ans de planches. »
Oui, quarante ans ont passé. Depuis, Segond-Weber s’est empâtée, sa voix s’est
alourdie et Hérold a vieilli lui aussi. Certes, il a toujours son invraisemblable cravate moirée
aux teintes vives, énorme, ornée d’une médaille sur le nœud, la barbe est encore blonde et
broussailleuse, mais les cheveux ont blanchi, ils sont rejetés un peu en désordre vers l’arrière.
L’âge lui a donné un air plus doux.
L’avant première de Cléopâtre est un peu tendue, devant la grande salle presque vide,
les acteurs répètent en costume. Hérold et l’Etat-Major de la Comédie Française sont aux
premiers rangs. Hérold et Emile Fabre quittent sans cesse leur place pour régler la mise en
scène, on perd un temps fou à doser les jeux de lumière. Fabre trouve assez d’autorité pour
faire supprimer d’interminables séances de la bataille d’Actium, à laquelle madame SecondWeber aurait dû assister en costume de pêcheuse de crevettes !
A la répétition, un journaliste saisit un moment de répit pour interroger Hérold, il est
confiant, il parle presque avec insouciance, inconscient du véritable drame qui va se dérouler,
non pas la mort de Cléopâtre, non, mais la mise à mort de sa pièce dans les heures qui vont
suivre :
« J’ai traité Shakespeare, de la même façon que les écrivains du XVIIe siècle, lorsqu’ils
suivaient des modèles grecs, espagnols ou latins… J’ai également emprunté directement des
épisodes à Plutarque ; d’autres viennent de Suétone et de quelques historiens anciens… Que
vous dire de plus ? Si ce n’est que ma pièce fut reçue en 1912, à l’unanimité ! Et qu’elle ne
put être jouée pendant la guerre en raison de sa longueur et du manque de décors et de
machinistes…. Cléopâtre sera interprétée par madame Weber. Cette grande tragédienne
donne une vie extraordinaire à son rôle et rend le personnage exactement tel que je l’ai
rêvé… Quant à Albert Lambert, on verra quelle puissance il donne au rôle de Marc-Antoine.
Il a mis la pièce entièrement en scène avec le plus grand zèle et l’intelligence la plus
éclairée… »
Il y a de l’émotion, on retient son souffle, car la répétition générale aura lieu tout à
l’heure, à 14 heures…
Les décors, cependant, sont lourds de menace, on sent au travers d’eux, déjà, que la
pièce ne sera pas la pièce du siècle. C’est toute une Egypte en carton pâte qui occupe la scène,
il y a profusion de décors, et, pourtant, on voit bien que les économies ont été draconiennes.
Les peintures sont décolorées par le temps, les ciels sont désolés, d’un azur délavé… Le
rideau d’avant-scène provient d’une représentation du Cid d’Avant-Guerre, les palmiers
appartiennent à Rodogune, du même Corneille. « Décors d’Ecole des Beaux-Arts où se meut
une figuration d’un style qui fut historique… et original voici quelques vingt ans… », note sur
son calepin le critique Gabriel Boissy, un ami d’André-Ferdinand, pourtant…
Les costumes sont certes chatoyants…
254
Madame Segond-Weber est persuadée que le rôle de Cléopâtre est le sien. N’a-t-elle
pas dit un jour d’Andrée Mégard qu’elle n’avait pas le génie du rôle ? « Il faut dans ce rôle
plus de dignité et plus de séduction ! » disait-elle. Elle s’était juré de relever le défi.
Et, effectivement, la voilà, traversant la scène avec une légèreté de fillette, évoluant
avec des gesticulations mutines de gamine délurée, mais aussi très femme, s’allongeant sur le
dos pour affoler Antoine, dévoilant au besoin son torse nu !
On n’est pas loin du jeu de Mistinguett note Jean Kolb.
Quant à Antoine (Albert Lambert) son phrasé violent et agité arrache des cris de joie
au public, car le public, évidemment, prend plaisir à ce désastre. Albert Lambert est le ténor, il
occupe le terrain de sa voix colossale et de ses artifices que décrit avec précision Lucien
Dubech : « son débit est réglé comme celui d’un robinet : M. Lambert hurle en trois temps :
une sorte de coup de pompe aspirante sur la première syllabe du vers, neuf syllabes calmes,
puis coup de pompe refoulante sur l’antépénultième. Et M. Lambert recommence à pomper en
roulant des yeux blancs… »
Le texte de la pièce, étonnement désuet, stupéfie puis déclenche l’hilarité comme
quand Cléopâtre voulant se comparer à la déesse Isis a ces liaisons dangereuses : « comme
autrefois Ziziss ! ». Et, c’est fatal, la salle se tord.
Les cohues des entractes... On est expansif et bruyant.
Les journalistes n’ont d’yeux que pour les femmes du monde : Tonia Navar («souple
comme une liane et gaie comme une grive ivre de vendange»), Lilian Greuze («en simple
petite robe blanche de pensionnaire émancipée »), Huguette de La Croix («de plus en plus
blonde»), Béatrix Dussane («si belle dans sa soyeuse robe mauve»), Simone Risser («qui a
toujours peur qu’on ne la reconnaisse pas»), madame Saint-George de Bouhélier («dont le
sourire malicieux pique comme une épingle»), Madeleine Roch («dans tous ses atours»),
Roseraie («rose, comme son nom»), Lygia Florio («que nous allons voir danser à Deauville»),
Paulette Pax («toute de noire vêtue…couronnée de plumes de coq»), Yvonne Ducos («qui
susurre dans l’oreille de son voisin d’adorables rosseries à faire brouiller cinquante
personnes»), Paule Andral («qui semble une reine en exil»), l’auteur d’ «Expériences, ou Une
Femme devant les hommes et devant l’amour», Suzanne Adrien-Bertrand («aux jolis bras fins
et ambrés»), Thérèse Dorny, («très chic»), Mona Païva («sa lourde crinière au vent, sa taille
onduleuse…courte jupe de velours grenat et chemisette longue bulgare»), madame Depas
(«aimable et fine»), Berthe Bovy, Gaby Darzal, Marie-Louise de Gerlor, Lucy Fleury,
Suzanne Devoyod, Catherine Fonteney, madame Ollendorff, Yvette Guilbert, Cléo de
Mérode, Marie-Louise Abbéma, Carletta Conti, Marthe Reylda, Gilberte Sergy, Vanina
Casalonga, Eugénie Nau, Lucile Norbert, Andrée de Chauveron, Juliette Dantin, madame
Bernheim, Mirella Marco-Vici, Maguy Warna, Sylvie Kerwich, Nelly Edelin, Alice Field,
madame Siblot, Colette de Jouvenel, Séverine, Jane Catulle-Mendès («en noir et blanc»),
Maguy Delval, Simone et Sylvia Ritter, Marguerite Pierry, Gisèle Picard, Mireille Marcovici
(« en royale robe rouge… cette reine de l’Atlantide, belle comme une reine d’Egypte»), au
bras d’Edouard de Max, souverain et distant ... «Assez ! Assez ! N’en jetez plus !» conclue le
journaliste, G. Davin de Champclos.
La fille de Ferdinand, Marciane Hérold, qui a dix ans, contemple les belles dames d’un
air émerveillé (Dés octobre 1915, toute petite, Marciane avait fait ses débuts de « spectatrice
à la Comédie Française », dans la loge de Segond-Weber « pour ses premiers étonnements de
Racine… »).
255
Lucien Guitry parcourt la foule et les lieux en « sphinx ironique », « très vert, très
flirtant » … On vient faire des bons mots, à proximité des journalistes pour que la presse les
répercute et les journaux parleront d'un certain poète (qui s’avérera être Fernand Gregh)
répéter partout sa phrase qu’il pensait définitive pour épingler Hérold : « Voilà où conduisent
25 ans de collaboration au Mercure de France ! ».
C'est le festival des rires gras.
Qui s’appelle ou se prénomme Antoine, comme Antoine Banès ou André Antoine, est
aussitôt interpellé avec les mêmes plaisanteries, on les somme de renier leur nom d’Antoine…
On fait de l’esprit, une « jeune femme spirituelle » fait éclater de rire un cercle de
jeunes gens gominés : « notre Segond-Weber nationale ressemble à la Déesse de
l’Agriculture d’un comice agricole ! » ou encore un critique grisé par les verres qu’il vide :
«Que de nègres ! Que de nègres dans le défilé du troisième tableau ! Il paraît que ce sont
d’anciens spectateurs auxquels les alexandrins ont donnés des idées noires et qu’on emploie
dans la figuration ! ». Ça fait rire…
Il est vrai que le clou du spectacle avait été l’apparition de Lambert et de SegondWeber portés dans un palanquin par de superbes Noirs aux pectoraux d’ébène mais en caleçon
du Bon Marché et en pantoufles multicolores.
Soudain roule la rumeur : « On voit des seins ! ». Du coup entre l’entracte entre les 3e
e
et 4 actes dura longtemps. Car on dépêcha un administrateur de la Comédie Française
recueillir d’urgence au Sénat une décision ferme du directeur, Fabre qui se trouvait être au
Palais du Luxembourg. L’ordre en revint, net, clair, précis : pas question de lever de nouveau
le rideau si les ventres ne sont pas rhabillés !
Lugné-Poé, qui est foncièrement humain, n’aime pas cette mise à mort. « La meute est
sortie du chenil » est-il écrit dans la Vie Théâtrale de Maurice Varret. Ce fut vrai.
Lugné-Poé poursuit :
« Ceux qui constituaient les ayants droits des générales fronçaient les sourcils ou se
contentaient de sourire, en tout cas se taisaient aux instants pathétiques qui décelaient
l’infortune évidente de la représentation … »
Les plus excités dans les « manifestations bizarres » qui eurent lieu, « dans la pénombre du
pendant-le-jeu, c’étaient bien les figures rencontrées dans les entractes, celles des
fournisseurs du théâtre, des acteurs, des gens de la Maison, des amis de la Maison.
J’en étais là, lorsque tout à coup, s’agita une masse noirâtre, tout près de moi, des ha ha en
sortaient comme d’une énorme poule en joie. Je m’étais trompé, je n’y croyais pas. Ce n’était
qu’une grosse et forte commère, entr’aperçue à maintes reprises à des répétitions générales.
Souvent elle m’était apparue ici ou là depuis trente ans, saluant, s’humiliant devant les chefs
d’emploi des grands théâtres, les traitant de « maîtres » à oreille que-veux-tu, avec une
sensibilité assez honteuse (je l’entends encore recommander un de ses enfants à celui-ci ou à
celle-là…)
De quoi donc, de quelles rancœurs était donc faite sa gênante et bruyante humeur ? …. Je
m’interroge encore. Il était permis de s’ennuyer, mais à qui n’avait aucune raison d’être là,
pourquoi glapir, glousser, sauter, ameuter ?...
Je compris que l’ayant droit c’était elle. »
Colette, maintenant madame de Jouvenel, devenue romancière à la mode, monte avec
élégance dans un taxi découvert qui l’emmène à une fin de soirée moins empesée. Elle n’a pas
256
d’indulgence : « Ouf ! Enfin, on respire… » confie-t-elle à Guy Noël assez haut pour être
entendue de tous.
La critique fut sévère. Celle du Mercure de France, qui fut signée par Henri Béraud,
fut plus compréhensive : c’est qu’il ne fallait pas que le public attende de Ferdinand Hérold, le
poète des Chevaleries sentimentales, comme il le soulignait, de délectables « cochonneries
monumentales » ! Que la critique soit mauvaise, c’est normal : « les critiques haïssent les
poètes ! ».
Henri Béraud s’interroge tout de même : « pourquoi l’avoir portée au Français ? », et
là-dessus, il passe à une virulente et brillante philippique :
« Peut-on imaginer quelque chose de plus humiliant, pour un pays d’artistes et de grands
acteurs, que cette compagnie de mornes vieillards dont les postures et les ronrons sont, aux
yeux des étrangers, garantis par le gouvernement ? Ce M. Albert Lambert, dont le pathétique
barbu, caverneux et hagard évoque invinciblement les fureurs d’un voyageur de commerce
conduit au violon par erreur ! Et le nombril de cette Cléopâtre, le nombril académique, le
nombril officiel, le nombril vénérable de madame Segond-Weber ! Et ce M. Dorival convulsif
et gonflé comme une saucisse de guerre ; et ce M. Gerbault, qui casse les syllabes le long de
son rôle comme les cantonniers cassent des pierres le long des routes ! Tout cela, malgré la
jeunesse sonore et agréable de M. Hervé, malgré l’art sec et sobre de M. Desjardins, malgré
la grâce nerveuse de M. Escande, tout cela, dis-je, est affreux et triste comme un mort en
carnaval. Il n’y a plus au monde que M. Gabriel Boissy et M. Emile Mas pour voir et pour
entendre tout cela sans éclater de rire. Cependant nous payons fort cher à notre gré, le plaisir
qu’éprouvent ces attentifs et patients chroniqueurs à observer à la loupe, chaque soir les
évolutions de leurs insectes comiques sous la cloche du Théâtre Français. »
Le 17 juin les journaux annoncent la mort -définitive- de Cléopâtre… « Cléopâtre
n’est plus » …
Fabre a décidé de se monter énergique et de mettre fin au scandale, il le dit à SegondWeber qui proteste, puis se soumet, abattue.
L’humiliation fut totale, Ferdinand s’était moqué de Cyrano de Bergerac de Rostand,
qu’en était-il de ses vers ? « L’alexandrin est un cache sottise » disait Stendhal ; ce soir-là, il
ne la cachait même plus…
Lucien Descaves et son voisin de fauteuil s’étaient distraits pendant toute la soirée en
jouant aux devinettes. Le jeu consistait à trouver la rime à venir : « A l’appel des mots :
bouche, victoire, voiles, marbres, heure, plaire, je tiens toutes prêtes les rimes : farouche,
gloire, étoiles, arbres, pleure, claire… et je dis sans fatuité que j’en suis rarement pour mes
frais. Presque à tout coup je gagne. [J’avais] (…) à Cléopâtre, pâtre et folâtre. Folâtre est
sorti deux fois. Il n’y a que Mil qui m’ait surpris. Possédé du démon de la rime riche, je
proposais Anil ; c’est je ne sais plus quel mot qui m’a été jeté. »
Jane Catulle-Mendès fut dure quant à la « scandaleuse banalité des rimes » : « Le
drame de M. Hérold a l’air d’une parodie. Hélas, on a ri… ni rythme, ni mélodie, ni aile, ni
âme… Après tout, M. André-Ferdinand Hérold qui fut un des apôtres du vers libre a, peutêtre, voulu démontrer le danger de la rime… »
On a vu Hérold pleurer en silence.
257
Hérold, militant de la Cause…
Dans la liste des « ouvrages du même auteur », cités à côté du frontispice, dans
l’édition de Cléopâtre, Ferdinand est fier de mettre en valeur ses essais politiques, ce qu’on ne
reverra plus par la suite : Le parlement et les crédits militaires, la Guerre française… La
politique lui donnera de nouveau l’énergie qu’il n’avait plus.
Hérold partit panser ses plaies d'auteur à Lapras, avec un regain de soif d'action. Il ne
souhaitait qu’une chose, au moins pour un temps, ne plus entendre parler de scène ou de
spectacle. Il ne voulut pas aller non plus au festival d’Orange.
Le 16 septembre 1921, Hérold tient meeting à Annonay. Dans son édition du 17, le
Réveil Ardéchois publie une déclaration de Ferdinand : « Je suis Ardéchois sinon de naissance
du moins d’élection ». Le lendemain, à Lamastre, a lieu une grande réunion publique en
faveur du Bloc des Gauches, elle est présidée par Antériou. Hérold s’était beaucoup démené
pour que Ferdinand Buisson 41s’y rende, et le secrétaire général de la Ligue aussi, Henri
Guernut : « Nous serions très heureux si vous pouviez y prendre part. Je n’ose pas vous
demander d’y amener Buisson, mais sa présence serait d’un merveilleux effet. Si vous pouvez
venir, j’espère que vous resterez à Lapras quelques jours après la réunion. On s’y repose
mieux que partout ailleurs… »
Et Hérold reprend le chemin des meetings : il est le 8 septembre 1921 à La Voulte
(pour la Russie), le 16 à Annonay (pour la Russie), le 17 à Montélimar (pour la Ligue), le 24 à
Lamastre (pour la Ligue) …
Il est toujours optimiste : « le Bloc se forme ici. Seuls quelques communistes
d’Annonay soutenus par d’extraordinaires Lyonnais résistent. Les communistes, d’ailleurs, ne
sont guère que deux et du sexe féminin. Les autres communistes sont les êtres les plus doux et
les plus sages du monde. Je me suis bien amusé à Annonay, après la réunion … »
En 1922, le 19 mai, mourut le vieil ami jaurésiste de Ferdinand et de Pierre La
Chesnais, Louis Révelin. Noémie, dite Mimi Révelin, sa veuve, perd encore un peu la tête,
elle envoie de lettres équivoques à Valéry… qui ne bouge pas. Son salon va s’ouvrir à des
invités moins typés politiquement que du vivant de « Veli », qui préférait voir Cipriani que
Paul Valéry.
41
Ferdinand Buisson (1841-1932), militant du protestantisme libéral, franc-maçon, président de la Ligue des
Droits de l’Homme de 1914 à 1926. Prix Nobel de la paix avec l’Allemand Quiide, en 1927.
258
Louis Révelin (1865-1922)
La Ligue des Droits de l’Homme ne cesse de solliciter Hérold à faire des conférences,
il doit se rendre à Breteuil dans l’Eure, le 24 mars 1922, à Pontoise, le dimanche 30 avril
suivant…
Le même mois, le beau-frère de Hérold, Eugène Morel, qui a la conviction chaude,
nullement fait pour l’administration désincarnée, ferraille sur le projet parlementaire de dépôt
légal des imprimés ; il en profite pour prendre à partie l’éditeur Henry Vuibert dans le
Mercure de France. Fernand Roques réplique sur le même ton. Il lui fait observer ses
contradictions, comme d’avoir écrit un moment qu’il y aurait un nombre énorme d’imprimés
qui afflueraient à la Bibliothèque Nationale, de manière ingérable, pour dire après qu’une
«petite dactylo» suffirait pour enregistrer le tout !
Cela n’empêche nullement, par un soir de juillet, Ferdinand et Eugène et leurs femmes
de gravir les pavés de Montmartre pour aller entendre à la Cigale l’opérette de Ripp et
Dieudonné, Le Cochon qui sommeille, pas seulement pour la musique de leur ami Claude
Terrasse. On s’en canaille sainement et gaillardement. Pauley, obèse à voix de haute contre,
réjouit son monde.
Madame Segond-Weber, remise du désastre de Cléopâtre, se rappelle au bon souvenir
de Ferdinand qui n’est pas allé aux festivités d’Orange. Elle y est allée, elle :
« Mon cher ami,
Je suis rentrée d’Orange hier soir. J’espérais si bien vous y voir que je ne vous ai pas encore
répondu. Pourquoi n’êtes-vous pas venu voir les Erinnyes ? Il y a deux ou trois choses fort
belles. Entendu pour le 17 ou le 24 septembre, je viendrai pour les morts de Lamastre et
j’espère bien profiter deux ou trois jours de votre amicale hospitalité mais que dirais-je ?
Dès que la municipalité aura fixé la date exacte, prévenez m’en parce que j’arrange mes
voyages, je n’ai pas encore fixé mon départ pour le Mont-Dore, j’ai promis à la Comédie de
jouer en août et je ne sais pas encore à quel moment.
Quels sont vos projets ? Je suis très désireuse de les connaître et comment mon avis vous estil nécessaire ? Je saurai cela bientôt, vous voyez bien que vous auriez dû venir à Orange.
259
Les traditions se perdent, il n’y avait guère de poètes, bien peu de Parisiens et pas du tout de
félibres.
La beauté se meurt, Orange affecte à présent des allures du boulevard Sébastopol, il y a
d’infâmes cafés d’expositions universelles. Le mur est entouré de palissades et de guichets, on
ne se connaît plus, il n’y a plus de communion et l’on mange moins mal à l’hôtel des Portes et
des Princes, en vérité, toutes les traditions sont abolies ! Le mur reste superbe quoiqu’on fasse
pour l’enjoliver ! Je suis montée sur la colline pendant une représentation d’opéra, quelle
splendeur !
Je ne crois pas le public à la hauteur du mur, la masse comprend surtout ce qui fait beaucoup
de bruit et cependant il subit tout de même les silences et la simplicité ; il est mal dirigé, voilà.
A Orange comme ailleurs. Quels malfaiteurs sont les critiques ignorants ou de mauvaise foi !
Dites à la municipalité de Lamastre qu’elle peut compter sur moi.
A bientôt alors, je vous embrasse tous quatre.
Weber. »
(Lettre de Mme Segond-Weber à Ferdinand Hérold, jeudi 3 août 1922)
Les années passent, scandées par les cérémonies commémoratives.
Le cas Dumur
En mai 1923, fut organisé un grand dîner chez les Hérold. On y a mis « les petits plats
dans les grands », mais on est loin de l’insouciance des soirées du temps de Louÿs et de
Tinan. Autour de la table, il y a Vallette, Rachilde, Georges Duhamel, son gendre Charles
Vildrac. Charles Vildrac est un jeune coq auquel la vie n’a encore rien appris de la relativité
des choses. Grisé par le fait d’être le benjamin de la soirée, Vildrac s’en prend, à tout hasard,
à un des pères fondateurs du Mercure de France, Louis Dumur, : « nous n’avons pas à parler
de ce mouchard… On sait bien que Dumur est de la police, ou du moins qu’il en a été
pendant la guerre ». Rachilde qui est placée à côté de lui, perd contenance. Elle s’adresse à
Vallette : « Tu l’entends ? Tu entends ce qu’il dit de Dumur ? Tu laisses passer ça ? »
Vallette n’avait pas attendu pour se lever d’un bond, le teint brique, frappant la table et
criant : « Rétractez, rétractez, je vous ordonne de rétracter ! » La soirée se termina dans une
atmosphère glaciale.
« Une soirée gâchée » ont dû penser Marguerite et Ferdinand.
Il est vrai que Dumur, pendant la guerre, voyait des agents allemands partout et faisait
part de ses convictions à des hommes de pouvoir. Voilà pourquoi Vildrac ne se rétracta pas.
La version – différente- que Duhamel donna plus tard à Léautaud ne confirme seulement que
l’admiration naïve du beau-père pour son gendre :
Rachilde se mit à dire à Vallette : « Tu l’entends. Tu entends ce qu’il dit de Dumur ?
Tu laisses passer ça ?» Vallette était assis sur un petit canapé, l’air très embêté. (…) Je le
regardais. Je lui ai vu tout d’un coup le visage d’un homme de quatre-vingts ans, tant il avait
l’air embêté. Il se contenta de répondre : « D’abord, moi je m’en vais si on parle de ces
choses … ». Duhamel se donne ensuite le rôle du pacificateur ; il aurait dit que Dumur
pouvait avoir les opinions qu’il a, mais que, lui, Duhamel, n’avait jamais pensé qu’il pût être
de la police. Et le dîner put se terminer en paix.
260
Dans une de ses discussions entre deux portes de la rédaction du Mercure de France
Léautaud -celui qu’Apollinaire appelait le crapaud- fut heureux d’être du même avis que
Hérold : « Dumur est un insensible ! … Qu’on ne l’a jamais vu ému par quoique ce soit… »
Par calvinisme, selon Ferdinand qui affirme comiquement avoir « beaucoup étudié les
Protestants », plutôt comme un « jacobin terrible » selon Léautaud qui pointe cette « passion
à dénoncer » …
L’hostilité d’une grande partie des rédacteurs du Mercure de France à l’égard de
Dumur remontait à la guerre. Louis Dumur avait écrit de nombreux romans peignant les
Allemands comme l’ennemi barbare, dont il n’y a rien à attendre, les « Défaitistes », « Nach
Paris ! », « Le Boucher de Verdun » … Pour Charles-Henry Hirsch, si proche de Ferdinand,
Dumur n’était dans ces romans qu’« un polémiste et non un historien » comme il entendait
l’être, « pour lui on est un défaitiste, parce que l’on est contre la guerre…» Ce à quoi, citant
Emile Buré dans l’Avenir, Louis Dumur répondait : « Le pacifisme appelle la guerre : c’est
une loi de l’histoire qui n’a jamais menti. »
Dumur resta persuadé que les mutineries de 1917 dans l’armée française n’avaient été
provoquées que par l’arrière. Avant guerre pacifiste, internationaliste et socialiste, Dumur
avait changé. Ses enquêtes sur le terrain, les témoignages sur les atrocités de la Grande Guerre
l’ont rendu tout autre, écœuré de la bêtise des foules et des peuples.
Ses anciens amis lui ont tourné le dos. Et lui, il réplique, il traite de « gros pantin »,
«boursoufflé» et «stupidement vaniteux» au moral comme au physique, et « adorateur de
Trotski » le communiste Georges Pioch qui s’est fait une gloire à refuser de serrer la main de
Dumur.
Pioch répond au « résidu d’Emmental [Dumur est Genevois] qui vaticine aigrement et
patriotiquement en France …» que c’est pour un autre raison qu’il a refusé de serrer la main
de Dumur, que par amitié personnelle envers le « douteux » Henri Guilbeaux (un socialiste
devenu trotskiste qui fut, comme Romain Roland, opposant à la guerre). Pioch avait pris parti
jadis pour Guilbeaux, disait-il, « comme tous ceux contre qui, sous le régime ignoble de
Clémenceau, Ignace, Mandel et Cie, s’ingénia la surenchère belliciste à laquelle Dumur
participa remarquablement. Mais Romain Rolland pourrait témoigner que Guilbeaux ne
m’aimait guère et que je n’ai jamais beaucoup aimé Guilbeaux… J’ai refusé la main à
Dumur, à cause de Dumur seulement, et parce que je le tenais déjà pour ce qu’il est. Et cela
me dispense d’en dire plus long. »
Dans la suite de l’affaire des mutineries de 1917, toute la Ligue des Droits de
l’Homme, Ferdinand Hérold en tête, fit campagne pour l’enfermé de Saint-Martin de Ré, Jean
Goldsky, « Libérez Goldsky ! »
De sa prison, Goldsky, ancien secrétaire de rédaction du Bonnet Rouge, condamné par
e
le 3 conseil de guerre de Paris, avait protesté contre les « Défaitistes » de Dumur. Le
romancier avait cru bon de rappeler « sa » vérité, que le Bonnet Rouge était alimenté par des
fonds allemands, pour prêcher pendant la guerre le pacifisme et qu’un certain Duval avait été
intercepté à Bellegarde avec un chèque d’origine allemande… La campagne de la Ligue des
Droits de l’Homme met Dumur hors de lui, il n’en peut plus de la « stupide tolérance
française et droitdelhommesque » …
Dumur mourut seul, en 1933, le 28 mars, au dernier étage de l’immeuble du Mercure
de France, dans trois pièces encombrées de livres, brochures, journaux, pour toute fortune,
s’étant ruiné pour régler les dettes d’une belle étrangère aimée platoniquement. Un cancer du
261
poumon mit des mois à l’achever. « La mort de Louis Dumur, le 28 mars, c’est l’épilogue
d’un drame qui nous afflige depuis de longs mois… », écrivit Vallette qui retrace sa carrière,
au Chat Noir, à La Plume, à la seconde Pléiade, ses années en Russie, comme précepteur du
jeune comte Martin Warpakhovsky, la fondation du Mercure de France. « On a dit qu’il aima
la France comme sa patrie même, il l’aima jusqu’à ne point pardonner aux Français de
l’administrer si mal…il avait une vertu aujourd’hui désuète, particulière à sa génération : le
désintéressement, l’insouci de soi. »
Louis Dumur (1863-1933)
Peu avant, le samedi 18 mars 1939, au restaurant Victor Casenave, près de l’Odéon, ils
furent sept à déjeuner, les membres actifs de l’Association des amis de Louis Dumur, dont
Jacques Bernard, « administrateur délégué du Mercure de France », Auriant et Kadmi-Cohen,
ces deux derniers qui avaient débuté au journal grâce à Dumur. Aucun des autres ne vint, ni
Ferdinand, déjà fatigué, ni Duhamel, surtout, à la rancune sans pitié, même quant la mort
frappe.
Dimanche 17 juin 1923, c’en est devenu une routine lugubre, les Amis de Verlaine se
réunirent pour le 27éme anniversaire de son trépas, au jardin du Luxembourg. Il y a, au
premier rang, Hérold et Fontainas, ils écoutent, figés, l’allocution du président, Gustave Kahn,
puis c’est le repas rituel au Procope. Le peintre Aman-Jean préside. Rendez-vous est pris pour
1924…
262
Nouvelle croisade SFIO en Ardèche
Et Ferdinand Hérold poursuivit ses missions d'évangélisation en Vivarais…
De la fin de l’année 1923 au printemps 1924, il était de nouveau en tournée de
conférences en Ardèche, avec son ami René Cabanes. Il fallait reconstruire la SFIO en
Ardèche qui était réduite à 20 adhérents….
Le 14 juillet 1923, Hérold préside le banquet à Lamastre. Deux jours avant il est allé à
Tournon. Il se rappelle brutalement, un peu mélancoliquement, qu’il a été poète :
« Le 12 [juillet], d’ailleurs, je parlerai à Tournon, mais de Mallarmé, on inaugure ce jour-là
une plaque sur la maison qu’il a habitée. Que fera-t-on à la manifestation Jaurès ? Y aura-t-il
des discours ? Y lira-t-on des poèmes ? Basch et moi, jadis, en avons fait… »
« Je mène une vie fort errante » écrit-il le 14 septembre 1923 de Lapras. Et pour cause, il veut
lancer une section de la Ligue des Droits de l’Homme au Cheylard et une autre à SaintAgrève.
Au 20 décembre 1923, une candidature de Hérold est envisagée aux législatives de
1924… mais elle est rapidement écartée. Ferdinand est tout de même membre du conseil
fédéral de la SFIO, il préside les congrès départementaux ; il est souvent le délégué de
l’Ardèche aux congrès nationaux. Il collaborera à l’organe local de la SFIO, l’Ardèche
Socialiste qui sera créée en 1928.
Isolé du monde, Hérold n’oublie pas, quand c’est l’été à Lapras, ni ses amis de la
Ligue, ni ses passions.
Ses courriers qui pleuvent sur le bureau de la LDH à Paris sont faits de demandes de
moyens de propagande au gré de ses poussées d’indignation :
« Par qui Painlevé se laisse-t-il manipuler ? Et les poursuites annoncées contre les
communistes ! On veut donc les rendre populaires. Va-t-on nous obliger à des protestations
éclatantes ? … » (Lapras, 27 juillet 1925), ou : « mon cher ami, voulez-vous me faire envoyer
à Lapras par Lamastre (Ardèche), trois ou quatre exemplaires de la brochure SaccoVanzetti ? Bien amicalement à vous, André-Ferdinand Hérold. » (Lapras 14 août 1927). Ce
qui se transforme une semaine après : « mon cher ami, on me demande à Lamastre et à
Lapras, à connaître l’affaire Sacco-Vanzetti. Je vous prie de me faire envoyer une dizaine
d’exemplaires de la brochure, je la distribuerai … » (Lapras, 23 août 1927).
L’Affaire Sacco-Vanzetti est le type même de drame qui révolte Ferdinand.
Bartolomeo Vanzetti et Nicola Sacco avaient été arrêtés par la police des Etats-Unis en mai
1920. Ils étaient soupçonnés de braquages dont un, en banlieue de Boston, où deux
convoyeurs de fonds furent tués. Le 26 mai 1926, ils sont condamnés à mort sans preuves par
le juge Thayer qui n’aime ni les Italiens, ni les Anarchistes, ce que sont Sacco et Vanzetti.
263
Quand le véritable auteur de l’attaque, Celestino Madeiros, avoue, le juge refuse la
réouverture du dossier.
Bartolomeo Vanzetti et Nicola Sacco passèrent donc sur la chaise électrique dans la
nuit du 22 au 23 août 1927. Au moment même où Ferdinand se démène pour leur cause entre
Saint-Agrève et Tournon…
Vanzetti avait eu le temps de dire au juge Thayer :
« Si cette chose n’était pas arrivée, j’aurais passé toute ma vie à parler au coin des
rues à des hommes méprisants. J’aurais pu mourir inconnu, ignoré : un raté. Ceci est notre
carrière et notre triomphe. Jamais, dans toute notre vie, nous n’aurions pu espérer faire pour
la tolérance, pour la justice, pour la compréhension mutuelle des hommes, ce que nous
faisons aujourd’hui par hasard. Mais qu’on nous prenne nos vies, vies d’un bon cordonnier et
d’un pauvre vendeur de poisson, c’est cela qui est tout ! Ce dernier moment est le nôtre. Cette
agonie est notre triomphe. »
Ferdinand se surmène (militantisme, écriture, lectures…), le 31 janvier 1928, Stefan
Zweig lui écrira et lui conseillera d’aller se reposer en Suisse : «et puis, ne te fatigue pas trop
en lisant, il y a si peu de littérature qui reste plus de cinq ans, on a donc toujours le
temps…»
Sur le plan national, Hérold s’active aussi. Le 24 mars 1925, il adhère à l’appel aux
consciences lancé par Victor Margueritte pour une entente franco-allemande solide. Il est
encore temps. Cette lucidité a manqué à tant de politiques en ces mois cruciaux !
Fin 1925 Ferdinand part s’aliter à la Villa Marguerite, à Mauves. Il a été terrassé par
une grippe sévère, certes, mais non cette fameuse grippe espagnole qui tua tant des survivants
de la Grande Guerre, dont un des plus connus fut Apollinaire.
Montparnasse centre du monde
C’est la guerre entre Montparnasse et Montmartre.
Le 12 décembre 1924, la Mairie de la Commune Libre de Montmartre, 4 place
Constantin Pecqueur, écrivit au Mercure de France :
« Vous laissez croire que Montparnasse a remplacé Montmartre. Remplacer n’est pas
créer. Au théâtre, un acteur qui remplace le créateur d’un rôle se nomme une doublure. » Il
paraît que l’on déserte Montmartre pour « la grande aventure montparnasienne où on trouve
un centre de ralliement et un décor d’une fantaisie débraillée et fantaisiste … » « Nous
264
sommes pittoresques mais pas débraillés » souligne la Commune Libre de Montmartre, et
«nous n’avons pas ça dans nos cabarets», à savoir cette ambiance délétère qui règne à la
Rotonde, « ravages de l’éther, désastres de la coco et de la seringue de Pravaz, sans parler
des jeux stériles de Lesbos ! » Les artistes resteront toujours attachés à Montmartre, car les
artistes sont l’essence de Montmartre et Montmartre est leur patrie. La «Foire aux Croûtes»
demeure la première manifestation des jeunes peintres, et, d’ailleurs, on y retrouve ceux qui
ont exposé au « Café Montparnasse ». A Montmartre, on expose en plein air, sous les arbres,
et non pas « en aquarium, comme à Montparnasse. »
Quoiqu’il en soit Ferdinand Hérold, comme Pierre La Chesnais, ont choisi
Montparnasse. Signe des temps.
Le 1er mars 1927, les Français travaillant sur les Lettres du Nord et les étudiants
scandinaves de Paris se sont réunis à leur café du Montparnasse, le Parnasse. Le célèbre
critique d’Ibsen Brandès va mal, on va lui envoyer un télégramme, il a 85 ans. Brandès
prenait un malin plaisir à souligner tout ce qui allait mal sur cette Terre. Il était en perpétuelle
révolte contre « la veulerie des bonnes gens » …. C’est bien pourquoi Henri-Albert Haug, du
Mercure, l’appelait un « bolchéviste avant la lettre ».
C’est à partir de 1927 que La Chesnais cède de plus en plus sa place au Mercure de
France au jeune Jean Lescoffier qui soutiendra sa thèse en 1932 sur Björnson. Lescoffier
n’est le cadet de La Chesanis que de dix ans. Si les deux scandinavistes s’estiment, ils ne se
fréquentent guère, à cause de madame Lescoffier qui est insupportable à Pierre. Lescoffier
présente La Chesnais comme celui qui a « ouvert la voie royale » qui mène à Ibsen, « dont la
curiosité a été sollicitée de bonne heure par les littératures du Nord … », quant à lui,
Lescoffier, il se voit modestement au travail à défricher le sentier qui conduit à Björnson,
sentier « toujours encombré d’obstacles et de pièges ... »
Consécration, le 20 mars 1928, Pierre La Chesnais fut fait doctor philosophiae honoris
causa de l’Université d’Oslo (on ne dit plus Christiania depuis 1924). Il avait été invité aux
fêtes du Centenaire d’Ibsen, l’Ibsen Jubilaeet, avec Lugné-Poé, réception chez l’ambassadeur
de France et madame Osmin Laporte, audience du roi à ses hôtes étrangers («tenue de ville
exigée»), chambre réservée au Savoy Hotel d’Oslo et au Bristol de Bergen.
La Chesnais avait besoin qu’on lui dise que ses travaux n’avaient pas été vains. D’où
son attachement aux pompes honorifiques des cérémonies d’Oslo au cours desquelles il reçut
son diplôme d’honneur. J’ai retrouvé tout ce « dossier » de l’Ibsen Jubilaeet, dans le legs La
Chesnais de la Bibliothèque Scandinave près du Panthéon à Paris. Je fus, sans doute, le
premier à l’ouvrir. Les cordelettes qui fermaient le tout n’avaient, visiblement, jamais été
déliées… Tout y était classé méticuleusement, les courriers (« le bateau partira d’Anvers le
10 mars… »), les cartons d’invitation dorés, les billets des représentations du National
Theatret d’Oslo et du théâtre de Bergen, le Musik Programm du 20 mars, les menus, celui du
Grand Hôtel, dans la Salle Rococo, le 19 mars : bouchée financière, filet de bœuf jardinière
sauce suédoise, gâteaux Marquise, vins : Château Barateau, 1916, Champagne Pol Roger et
Co, brut, 1919, Champagne Louis Roederer, grand vin sec, Amontillado, Sandeman’s
Portvin…
En 1913 Pierre La Chesnais avait eu un terrible passage à vide, une impression
d’inutilité. Le sentiment subit de s’être engagé pour toute une vie dans un travail vain. André
Fontainas essaya de l’extraire de ce qu’il est bel et bien convenu d’appeler une dépression.
C’est l’heure des bilans et Pierre frôlait alors la cinquantaine…
265
« Paris, le 23 mai 1913
Mon cher Pierre,
Je vous ai écris hier une lettre que je viens de précipiter en miettes au fond de ma corbeille à
papiers. Elle manquait un peu trop de cheerfulness, et révélait avec précision l’état ridicule de
mon esprit depuis une huitaine de jours. Après ce que vous m’avez écrit, je ne pouvais
m’empêcher -en plus- de comparer ma situation à la vôtre, et je n’y trouvais pas motif de me
ragaillardir. Qu’est-ce qu’une solitude d’un mois ou de deux mois dans la vie ? Surtout si elle
est emplie par l’intérêt d’un grand travail, la visite de choses et de gens curieux ? Mais la
profonde et peut-être définitive solitude où une existence, qui eût pu être belle et pleine, se
fane, y songez-vous parfois ?
Vous craignez que votre entreprise soit vaine ! Comment cela est-il possible ? Vous n’ignorez
pas que vous êtes armé comme personne pour parler d’Ibsen, pour traduire Ibsen. Vous
n’ignorez pas qu’Ibsen a un public attentif et éclairé, vous savez (vous l’avez vu en traitant
avec la N[ouve]lle Revue Française) que votre travail est attendu, qu’il sera accueilli comme
une chose qui manquait et dont on avait besoin.
Comment se peut-il que vous doutiez ?
Mais le travail sans répercussions, à vide, accueilli avec une indifférence bienveillante,
sans rien qui stimule, le travail- plus même pour soi seul – pour personne et qui ne
provoque pas la satisfaction d’un être particulièrement, entièrement cher, dans l’intimité de
qui on puise son courage et son contentement, qu’est-ce que cela ? Ne se donner (quand on
rêve que de se donner !) à rien ni à personne exclusivement ! – Ah, je vous assure, il y a des
moments où je verrais sans regret le taxi-auto dans lequel je me trouverais plonger au fond de
la Seine !
Pourquoi ne vous-ai-je pas envoyé ma lettre d’hier, puisque, aussi bien, je la recommence ?
Je vous envie d’être dans un pays, parmi des gens qui vous intéressent, quoique vous en
prétendiez. Je suis un peu du même naturel qu’Edmée en cela. Il fut un temps où je ne pouvais
voir mon train dépasser les fortifs, sans me livrer déjà à un enthousiasme délirant, et (quand
j’étais seul dans mon compartiment) sans gambader comme une petite folle. Nul plus que moi
n’apprécie Paris, mais quand on ne le conquiert pas (argent, gloire, succès, honneurs,
pouah !), pour n’en pas subir le poids écrasant, il faudrait posséder un beau vice qui s’étale :
jeu, vin, R.P. [Représentation Proportionnelle], femmes, éthéromanie, que sais-je ? Quelque
chose qui vous saoule et vous possède la moelle.
Hors de Paris, tout me ravit, tout m’intéresse. Je suis beaucoup moins seul, étant seul. Je ne
comprends donc que par réflexion votre amertume.
Edmée m’a transmis les épreuves de votre article sur le bachot d’Ibsen. Je les ai corrigées,
mais vous auriez bien dû relire la copie à la machine. J’ai été forcé de prendre sur moi de faire
quelques corrections, dont j’ai envoyé la liste à Edmée ; il en est d’autres qui m’ont paru
nécessaires utiles, mais que je n’ai pas osé faire.
Quoi de nouveau ici ? Je ne sais rien, je n’ai vu personne. Vous ne voulez tout de même pas
que je vous donne des détails sur les assauts de boxe et de canne donnés, avant-hier, au
bénéfice des prévôts de la salle que je fréquente ? Ce fut ma dernière soirée d’orgie, ô rêve ! –
Il est vrai que le même jour j’avais chez Vielé-Griffin déjeuné avec (outre le phénomène
Desjardins que je ne connaissais pas même de vue) avec le délicieux Edmund Gosse, qui,
d’ailleurs, fut pour moi particulièrement aimable. C’est un homme très fin, porté à la jovialité,
mais à une jovialité de lettré, très distingué, - et qui sait tout ! Très en train, quoique malade et
au régime, et âgé de 67 ans, mais, disait l’autre jour Rachilde, il a plutôt l’aspect de son nom
266
que de son âge. Je suis ravi d’avoir fait sa connaissance, et, pourquoi ne pas le confesser ? Je
me suis senti fier d’être connu et apprécié par lui. C’est mon petit côté de vanité, que voulezvous ? Moi-même, d’entre tous les hommes, je ne prétends pas être sans défaut.
Songez que vous serez bientôt à Galluis, que vous quitterez le pays de Paul Fjörd pour celui
de Paul Fort, que vous partagerez les tasses de café avec le père Vincent, et que le doux tendre
et souriant docteur Hosltein vous sera la face amène de la doulce France. En attendant
courage ! Cheer up ! Et revenez-nous avec des documents de quoi remplir jusqu’aux bords la
cale de trois ou quatre transatlantiques allemands ! Cheer up ! Et cordialement à vous.
André Fontainas »
Longue et belle lettre qui en dit long sur la solitude du chercheur en voyage au pays
d’Ibsen, et en même temps sur les efforts que fait Fontainas pour donner du courage alors que
celui-ci lui fait défaut singulièrement.
On notera qu’en quelques lignes Fontainas passe d’une envie de suicide dans la Seine
à la joie enfantine d’être connu de Gosse, grand connaisseur des lettres françaises au point
d’avoir été fait officier de la Légion d’Honneur.
Dimanche soir 9 septembre 1928, Vallette est à Lapras. Vallette et Rachilde sont partis
le vendredi 7 septembre, très tôt, pour dix jours de vacances :
« Mon cher ami,
Rachilde se remet peu à peu, et je vais pouvoir tenir mon serment. Je ne vous demande pas,
comme j’en avais le projet, s’il est possible de nous recevoir maintenant, puisque vous m’avez
écrit que vous resterez à Lapras jusqu’à la fin du mois.
Nous partirons samedi et nous arriverons dimanche soir.
Si quelque chose vous dérangeait dans ce plan, je crois que vous n’auriez qu’un moyen de me
le faire savoir à temps : le télégraphe à Lamastre.
Vous ne devez en effet n’avoir qu’une distribution par jour, et il se peut que la présente lettre
ne vous parvienne que jeudi. Or je quitterai Paris vendredi matin avant l’heure du courrier. Et
si vous adressez une lettre aux Bas-Vignons, elle ne sera distribuée que samedi à 11 heures,
alors que nous serons partis dès le matin.
De notre côté, s’il arrivait une anicroche, je ne pourrais pas vous prévenir par télégramme,
Lapras ne possédant pas de bureau, du moins d’après l’Indicateur Officiel des Télégraphes.
Mais espérons que tout ira bien.
Amitiés chez vous et à vous.
A Vallette »
(Lettre d’Alfred Vallette à André-Ferdinand Hérold, en tête du Mercure de France, Paris, le 4
septembre 1928)
Pour la rencontre, le rendez-vous fut fixé place du marché à Lamastre, dimanche
matin. Les Hérold seront là, avec un troll, Collière, à la terrasse de l’Hôtel du Midi, où
Barratero fait des prodiges culinaires. C’est ce qui dut emporter la décision de Vallette qui
aime déguster de la bonne chère, au soleil, en altitude vivifiante. La saison a été bien choisie.
267
Barattero, le restaurant de Ferdinand Hérol à Lamastre
Hérold n’a jamais été si heureux. Il en oublie de travailler à son Ramayana qu’il a
annoncé à son de trompe à ses amis.
Ferdinand gardera précieusement la lettre que Vallette lui envoie à son retour :
« Mon cher ami,
Nous sommes rentrés sans incidents d’aucune sorte.
Les lettres qu’on m’avait confiées ont été mises à la poste à Lyon, que nous avons traversé le
mieux du monde, sans rencontrer un seul agent.
Vous m’aviez parlé de Chagny. C’est là que nous nous sommes arrêtés le soir de notre départ.
Etape de 275 kilomètres. Nous avons trouvé l’Hôtel du Commerce très confortable à tous les
points de vue, et vraiment pas cher.
Nous étions chez nous (aux Bas-Vignons) hier soir à 6 heures. Etape de 300 kilomètres. La
route par la Bourgogne est bien supérieure à la route par le Nivernais.
J’ai laissé Rachilde à la campagne et je suis rentré ce matin.
Je vous remercie, Madame Hérold et vous, de m’avoir montré tant de beaux pays, et de la
bonne hospitalité de votre si reposante maison.
J’espère que la santé de notre ami Collière va continuer à s’améliorer dans l’air pur de Lapras.
Veuillez me rappeler au souvenir de vos hôtes.
Je vous serre les mains,
A Vallette »
(Lettre d’Alfred Vallette à André-Ferdinand Hérold, en tête du Mercure de France, Paris, le
18 septembre 1928)
268
La crise économique se dessine. Les patrimoines fondent, les maisons familiales se
vendent, les portefeuilles sont vides lit-on dans le Temps. Il faudra tout de même attendre
1933 pour que se crée une nouvelle revue, le « Baromètre économique » qui fera le bilan des
années passées, ère de profits faciles et rapides, surtout chez les entrepreneurs et les gros
commerçants : « ils ont tous trouvé fort naturel de tirer des rémunérations très supérieures à
celle des professions libérales ». Désormais, en France, le médecin n’est plus le notable le
plus fortuné et le plus respecté d’une petite ville.
Une nouvelle société est née.
Hérold, élu de Saint-Basile, marie Marciane
André-Ferdinand est excusé d’être absent à la réunion de la Ligue, il en reçoit, de
Paris, une lettre datée du 14 mai 1929 : « Mon cher ami, vous avez la plus louable et la plus
charmante des excuses. Nos collègues seront heureux d’apprendre la bonne nouvelle et tout
d’abord bravo et croyez moi bien cordialement à vous… »
Il s’agit du mariage de Marciane qui a maintenant 18 ans et qui veut vivre sa vie.
Marciane, par sa mère, Marguerite. Pastel.
269
C'est le mariage à Lapras ; banquet à Lamastre à l’Hôtel du Midi, chez Baraterro, avec
le conseil municipal, car il y a eu installation de ce conseil le 19 mai 1929. Ferdinand est élu
conseiller municipal de Saint-Basile et par 10 voix sur 11 Rémi Jarjat avait été fait maire. La
mairie se trouve au dessus de Lapras, dans le petit bourg de Saint-Basile, perché sous la forêt.
Ferdinand échoua aux sénatoriales de 1929, où il obtint 82 voix, sur 780 votants, son colistier,
le flamboyant Edmond Froment, recueillit, lui, 136 voix.
Dés le 15 juin 1929, Hérold participe à un conseil municipal, on vote le budget de
l’année 1930, le téléphone sera installé, chez le boulanger… lui qui rêvait sans doute d'un plus
grand destin politique, le voilà élu aux tâches minuscules. Mais il s'y dévoue avec plaisir.
Etant à Paris au moins six mois par an, il fera tout son possible pour être présent aux
réunions municipales. En novembre 1931, on électrifie la commune, en août 1932, on décide
d’élargir le cimetière de Cluac. Hérold s’intéresse particulièrement aux commissions du
bureau de bienfaisance, où l’on pratique une politique sociale bien utile : assistance aux mères
indigentes en couches, aides aux incurables, aux veuves de grand âge, organisation de
placement d’une pauvre folle à l’asile de Privas, aide en cette année 1929 à la commune de
Roquebillière sinistrée…
Cette année-là Ferdinand s’est attardé en famille et est remonté à Paris. Pour fêter,
bizarrement, non le mariage, mais les fiançailles de Marciane avec une réception fastueuse,
chez lui.
Sur la carte beige, aux lettres d’encre couleur terre de Sienne brûlée, que j’ai sous les
yeux, je lis l’invitation que reçurent le ban et l’arrière ban de ses amis :
« Monsieur et Madame A. Ferdinand Hérold ont le plaisir de vous faire part des fiançailles
de leur fille Marciane avec Monsieur Ali El Lozy-Bey.
Ils recevront à cette occasion le jeudi 11 juillet de 4 à 8 heures,
48 rue Nicolo, Paris XVIe »
M. Ali Abd El Fattah El Lozy Bey est secrétaire de la banque MISR du Caire.
La poignée de main désinvolte d’Hérold à son gendre. Devant eux, Marciane, au premier
plan, son frère, Pierre. L’union dura peu.
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Ferdinand l’assesseur sentimental
Le 29 décembre 1929, se déroula le Conseil fédéral de la SFIO au Teil, il y a 70
délégués. Marcel Rouvière préside et Ferdinand Hérold est assesseur. On vote contre la
participation au gouvernement. " Le Parti est un parti de lutte des classes et en aucunes
manières, il ne saurait se faire le serviteur d'une fraction de la bourgeoisie ! " Le parti doit
accéder seul au pouvoir ou avec des alliés de gauche fréquentables.
Une fois de plus, Ferdinand n'est pas prophète en son pays. La motion a été à Lamastre
désapprouvée fortement : 20 voix pour 40 voix contre.
A ce congrès fédéral, l’autorité qu’exerce modestement Hérold dans la Fédération de
l’Ardèche fut mise à mal. On le critique et on le blâme pour son attitude au Congrès National,
l’estimant contraire au mandat qui lui avait été donné… il est engagé cependant avec La
Motte, le secrétaire de section, au congrès national prochain à Paris.
A la Ligue des Droits de l’Homme, Ferdinand se voit contré par la vive opposition
d'un professeur d’Ecole Normale, Elie Reynier, militant syndicaliste et pacifiste qui le met en
minorité au sein de la Fédération ardéchoise de la Ligue.
En 1930, avec l’âge venu et les années devenues lourdes, l’insouciance fait place à
l’inquiétude. L’Europe s’arme.
Kermesse de la S.F.I.O à Lamastre
Mercredi 2 avril 1930, à 21 heures, au Musée Guimet, place d’Iéna, M. Ferdinand
Hérold donne conférence, le thème en est : « L’Inde dans la littérature française du XIXe
siècle ». Cette soirée est organisée par l'Association Française des Amis de l'Orient (AFAO).
Petit contre temps : en raison des vacances de Pâques le thé mensuel de l'AFAO est annulé, il
est remis au samedi 26 avril 1930… C'est l'occasion des retrouvailles pleines d'effusions avec
Sylvain Lévy et de croiser froidement Alexandra David-Neel qui n'est plus du tout la jeune
poétesse anarchiste ni la danseuse bayadère d’un temps.
Ferdinand n’a pas oublié sa passion pour les mondes sanscrit et iranien. Quoique son
assiduité n’ait jamais été vraiment soutenue. En effet, Ferdinand avait 25 ans quand il reçut
d’Henri Sée ces mots d’octobre 1890 : « Sylvain Lévy que j’ai aperçu à la Bibliothèque
Nationale pense que tu n’as guère travaillé le sanscrit pendant les vacances… »
Le dimanche 27 avril 1930 fut un grand jour de fête socialiste à Lamastre… Le jeune
député SFIO de Valence, plein d’avenir, Jules Moch, est invité. Hérold préside. C'est un raid
de terre ennemie ! Car depuis le 5 mai 1929 l'hebdomadaire de la SFIO locale, l'"Ardèche
Socialiste", le dit bien : "Lamastre est une des citadelles les plus fortes de la réaction et du
cléricalisme"…
271
A 11 heures 14 précises, arrivent par le train les participants venus de partout, on les
entraîne prendre un apéritif au café de la veuve Chambon. Marcel Dejour, instituteur, le
secrétaire de la section, et son cousin Abel, dessinateur aux chemins de fer PLM, trésorier,
sont quasi à eux seuls la puissante invitante, c’est dire si les effectifs militants sont minces…
A midi, grand banquet démocratique à l'hôtel du Commerce, on compte tout de même
40 convives (prix du couvert : 20 francs.)
Enfin, à 14 heures, à l'heure où les plus âgés auraient préféré une bonne sieste, les
militants et les sympathisants de la SFIO se traînèrent d'un pas lent vers le cinéma.
Conférence contradictoire… 290 personnes y auraient assisté. C’est un succès. Marcel Dejour
fut chargé du compte-rendu, on y lit les grandes lignes de l’intervention de Moch,
dénonciation de l’emprise du patronat sur le travail, la disproportion qu’il faut régler entre les
petits revenus des ouvriers et les énormes bénéfices des industriels et des gros commerçants,
la ruine des cultivateurs pour qui le prix du blé est bas et celui des engrais trop élevé…
Avril 1930, Hérold reçoit Jules Moch
Ferdinand Hérold fit, dans le même temps, un tour au congrès de la Fédération
ardéchoise des Droits de l’Homme. L’équipe bat de l’aile : 10 sections ne sont pas
représentées « ni excusées », dont Lamastre, Sarras, Andance, La Voulte, Le Cheylard,
Vallon ; « cette négligence étonne et ne s’explique guère » conclue le président, Marius
Montet, qui pense que l’on n’est pas assez combatif contre l’Antisocialisme, contre les
272
provocations des Etats capitalistes depuis 1918, qu’il faudrait condamner avec plus de
sincérité l’Angleterre et la France pour leurs crimes au Congo, en Indochine, aux Indes... Il
n’y a plus que 22 sections en Ardèche…
Le 1er juin 1930, au Congrès départemental de La Voulte, Hérold est président, il est
donc condamné, en principe, au silence. Tous félicitent Froment de son combat électoral au
scrutin de mai.
Sa campagne fut une pittoresque campagne de slogans sommaires : « Paysan, si tu
veux du bon pain, sème à pleines mains le pur FROMENT des revendications sociales ! », ou
encore : « Tous aux urnes et pour avoir du bon pain, semez du FROMENT ! »
Résultats de la circonscription de Largentière : Boissin (URD) : 7 913 voix, Froment
(SFIO) : 6 247 voix, Girbon (Communistes) : 83 voix. C’était, paraît-il, un grand succès par
rapport aux élections de 1928 où Froment n’avait fait que 4 758 voix à côté du communiste
Bastidon (1 113).
Froment restait auréolé de gloire par sa dure lutte contre « un ennemi acharné de la
République : le docteur Boissin, libre penseur soutenu par la presse de droite et le monde
clérical. M. Boissin, c’est l’homme du Vatican, c’est l’homme de Tardieu, c’est l’homme de la
guerre, c’est l’homme de la bourgeoisie ennemie de tous les travailleurs ! » lit-on dans
l’Ardèche Socialiste. C’est beaucoup pour un seul homme.
Hérold orienta les débats sur le désarmement et la formation politique de la femme,
«importante question en Ardèche»… . Ferdinand est élu avec quatre autres membres,
conseiller fédéral de la SFIO.
En juillet 1930 une élection fut organisée pour le Conseil Général, au canton de
Lamastre, pour remplacer le baron de Framond, décédé. La visite de Jules Moch n’y eut
aucun impact. Le maire de Lamastre, M. Descours, fut l'unique candidat.
Mais le corps électoral, qu’il faut croire bien discipliné, se déplace tout de même ! Bel
exemple de civisme mais aussi d'absurdité électorale, la moitié des inscrits se déplacent pour
introduire leur bulletin dans l'urne :
Inscrits : 3736, Votants : 1848, Blancs et Nuls : 94, Divers : 41, Descours (URD) :
1713 voix.
Le samedi 9 août 1930, Ferdinand Hérold est à Lapras, il vient à l’«AG» (l’assemblée
générale) de la section SFIO de Lamastre. 20 camarades sont présents. Marcel Dejour, le
secrétaire note : « les camarades Hérold et C. Pradel nous firent le vif plaisir d’assister à
notre séance. » On entérina la démission, pour des raisons obscures, du camarade A. Chalaye.
Est-ce le Chalaye auteur à la SFIO d’un rapport sur une future guerre chimique et qu’on
accusait de bellicisme ?
En octobre 1930, dans l'"Ardèche Socialiste", le ton monte contre le gouvernement
Tardieu accusé d'être à la solde des va-t-en-guerre et des mercantis.
273
Le monde de la rédaction du Mercure de France
En septembre 1931, Dumur approcha Léautaud pour lui proposer de nouveau la
rubrique théâtre que Vallette lui avait retirée. Rouveyre, qui la tenait, voulait l’abandonner.
Léautaud, qui, dans son journal, souvent prête aux autres ses propres pensées, entend Dumur
lui dire qu’il ne souhaite pas voir revenir les Hérold et les Fontainas « que personne ne lit et
n’a jamais lus. » Pour sa part, Léautaud décline l’offre, Vallette lui aurait reproché de ne pas
parler de théâtre dans ses articles mais, tout simplement, de ce qui lui passait par la tête. « Mes
chroniques étaient intéressantes autrement ! Vallette ne veut pas du talent, mais des comptes
rendus ! »
En fait Léautaud ne veut pas que Hérold revienne, mais lui ne veut pas y aller,
pourquoi ? Cela n’en vaut pas la peine, « avec les petits frais que cela comporte, à écrire des
chroniques qui demandent au moins (pour moi qui n’ai pas mes journées) deux soirées, cela
pour 75 francs par chronique », sans compter, bien entendu, les deux ou trois spectacles à
supporter par semaine ! (En réalité, Léautaud à une phobie extrême du « beau monde » qu’il
faut affronter dans ces soirées).
Léautaud ne déteste pas provoquer Vallette. En 1925, sans le vouloir, il s’était fait
décrire, en un clin d’œil, la ligne du Mercure de France : Il s’était plaint de n’être payé que 10
francs la page, alors que Paul Fort, Francis Carco étaient bien mieux rétribués… Il en déduit
que la littérature d’imagination est mieux prisée que la « littérature d’observation directe »
qu’il estime représenter. Remarque qui fait s’emballer Vallette qui frappe du poing sur la
table : « Et d’abord, on n’a pas à faire de comparaisons. Nous nous y opposons. Nous
l’interdisons formellement. Nous faisons ce qui nous plaît. Nous payons ce qui nous plaît.
Nous sommes les seuls maîtres, et je ne dis pas les actionnaires, je dis nous trois, les
membres du comité de direction : Dumur, Hérold et moi. Régnier a un roman. Il va le
donner, je crois, à la Revue de Paris. On lui donnera 25 000 francs. S’il me l’apportait je lui
donnerais 6 000 francs. Nous ne forçons personne. On trouve mieux ailleurs ? Qu’on y aille.
Si vous trouvez mieux ailleurs, allez-y. Nous n’en serrons pas moins bons amis. »
On voit, qu’à cette époque, Ferdinand est encore tout puissant au Mercure.
Barattero, étape gourmande avant Lapras
Le 29 décembre 1931, Ferdinand signait à Lamastre son premier poème culinaire chez
Barattero dans le Livre d’Or des Gourmets.
Le texte en soi n’est pas de l’immense littérature. Mais cela est secondaire, ce qui est
important, c’est ce qu’il suggère : une fin de banquet à Lamastre en 1931… et c’est tout un
monde… On devine les personnages. Ils sont palpables. Les tables dévastées, les fumeurs
débraillés, les gros hommes rubiconds qui s’épongent le front, on les voit.
274
L’Automne rougeâtre arrive
Le jour, encore attiédi,
Est cher au chasseur hardi :
C’est la saison de la grive.
Sans aller à la dérive,
Toi qui n’es pas engourdi,
Cours à l’Hôtel du Midi,
Et là, de rien ne te prive,
Qu’un gratin appétissant
Réchauffe d’abord ton sang,
Qu’un canard le réconforte
Et qu’un pâté radieux
Te réjouisse et t’emporte
Au pays éthéré des dieux.
A.-Ferdinand Hérold.
Le 1er janvier 1932, Ferdinand signe son second poème culinaire chez Barratero.
En toi la douleur est détruite
Quand se montre la noble truite
Prends, pour exceller dans ton art
La ballottine de canard
Tu veux te guérir de tes vices ?
Mange le gratin d’écrevisses.
Si tu dois faire un joli don,
Farcis un tendre pintadon.
Qui chasse la hideuse haine ?
C’est la glace norvégienne.
Tout chagrin s’égale à zéro
Dés qu’on est chez Barattero.
Ferdinand repasse le 2 janvier et, on lui tend de nouveau le Livre d’Or des Gourmets.
C’est un peu lapidaire :
Je ne puis ajouter rien à ce que j’ai dit
A la gloire de notre ami Barattero.
Vive à jamais Barattero ! Vive à jamais Barattero !
Le restaurant Barattero est la gloire de Lamastre, on fait des détours pour y goûter ses
coulis d’écrevisses, comme le général Mangin, l’archiduc Léopold, la princesse Farid Es
Sultaneh, ou Gaby Morlay et Michel Simon, en tournage à la Roche de Gun pour les « Amants
du Pont Saint-Jean » … L’historien Charles Seignobos, à peine plus jeune que Ferdinand
275
s’étonnera, en 1938, de voir la place de la petite ville devenue le théâtre d’un ballet
d’automobiles « attendant le moment où il resterait un coin libre à la table …» : « J’ai vu
dans ma vie bien des merveilles imprévues qui ont changé la face du monde et bouleversé
toute la vie, l’automobile, l’aviation, le télégraphe, le téléphone, la radio, sans parler du
sous-marin ; mais moi, natif de Lamastre, je n’ai vu aucune merveille plus imprévue que le
vieil hôtel Rouagrol transformé en une maison d’un goût sobre et élégant. »
Du 15 avril au 15 juin 1931, Ferdinand avait publié en feuilleton, dans le Mercure de
France, son roman, Les Amants Hasardeux, roman d’adolescent rédigé à l’âge de 65 ans…
L’œuvre (si l’on peut dire) fut éditée par le Mercure. En octobre 1937, Hérold livrait en livre
les Amants hasardeux ou les péripéties d’amants séparés par le destin qui défie toute
vraisemblance.
Ferdinand en dédicace un exemplaire à la toute jeune Paulette Cluzel, sa voisine. Il est
bien curieux de lire ce qu’avait en tête Ferdinand, quand la France chauffait et s’avançait vers
le triomphe du Front Populaire. On a là un retour au monde gréco-égyptien de Pierre Louÿs,
d’ailleurs la scène se déroule à Alexandrie. Le roman est étonnement désuet : Anthéia est la
plus belle de la métropole égyptienne, elle est fière et décidée comme Carmen (d'ailleurs elle
brise, très symboliquement, une statue d’Eros), mais elle cède, car Akontios est le plus beau !
Il y a aussi Lykôn qui séduit Rhodé grâce à cette rhétorique sommaire mais solide : « aime
donc, la jeunesse rapide passe comme un songe… » à quoi l’amante répond : « je n’entends
pas vieillir sans aimer, mais Rhodé ne veut pas d’un époux qui la traiterait en esclave… ». Il
y a aussi Mantô, l’incarnation de l’amour féminin convulsif, et les « amours âpres » de
«chienne» de la femme d’Araxe !… le ton est à l’avenant : les figues sont «soleilleuses»… il
y a de longues étreintes, la saveur de la bouche de l’amante, les regards chauds… et pourtant
il y a des passages de philosophie de la vie, de sagesse (ne pas fausser le rythme universel ou
encore : « Il arrive que la foule soit cruelle. Elle exige parfois une justice rapide, violente, qui
n’est pas la vraie justice. Et cependant il ne faut pas médire de la foule. »)
Au Mercure de France, on est atterré…
Bernard, directeur administratif, maugréait, ces ouvrages de Hirsch, Hérold, Fontainas,
sont des pertes pour la « Maison ». En 1921, déjà, Vallette avait décidé de limiter les
productions de Ferdinand : « ...J’ai dit à Blaizot de vous expédier 40 Cléopâtre. Quant aux
exemplaires de luxe, il me répond qu’il n’y en a plus. On n’avait d’ailleurs fait qu’un tout
petit tirage de luxe… ». Telles les Parques de la mythologie, le pilon, impassible, attend son
heure, pour ce qui reste.
276
Les plantations symboliques
Fin 1932, c’est l’époque où le vieil ami des débuts du Symbolisme, Lugné-Poé,
réapparut. Lugné-Poé a oublié qu’il a un moment traité Ferdinand de père fouettard du
Symbolisme. Il lui écrit pour un projet nostalgique de culte du souvenir :
« Mon cher ami,
Voici l’heure, voici le moment ! Chaque auteur de « l’Œuvre » est représenté à Villeneuvelès-Avignon par un arbre ou un arbuste. Cela doit constituer une forêt !...
Ne voulez-vous pas être représenté ? Cela me ferait plaisir, faites-moi envoyer à Lugné-Poe,
Villeneuve-lès-Avignon (Gard), par la maison Vilmorin, soit par le jardin d’acclimatation, ou
tout autre maison un arbre, un arbuste, n’importe quoi bien résistant.
Il y a eu déjà quelques envois. C’est le meilleur souvenir.
Mes hommages et mes félicitations respectueuses à madame A.-F. Hérold et bien à vous.
Lugné-Poé. »
(Lettre d’A. Lugné-Poé à Ferdinand Hérold, le 20 décembre 1932, Paris)
Lugné-Poé n’est pas homme à se laisser démonter. Il réécrit un mois après :
« Mon cher ami,
Les pousses d’arbres avec les noms des pièces ou des auteurs ont commencé d’arriver à
Villeneuve-lès-Avignon.
Ne l’oubliez pas, si cela vous est agréable, quant à moi, cela me ferait le plus grand plaisir, et
au delà du 15 février on ne peut plus rien planter !
Maeterlinck-Savoir-Tristan Bernard-Romain Coolus-Sarment-Natanson-Passeur-André Gide,
Rachilde, etc… sont déjà représentés, d’autres sans doute d’après ce que je sais.
Mes respectueux hommages à madame A.-F. Hérold,
Votre vieil ami et directeur,
Lugné-Poé.
P.S : Vous vous êtes dévoué à la cause de De B., l’ami de Mme R.D., n’avez-vous pas eu trop
d’ennuis ? Je le souhaite, elle est, comme toutes les vraies aimantes, très maniaque ! »
(Lettre d’A. Lugné-Poé à Ferdinand Hérold, le 30 janvier 1933, Paris)
Cette année-là, Hérold publiait sa traduction d’Icare de Lauro de Bosis, héros de l’ntifascisme, aidé par l’actrice Ruth Draper qui ne pouvait être que cette Mme R.D., aimante
maniaque, évoquée par Lugné-Poé.
Lugné-Poé s’enhardit et fit la route pour Lapras !
« Mon bon vieux,
277
Un samedi de fin juillet, j’allai à Lamastre avec Suzanne en route au-delà du Pin où je
déjeunai fort bien, j’eus froid.
A Lamastre, sur une place je te demandai – j’étais mal fichu – je n’osai, provisoirement, vu
ma toux monter chez toi – je me suis réfugié tout bête à Saint-Agrève où alors je crevai de
malaise frileux et d’étouffement. Je m’enfuis le lendemain au galop après avoir vérifié encore
une fois si je pouvais téléphoner…
Pardonne !
Et voilà comme on se manque.
Mes hommages respectueux à madame Hérold dis lui que ma sœur Lou était avec moi,
ton Lugné-Poe
Je crois qu’elle la connaît. »
(Lettre d’A. Lugné-Poé à Ferdinand Hérold, le 7 septembre 1933, Paris, 56 rue du Rocher).
Il est probable que Ferdinand céda dans l’affaire des plantations et qu’un arbre nommé
Ferdinand côtoya les arbres Tristan Bernard et André Gide.
Bruits de bottes
Le climat s’est alourdi du côté de l’Allemagne. Du côté de l’Italie aussi. Viendra
l’Espagne.
Le 3 avril 1933, la Ligue des Droits de l’Homme prévoit un banquet pour la paix,
Hérold en sera ; le 14 juillet il fera conférence sur la situation à Amiens. Entre temps, en mai
1933, il se rend à Forges-les-Eaux. Cette même année 1933, il collabore avec Romain Rolland
à la publication d’Icare, pièce de Lauro de Bosis.
Depuis octobre 1931, Gaetano Salvemini, opposant le plus actif, à l’étranger, au
régime de Mussolini, se démène pour la mémoire de Lauro de Bosis. De Bosis est un jeune
héros, dont le Klemm L25 venait d’être abattu par la DCA au large de Rome, après avoir
largué des tracts au dessus de la ville.
Hérold travailla aussitôt à la version française d’Icare de Lauro de Bosis. Gide fut
contacté pour en écrire la préface. Il refuse de la faire, parce que le combat pour la liberté,
selon lui, est un leurre… curieux motif.
Voici ce que note André Gide, dans son journal, « Cuverville. Fin octobre » :
« Je ne puis lire ces papiers sans l’émotion la plus vive ; mais que faire ? … malgré
mon admiration pour le geste de ce héros, quelque chose ici me manque : la croyance à la
liberté. Je ne parviens qu’à peine à tirer au clair ma propre pensée. La notion de liberté, telle
qu’on nous l’enseigne, me paraît des plus fausses et pernicieuses. Et si j’approuve la
contrainte soviétique, je dois approuver également la discipline fasciste. Je crois de plus en
plus que l’idée de liberté n’est qu’un leurre. Je voudrais être sûr que je penserais de moimême si moi-même n’étais point libre, moi qui tiens par-dessus tout à ma propre liberté de
pensée ; mais je crois également, de plus en plus, que l’homme ne fait rien qui vaille sans
contrainte et que bien rares sont ceux capables de trouver cette contrainte en eux-mêmes. Je
crois aussi que la couleur authentique d’une pensée particulière ne prend sa pleine valeur
278
que si elle se détache sur un fond qui ne soit pas déjà bigarré. C’est l’uniformité de la masse
qui permet à quelques rares individus de s’élever, tranchant sur elle. Le « Rendez à César ce
qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » de l’Evangile, me paraît plus que jamais d’un
enseignement plein de sagesse. Du côté de Dieu, la liberté, celle de l’esprit ; du côté de
César, la soumission, celle des actes. Le seul souci du bonheur du plus grand nombre, d’une
part ; de l’autre, le seul souci de la vérité. »
Lauro Adolfo de Bosis (1901-1931), poète et aviateur
C’est finalement Romain Roland qui rédigera la préface, en février 1933. Le
livre sortit des presses le 1er aout 1933…
Dans sa préface, Rolland répondit, apparemment, aux réserves de Gide (mais c’est un
dialogue des sourds) :
« Nous sommes tous, aujourd’hui, pervertis par une littérature qui est de mots, qui
masque sa peur de l’action sous un héroïsme verbal. Le beau parler dispense d’agir…- La
279
génération d’après la guerre a pénétré le mensonge idéaliste de ses aînés. Et dans son juste
ressentiment, elle a injustement foulé aux pieds, avec les hâbleurs, l’idéalisme qu’ils
profanaient. Lauro, lui, l’a vengé, en le lavant dans son sang. Icare révèle la passion secrète,
qui couvait en Lauro, de donner au monde l’exemple éclatant de cette revanche de
l’idéalisme, qui se sacrifie, dans le combat jusqu’à la mort. »
C’est toute une épopée que Hérold raconta dans le Mercure de France du 15 décembre
1931. Les événements sont, alors, tout récents.
Fils d’un Italien et d’une Américaine, Lauro de Bosis, né en 1901, fut un écrivain et un
poète précoce. A 22 ans, il traduisait Œdipe Roi en vers, il était plutôt attiré par la nouvelle
Italie de la Marche sur Rome. Sa pièce fut jouée le 17 mai 1923 dans un théâtre qu’il créa au
Mont Palatin. En 1924, il s’en alla aux Etats-Unis, il enseigna à Harvard, il y perdit ses
convictions fascistes et retourna en Italie. Il fut un des fondateurs de l’Alliance Nationale.
Il rédige des tracts contre Mussolini. Son réseau est repéré, il doit s’enfuir, ses amis
sont arrêtés, sa mère est remise en liberté après avoir signé une lettre de soumission au
régime. Il décida de mener la lutte jusqu’au bout. En janvier 1931, il est concierge, gérant et
téléphoniste de l’hôtel Victor-Emmanuel III, sur les Champs-Elysées. Il est nourri, logé et
gagne 800 francs par mois. Il travaille de 8 heures à midi et de 14 heures à 20 heures. Le reste
du temps il apprend à conduire un avion et se penche sur les cartes de la Mer Tyrrhénienne. Il
est jeune, il oublie un instant son héroïsme à faire des cours de mythologie grecque à la fille
de touristes anglais de passage, elle a dix ans. C’est pour lui le temps de la réflexion sur
l’enfance et les buts de la vie, car il hésite encore : « il est possible, et parfois nécessaire,
d’obtenir la paix en s’isolant soi même, ou s’enfermant dans un cercle d’amis pour ignorer la
lutte qui fait rage sur tout l’univers… » Se présente à lui l’alternative à l’engagement
politique qui est la vie, tout simplement, oublieuse et calme.
Le destin l’emporte, Lauro de Bosis fait un premier vol vers l’Italie, avec 80 kilos de
tracts, son biplan anglais échoue en Corse, dans un champ, le 13 juillet 1931. Il n’a encore que
5 heures de vol pour tout bagage professionnel.
La seconde fois sera la bonne, il largue 400 000 tracts au dessus de Rome. La chasse
italienne l’abat au dessus de la mer.
Cet engagement romantique est une métaphore du mythe d’Icare, modernisé.
Ferdinand Hérold et Romain Rolland semblent bien être les seuls en avoir pesé la valeur.
André Gide se contenta d’adresser à l’éditeur d’Icare qui lui demandait de nouveau
d’écrire des lignes « en grand hommage à une charmante et belle mémoire » ces lignes un peu
distantes et sèches :
« Mon cher Aveline,
Tous mes remerciements pour l’envoi (pas encore reçu) du Lauro de Bosis. Je connais déjà et
Icare et l’admirable testament, ayant eu en mains tous les documents de cette héroïque et
mortelle aventure ; mais suis heureux d’avoir ce volume et de le tenir de vous.
Bien cordialement votre,
André Gide »
(Lette d’André Gide à Claude Aveline, 1 bis rue Vaneau, VIIe, 15 octobre 33)
280
Depuis le printemps 1930, Hérold habite à cinq minutes à pied de chez La Chesnais,
un hôtel particulier 11 rue Thibaud dans le XIVe arrondissement. On griffonne sur la main
courante du secrétariat de la Ligue : « Hérold, changement d’adresse, 11 rue Thibaud, Paris
XIV, téléphone : Invalides 05-45 ». Quand il se rend chez les La Chesnais 4 rue Marguerin, il
passe à la pâtisserie Noblet pour ne pas arriver les mains vides.
Madame Segond-Weber, elle, allait au dispensaire, rue d’Alésia, y voir Marguerite
Hérold.
Elle évitera sans doute Ferdinand. Car on imagine ce qu’il dut ressentir quand il ouvrit
la revue Miroir du Monde du 12 mai 1934 et qu’il y lut, page 6 :
Mme Segond-Weber: Je fus Agrippine devant Mussolini.
Oui, Mme Segond-Weber joua à Rome Britannicus devant le Duce. Et l’actrice ne
cacha pas le plaisir qu’elle en eut :
« Au premier rang était celui qui relève les colonnes du temple, qui reconnaît la
pourpre des Césars et rejoint le passé impérial. Mussolini avait voulu entendre Racine et se
plaisait à l’harmonie des vers français. Il est artiste, apprécie la sensibilité des artistes et des
poètes, et regrette qu’elle ne soit pas toujours celle des politiciens. Cela faciliterait souvent
les choses, dit-il. »
La fin de Vallette
Le 23 mars 1934, Eugène Morel s’effondrait sur le perron de sa villa de Meudon,
foudroyé par une crise cardiaque. C’était la perte d’un ami complet pour Ferdinand.
Vallette se rendit en métro à ses obsèques, au Père-Lachaise, il croisa dans les soussols Maurice Beaubourg et revint avec lui. Après les discours, Alfred Vallette était devenu
songeur, au moment de se séparer de Beaubourg, l’un prenant la direction Porte d’Orléans, le
second la direction Clignancourt, il lui serra la main et lui dit :
« C’est effrayant, mon ami, ce qu’on meurt en ce moment-ci. Ainsi, vous apprendrez
demain même ma mort, ou moi, j’apprendrais la vôtre, il ne faudrait pas nous en
étonner ! »
A ce moment-ci, Vallette allait bien.
En juin 1935 le docteur Philippe Neel42 diagnostiqua un ulcère de l’estomac à Alfred
Vallette. Les douleurs étaient évidentes. Il fumait 50 à 60 cigarettes par jour, depuis l’armée,
et avalait la fumée… On fit une radio qui confirma. Vallette est donc condamné. On lui donne
une multitude de médicaments, il apprécie Aérocide.
Paul Léautaud, aux aguets, prédit un affrontement entre le clan Hérold et le clan
Duhamel. Georges Duhamel s’en va froidement au chevet du malade :
42
Il s’agit du frère de Jean, l’auteur des Souvenirs. Tous deux étaient des habitués de Lapras.
281
«Voyons, Monsieur Vallette, si vous venez à disparaître, qu’est-ce que nous devrons faire ?».
Vallette, nullement surpris par la crudité de la question, répond : « Vous resterez deux
administrateurs, vous et Hérold. Vous en faites nommer un troisième pour me remplacer.
Quand il est nommé, vous désignez l’un de vous trois comme administrateur délégué… »
Il est loin le temps où Denis Thévenin, au printemps 1917, envoyait timidement à
Vallette de belles pages sensibles sur ses impressions de guerre. Vallette, qui en avait apprécié
le « frémissement », s’était empressé d’en demander la suite. Denis Thévenin était Georges
Duhamel. Duhamel qui, en 1936, en plus de directeur du Mercure de France, devenait aussi
académicien.
La fin de Vallette fut rapide et ceux qui comptent se sont retrouvés, le 14 novembre,
chez Duhamel, 31 rue de Liège. Un hôtel particulier, boiseries, hauts plafonds, hautes et
larges fenêtres donnant sur un jardin. En circulant dans les pièces d’un luxe distingué et sobre,
Paul Léautaud pensa à son taudis « A chacun son lot », se dit-il… Le déjeuner où l’on a parlé
de tout sauf de ce pourquoi ils étaient réunis : le Mercure de France et son devenir… On a
apprécié les vins, Duhamel les humant comme des fleurs, les versant comme des raretés, à
chaque cru son verre. La jeune madame Duhamel entre les deux barbons, vieux de la vieille
du Mercure, Hérold et Léautaud, lequel a, en face de lui, Marguerite Hérold.
1936, tournants
1936, année de fièvre et de fête. Le monde ouvrier est en liesse. Cependant les
banlieues de briques sont grosses d'orages à venir, les camelots du roi donnent des coups de
canne sur les boulevards. Cela sent la poudre. L’Italie est en Ethiopie, l’Allemagne en
Rhénanie, on sent monter le vacarme des chenilles des chars de la Wehrmacht.
Duhamel a pu être sans difficulté élu à l’Académie Française. La note à payer, la
facture de la fameuse épée, n’amuse pas du tout le personnel et les auteurs du Mercure de
France. Hérold et Léautaud refusent de payer, Rachilde veut absolument donner 100 francs.
On se moque d’elle à la rédaction : « Non, Madame. Pas cent francs. Ce serait une folie.
Envoyez vingt francs. Ce sera très suffisant ! »
Le 11 mars 1936, Henri Sée, le professeur à la faculté de Rennes, l’historien, meurt, à
Rennes. Il est, avec Pierre La Chesnais, un grand ami de toujours de Hérold.
Hérold est touché, il sent bien qu’une partie de sa vie commence à lui échapper.
Le 16 mai 1936, la Comédie Française donne, en matinée poétique, le poème tragique
de Ferdinand, Œnone, où le poète à retrouvé l’inspiration de ses vint ans. C’est un poème à
Colonna-Romano. Car c’est à Colonna-Romano que Hérold a dédicacé ce texte et parce qu’il
a été conçu pour elle, parce que le rôle d’Œnone fut tenu par elle, et encore parce que ce fut
elle qui en réalisa la mise en scène. La critique apprécia : « … un acte lumineux, évocateur et
en vers, bien frappés ; une belle fresque hellénique et tragique dessinée avec grâce et
puissance et animée harmonieusement… » (Le Quotidien). Avec Œnone on est dans le
tragique, mais il est imaginaire, belle parenthèse ; le monde, à la sortie du spectacle, dans la
rue, restait prosaïquement le même.
282
Gabrielle Dreyfuss, dite Colonna-Romano (1883-1981), par Auguste Renoir (1913)
Gabrielle Colonna-Romano, est une ancienne connaissance de Ferdinand. Elle est
l’épouse de Pierre Alcover, comédien qui s’est reconverti dans le cinéma. Elle avait été
splendide de fraîcheur et d’énergie en première du chœur des jeunes filles des Sept contre
Thèbes que Ferdinand avait traduit d’Eschyle pour l’Odéon. C’était le 18 novembre 1909.
Ferdinand n’a pas oublié le phrasé splendide de ses déclamations sobres : « Je les entend
toujours, les chevaux qui hennissent… ».
Colonna-Romano devint, par la suite, une véritable amie des Hérold. Ils l’appréciaient
aussi pour ses engagements politiques et civiques. En 1914, infirmière improvisée, elle s’était
mise au service du professeur Latulle pour soigner les soldats gangrénés. En 1936, elle se
démena pour réciter au public l’Ode à Zola de Gustave Kahn… C’est une amie. Elle raconte
aux Hérold tout ce qui lui arrive, Marguerite Hérold est un peu sa confidente, lui dit les
souffrances du zona qui la défigure, en 1938, elle, qui fut si belle et qui vit, sans révolte, dans
le miroir, son visage bouffi badigeonné de bleu de méthylène… Après la mort de Ferdinand,
elle s’attacha à Marciane, l’appelait au téléphone pour obtenir d’elle le denier poème de
Ferdinand, «la vieille maison», et lui pose de venir à Camaret où elle est en villégiature avec
Alcover.
283
Paul Valéry aussi s’attachera à Marciane, il est ému par le combat qu’elle n’a pas les
forces de mener, devenir quelqu’un, alors qu’elle est douée, mais des entraves mystérieuses
l’empêchent d’aller de l’avant. « Jeunesse, cygne sauvage… » écrivait Shelley, mais cygne
enchaîné par sa sensibilité. Valéry voulut l’aider :
« Mardi
Mon cher ami,
Je suis un peu au loin – et jusque vers la fin du mois. Mademoiselle votre fille sera la
bienvenue si elle veut bien attendre mon retour.
Mais, s’il y a urgence, qu’elle m’écrive à Grasse, « La Petite Campagne »,
Paul Valéry.
(Mardi [16 septembre 1930], lettre de Paul Valéry à Ferdinand Hérold, sur papier à entête de
l’Hôtel Negresco, promenade des Anglais, Nice).
Paul Valéry est alors l’invité des Blancheney, à « La Petite Campagne », sur la route de
Grasse à Cannes à deux kilomètres environ de Grasse.
On le sent, Marciane veut écrire. Vallette, gentiment, lui permit de placer un petit
article dans le numéro du 1er juin 1934 du Mercure de France. Cela a la fraîcheur d’une
rédaction de lycée. Cela s’intitule : « La Fontaine et l’hygiène ». Le ton est très 1930 :
Perrette, de Perrette et le Pot au lait, fait du « footing » avec cotillon court et souliers plats,
«n’est-ce pas autrement qu’on s’habille pour marcher ?». Mais Perrette ne va pas bien dans la
tête : « malheureusement, cette jeune personne n’avait pas au point de vue mental la même
saine hygiène qu’au point de vue physique », le proverbe romain une âme saine dans un corps
sain ne marche pas pour elle : « elle se perdait dans ces rêveries dangereuses que les
psychiatres réprouvent et le cours de ses réflexions indique une tendance à la
mégalomanie…»
On suppose Marciane Hérold un peu Perrette.
La collaboration de Marciane au Mercure s’arrêta là. Marciane sera journaliste, douée
en anglais, elle travaillera pour la presse anglo-saxonne. En 1956, elle couvrira les
événements de l’Affaire de Suez, ce sera un peu comme un écho de son mariage raté avec le
jeune banquier égyptien, Ali El Lozy-Bey. Elle partira en exil personnel à Faro, au sud du
Portugal, pour disparaître.
1935, 1936, 1937, ce sont tous les ans le Cinquantenaire du Symbolisme
Le 30 mai 1936, jour où le pays est surchauffé, les Confessions d’un poète d’André
Fontainas sortent des presses Texier de Poitiers. Fontainas en envoie un exemplaire à Edmée
«qui n’aimera pas… mais qui trouvera peut-être un peu de son vieil ami…», pour réflexion en
dédicace. On y trouve, à la page 212, que le poète se doit d’être serein et de se tenir loin de
«l’impitoyable tumulte d’intérêts grossiers d’égoïsmes, de convoitises, bouillonnant et
284
fermentant au creux des civilisations et de l’âpre existence actuelle…». Ce que fut le dur défi
de la vie d’André Fontainas.
En juin 1936, pour le Cinquantenaire du Symbolisme, à la Comédie Française, André
Fontainas eut la joie d’entendre Jean Yonnel dire les vers de son Rubis. Colonna-Romano,
toujours fidèle à Ferdinand, récita pour cette même occasion La Flûte amère de l’automne et
La Ville. On pensa aussi à Ephraïm Mikhaël, le grand poète mort-né, dont le jeune Maurice
Chambreuil donna L’Etrangère.
Le 22 juin, Radio-Paris diffusa, dans un brouillard de grésillements, une causerie de
Paul Valéry sur cet anniversaire.
C’est pour ce Cinquantenaire que l’on proposa à Ferdinand de lui donner une
décoration. Il en fut ahuri : « J’ai bien vécu jusqu’ici sans cela. Je peux continuer » Léautaud
note dans son journal : « il est vrai que Mme Hérold, qui a la rosette, est décorée pour
deux…» L’éternelle ambiguïté de Hérold envers les honneurs ; Ferdinand aima le banquet
somptueux du 1er juillet, chez La Pérouse, où, autour de six tables splendidement dressées, les
héros du Symbolisme se retrouvèrent, lui, Paul Valéry, Dujardin, Fargue, Saint-Pol-Roux….
Il était légitime, pour André Fontainas, de fixer l’anniversaire du Symbolisme à partir
de l’année 1886, date à laquelle paraissait le « Symboliste », journal s’opposant au
«Décadent» d’Anatole Baju. Une querelle absconse d’esthètes reconnaissait 50 ans plus tard
Fontainas. Le Symboliste, journal hebdomadaire paraissant le jeudi, sortit pour la première
fois le 7 octobre 1886, Jean Moréas en est le rédacteur en chef, Gustave Kahn le directeur,
Paul Adam, le secrétaire de la direction. Au numéro 1, on trouve cités comme collaborateurs
des plumes aussi variées que Félix-Fénéon, Maurice Barrès, Paul Verlaine, Mallarmé ou
Huysmans…
En plus de la commémoration à la Comédie Française, il y eut le 21 juin, un pèlerinage
à Valvins auprès des souvenirs de Mallarmé, une conférence à la Sorbonne, une exposition à
la Bibliothèque Nationale.
Julien Cain, administrateur de la Bibliothèque, voulut perpétuer le souvenir du
mouvement littéraire et artistique.
Courbé par les ans, André Fontainas, comme Ferdinand, parcourut les salles
consacrées à leur jeunesse fossilisée. Fontainas n’en croit pas ses yeux, ces vitrines, ces
couvertures de revues décolorées par le temps, les ouvrages ouverts sur des pages aléatoires.
«Mes portraits… mes livres…» constate-t-il dans la vitrine de « ceux du Lycée Fontanes » où
ses reliques côtoient celle de Quillard et de Mikhaël.
Aux murs des gravures, des dessins, des toiles de Gustave Moreau, d’Odilon Redon,
de Gauguin…Fontainas en a le vertige. Le passé aura passé si vite. Il s’arrête, le cœur serré,
sur la vitrine où est étalé, ouvert, le manuscrit de Henri de Régnier, « Episodes », avec ces
mots du poète écrits d’une main tremblée à la veille de sa mort : « offert à la Bibliothèque
Nationale à l’occasion du cinquantenaire du Symbolisme, 1885-1935. Henri de Régnier. »
On prétendit que la première manifestation du Symbolisme fut les « Demoiselles
Goubert » (1886), de Jean Moréas et de Paul Adam, ou encore « Le Thé chez Miranda », ces
romans n’avaient guère à voir avec le Symbolisme et Edmond Morin, dans le Mercure de
France du 15 mai 1936 semble bien avoir raison d’écrire : « cette même année 1886 furent
publiées, par les soins de Verlaine, les Illuminations d’un certain Rimbaud. Pour le
cinquantenaire qu’on veut fêter, c’est le meilleur départ. »
285
Les adieux à la plume
En juillet 1936, une nouvelle association se créa, la Société d’Histoire de la IIIe
République, Ferdinand en fut, car il se sentait viscéralement attaché à cette histoire. Le
président en était Lucien Descaves, parmi les membres fondateurs figuraient Emile Buré ou
Alexandre Zévaès.
L’ère est aux comités, aux associations, aux académies : début février 1937, Dujardin
et Fontainas créent l’Académie Mallarmé.
Léautaud les raille : « Ces gens, qui ne peuvent avoir l’Académie, s’inventent des
simili. On se demande ce qu’il y a de plus là-dedans : de la vanité ou de la bêtise. J’ai bien
envie de faire un petit couplet là-dessus pour ma revue pharmaceutique. J’y joindrai
l’Académie de la Coupole, l’invention à Bernouard, cette réunion de piliers de café, qui se
reçoivent et s’encensent tour à tour. J’ai un dégoût de ces choses. Je suis forcé d’en
convenir : plus de dégoût que de moquerie. J’ai noté le soir que Hérold a été reçu et que, bien
en vue sur une estrade, il pleurait. Nigaud ! »
Paul Léautaud est bien dur et n’a pas de tendresse pour la faiblesse humaine.
Fontainas justifia la création de l’Académie Mallarmé ainsi :
Parce qu’il faut « marquer sa borne au noir vol du Blasphème… », en unissant « le
bloc résistant des anciens symbolistes vivants » aux « plus jeunes cerveaux s’enivrant aux
mêmes brises de clarté suprême. » On est loin des motifs prosaïques énoncés par Léautaud.
L’Académie Mallarmé, à sa fondation, en 1937. Debouts, de gauche à droite,
Dujardin, Viellé-Griffin, Valéry, Hérold, Fontainas, Ajalbert ; assis, Saint-Pol-Roux, Paul
Fort
286
En vérité, c’était une histoire qui remontait au printemps 1923, au mercredi 6 juin
1923 exactement.
Dans les locaux du Mercure de France se tint une réunion générale constitutive de la
Société Mallarmé. Il fallait, pour en faire partie, avoir été des anciens amis personnels du
Maître ou écrivains l’ayant connu, sinon être « membres adhérents » par agrément par le
comité. Le comité était constitué par le docteur Bonniot, gendre de Mallarmé, Edouard
Dujardin, secrétaire général, André Fontainas, Ferdinand Hérold, Paul Valéry et Vielé-Griffin
qui en était trésorier, avec Jean Royère et Albert Thibaudet, en membres adhérents. La
cotisation fut fixée à 10 francs. Point important, il fut décidé que la Société Mallarmé n’aurait
pas de président…
La première manifestation de cette jeune société avait été un pèlerinage à Valvins,
pour le 25éme anniversaire de la mort du Maître, avec inauguration d’un médaillon réalisé par
le sculpteur Raoul Lamourdedieu. Ce fut le dimanche 14 octobre 1923, le temps fut radieux.
Ferdinand fut absent, Paul Valéry était en Angleterre, mais Fontainas et Henri de Régnier
furent là. On nota la présence d’André Breton encore plus près des études de médecine, alors,
que du Surréalisme. André Breton qui, par la suite, enverra des insultes à Fontainas sur papier
de toilette, pour être bien clair (dans sa rubrique du Mercure de France, André Fontainas
n’était pas assez admirateur, il est vrai, de la poésie surréaliste).
Curieux hasard, le dimanche d’avant, le 7 octobre 1923, Ferdinand avait pu se libérer
pour être du pèlerinage de Médan, manifestation des anciens ennemis des Symbolistes, les
Naturalistes. Mais les engagements politiques de Zola avaient effacé les griefs littéraires,
comme s’en était expliqué, devant les juges du tribunal en 1898, Pierre Quillard.
C’était les 21 ans d’anniversaire de la mort de Zola, Ferdinand était venu avec Eugène
Morel qui ne comprenait pas Mallarmé et avait un certain courage de le dire. Ferdinand
Hérold lut un poème et le compositeur Gustave Charpentier dirigea son «Chant d’Apothéose»
avec danses et chœurs interprétés par les élèves du Conservatoire Populaire Mimi Pinson…
En matière de création littéraire, Ferdinand fut heureux en 1938. Il donna au public
Zadig, une comédie musicale en 4 actes tissée sur le conte de Voltaire, salle Favart à l’Opéra
Comique, le 24 juin 1938 (20 jours avant la clôture de la saison !). C’est gai, c’est frais, c’est
coloré. La musique est au goût du jour, elle est de Jean Duperier, un professeur d’harmonie du
Conservatoire de Genève. Il y a un côté Auric et Milhaud, avec des cuivres belliqueux, trop
bruyants peut-être pour une comédie annoncée comme recommandée aux enfants. La preuve :
une dame se vit contrainte de partir avec son fils auquel elle avait promis un après-midi
joyeux et paisible. Il hurle comme un écorché vif. « Je vais être obligée de l’emmener au
guignol maintenant » bougonna la mère en sortant.
Gus Bofa a fait les maquettes des décors et des costumes, ce sont des turqueries
féériques, avec trop de lamés, sans doute.
287
Le temps de la mémoire
Ferdinand est arrivé à l’âge où l’on témoigne…. Une étudiante en lettres des années 30
contacta Hérold pour en savoir plus sur son ami d’il y avait 50 ans, Mikhaël. Il envoie ce qu’il
sait et l’adresse à des témoins de ces années-là. Plongée dans le temps qui dut faire réfléchir
Ferdinand :
« Mademoiselle,
Je suis très heureux que vous songiez à Mikhaël. Nous ne sommes plus très nombreux à
l’avoir connu. Je vous envoie dès maintenant quelques notes biographiques. Je souhaite
qu’elles vous soient utiles. Mais vous pourriez m’envoyer un plan de votre travail, et un
questionnaire un peu détaillé, qui me permettrait de voir sur quels points je puis vous donner
des renseignements précis.
Vous pourriez voir à Bruxelles Grégoire Le Roy, qui, comme Maeterlinck et comme Van
Lerberghe, collabora à la Pléiade, et qui connut personnellement Mikhaël au cours d’un
voyage à Paris. Vous pourriez aussi vous adresser à Saint Pol Roux, qui habite dans le
Finistère, à Camaret, à Rodolphe Darzens qui dirige maintenant le Théâtre des Arts, à André
Fontainas.
Je vous remercie de votre lettre, je me tiendrai toujours avec plaisir à votre disposition, et je
vous prie, Mademoiselle, d’agréer mes hommages respectueux.
A-F:Hérold. »
(Lettre de Ferdinand Hérold à Mlle Moulin, Paris, à l’entête du 11, rue Thibaud, XIVe, le 7
décembre 1934)
Amers derniers jours
Do, si, do, ré, do, si, la, do, do, la, do….
Le Boléro de Ravel a été crée en 1928 mais c’est maintenant qu’il envahit les rues et
les places. Les phonographes et les radios le laissent échapper des fenêtres, au travers de
rideaux et des persiennes. Aux terrasses des cafés sur les places des bourgs endormis de toute
la France, dans les quartiers des grandes cités, on entend monter son rythme lancinant qui
obsède comme les angoisses du temps et qui suit le crescendo inexorable des annexions
allemandes. Et l’adjonction de sons nouveaux retentit comme l’écho de l’annexion d’une
nouvelle région d’Europe. On semble attendre, presqu’avec soulagement, la grosse caisse qui
scandera le chaos final.
288
Et pourtant, le 9 décembre 1939, Ferdinand eut le bonheur naïf de ceindre l’écharpe
tricolore… il remplace le maire de Saint-Basile, pour marier Gabriel-André Chaléat,
cultivateur, 33 ans, avec Alice Mélanie Chareyre, ménagère, 29 ans, témoins, Paul Cluzel (le
père de Paulette à laquelle il a donné un exemplaire des « Amants hasardeux »), l’ami local,
secrétaire de l’inspection académique honoraire, 63 ans, et Miquel Daniel, mécanicien à
Lamastre, 49 ans, tous des militants de la SFIO, a priori.
Mercredi 10 janvier 1940, le nouveau directeur du Mercure, Jacques Bernard, qui est à
la recherche d’un rédacteur pour la rubrique des revues, s’adresse à Léautaud :
« Je voudrais surtout ne pas prendre un homme de lettres ».
« Alors, prenez un épicier ! » lui lance Léautaud.
L’autre poursuit sa pensée : « Je veux surtout, aussi, un nationaliste. Je ne veux pas du
tout un homme du clan Hérold. »
Léautaud lui répond :
« Je comprends cela, mais pourquoi un nationaliste ? C’est l’autre extrême. Il faut un
homme qui signale l’intéressant, de quelque côté que ce soit. Et puis, vous savez, il n’y a
personne qui ne soit, plus ou moins, si peu que ce soit, d’un côté plutôt que d’un autre… »
Le nouvel homme fort du Mercure de France se contenta de marmonner : « Je sais
bien, je sais bien… »
Le ton change, visiblement, au Mercure. Certes, personne n’a été dupe de
l’humanisme affiché de Duhamel, ni Hérold, ni Léautaud qui s’était dit « agacé avec son
prêche perpétuel, et ses tirades de bonté comme l’eau d’un robinet… » Vallette, lui aussi,
avait cessé sur le tard d’être libre de pensée, signe d’âge, sans doute, Léautaud se moquait de
sa pusillanimité politique de son « fétichisme pour Poincaré » au début des années trente.
Mais, là, signe des temps, il devenait évident que les copies remises devaient être conformes à
l’état d’esprit ambiant. L’esprit critique n’avait plus sa place au Mercure.
Comment Jacques Bernard devint si puissant au Mercure de France ? Paul Léautaud
se le demandait. En 1943 il finira par dire à Duhamel que ce fut sa mollesse et celle de Hérold
qui ont donné toute sa toute puissance au ver dans le fruit. Duhamel lui révéla que lui et
Hérold en étaient venus à demander à Bernard d’ôter sa qualité de directeur du Mercure qu’il
s’était octroyé et que sa réaction fut d’une violence inouïe, leur lançant des encriers à la
figure.
Les 17 et 18 mars 1940, sur une fausse nouvelle, Ferdinand sentit son vieux fond
anticlérical s’enflammer. Il écrit coup sur coup deux lettres emportées à la Ligue des Droits de
l’Homme. Il ne sera pas dit qu’il est gâteux, pense-t-il, et qu’il n’est pas vigilant, là où il est, à
la Villa La Marguerite de Mauves… Un ami lui a montré un article dans un journal local d’où
il croit déduire que les religieux anciens combattants pourraient devenir enseignants : « On ne
peut justifier cette absurde mesure que par le plus bas national-cléricalisme. Quel rapport
peut-on trouver entre la qualité d’ancien combattant et les connaissances pour enseigner ? ».
Dés le lendemain Ferdinand rectifie : « Je vous ai écrit hier un mot auquel vous n’avez rien
compris, à moins que vous n’y ayez vu un commencement de gâtisme. (…) . C’est sous le
coup d’une émotion première que, manquant aux règles de la critique, je vous ai écrit. J’ai, à
la réflexion, pensé que je m’étais bien hâté. J’ai cherché des confirmations que je n’ai pas
trouvées. Je dois vous dire qu’ici, à 16 kilomètres de Nantes, aucun journal de Paris ne
parvient, et, depuis qu’a disparu Le Populaire de notre ami Veil, il n’y a plus de presse locale
républicaine. Le Phare est lamentable. Les communications entre Mauves et Nantes sont très
difficiles, le nombre des trains et des cars est réduit au minimum. En somme, on a beaucoup
de peine à rien apprendre de sérieux. »
289
Malgré l’âge, la capacité de Ferdinand à s’indigner est intacte.
Le 29 septembre 1940, Ferdinand Hérold est présent au conseil municipal, il vote le
budget de 1941, sa signature n’a pas d’entrain, elle est tremblée. Dans quel état est-il ? Il n’a
pas un mois à vivre. Les Allemands sont entrés dans Paris. En août 1896 Ferdinand Hérold
avait prédit que les troupes allemandes défileraient un jour sur le pont Alexandre III, et Pierre
Louÿs avait souri alors d’une telle absurdité. Voilà que ce jour était arrivé. A qui la faute ?
Le 23 octobre 1940, Ferdinand Hérold meurt à Lapras. Il est inhumé au cimetière en
amont du bourg, à la lisière des bois. Dans une lettre écrite à Mélanie Morel, de Brèves, datée
du 8 février 1941, Pierre La Chesnais lui fait part de sa réaction à sa mort :
« J'ai appris avec émotion la mort de Ferdinand, avec qui j'étais si intimement lié
depuis si longtemps. Je ne pouvais plus causer avec lui de sujets politiques, comme nous en
avions l'habitude, et ce silence, sur ce qui nous préoccupait alors le plus, était pénible.
J'ignore si les événements avaient un tant soit peu modifié sa façon de voir. Mais il était bon,
sincère et désintéressé, et son exemple doit nous prémunir contre la hâte avec laquelle on
est porté à condamner ceux qui pensent autrement que nous. »
La Ligue des Droits de l’Homme, par la voix d’Emile Kahn, conclura : « Il est mort
dans la douleur du grand désastre de 40, inébranlable dans son mépris des traîtres et des
lâches et dans sa foi en l’avenir libérateur. »
Il est cependant certain que Ferdinand jusqu’au dernier moment se refusa à l’idée
d’une nouvelle guerre. Ces dissensions entre les deux vieux amis débutèrent sans doute dés
les lendemains de la Grande Guerre. Après la prise du pouvoir par Lénine, La Chesnais voulut
créer un journal russe social démocrate, Ferdinand, le 15 mai 1918 lui écrivit : « Cher ami,
décidément non, je ne signerai pas le papier que tu m’as envoyé… ». Au même moment
Hérold rédigeait pour le Comité Central de la Ligue des Droits de l’Homme une déclaration
s’élevant contre toute action occidentale hostile au nouveau régime soviétique, de fait « pour
rétablir l’ancien régime. »
Edmée Gellion-Danglar, l’amie d’enfance, est morte en juin 1943. Marguerite Hérold
dut recevoir une lettre semblable à celle que Pierre La Chesnais avait adressée à sa sœur Mélanie,
le 2 juillet 1943 :
« Chère amie,
C'est une bien triste nouvelle que j'ai à vous annoncer.
Edmée est morte jeudi 23, après une semaine à peu près sans connaissance. On m'assure
qu'elle n'a pas souffert mais en réalité voilà trois ans qu'elle souffrait d'un terrible ennui,
sachant qu'elle n'en avait plus pour longtemps, isolée par sa surdité, et craignant de ne pas
tenir assez longtemps pour revenir à Paris.
Je n'ai pu naturellement travailler qu'au ralenti ces derniers mois, et c'est pourquoi je n'ai
pas encore fait le court séjour prévu pour la mise au point de mes deux derniers volumes. Je
viendrai sans doute vers le milieu de ce mois, si la difficulté des communications ne s'aggrave
pas.
290
Veuillez informer tous les vôtres, bonnes amitiés à tous, et à bientôt, j'espère.
P. G. Lachesnais ».
Brèves (Nièvre), chambre des La Chesnais, donnant, ironiquement, sur la maison des
parents de Romain Rolland
291
Au village de Brèves dans le Morvan, les anciens se souvenaient de la dame qui, les
jours d’orage, assistait au spectacle des grandes fenêtres du haut de la tour, « c’est un plaisir »
disait-elle au père Grasset.
En été 1947, Pierre La Chesnais mourra, trois jours après son fils sourd-muet, Jean, à
l'hôpital Cochin. C'est ce que m'apprendra sur le pas de la porte du 4 rue Marguerin, en 1980,
la concierge, celle des La Chesnais, cassée et chenue, frêle dans sa blouse bleu clair.
Léautaud revit Marguerite Hérold, aux funérailles de Fargue qui fut tué plutôt par les
sulfamides que par « congestion pulmonaire ». C’était à Saint-François Xavier. Elle exhalait
ses plaintes et ses blâmes contre Mercure de France ingrat. C’est vrai qu’à plusieurs reprises,
au tout début du Mercure, Ferdinand avait mis de sa fortune pour sauver le journal…
Marguerite n’avait pas pardonné la sortie du numéro 1000 (le Mercure de France du 1er
février 1940) publié par la nouvelle direction qui n’avait pas eu un mot pour Ferdinand Hérold
ou son beau-frère Eugène Morel…
Ferdinand laissait deux enfants, Marciane la voyageuse et Pierre l’administrateur.
Marciane souffrit sans doute de la difficulté de vivre. Elle a laissé un souvenir
énigmatique à tous ceux que j’ai interrogés. Elle a brassé trop de rêves, elle eut l’excuse
d’avoir été plongée toute jeune dans l’univers irréel des mondanités qui n’est pas la vraie vie.
Zelda de Fitzgerald fut un peu son double. Vivant dans les mises en scène que sont les
premières de théâtre, les vernissages des expositions, les salons, elle crut au scintillant et les
années passèrent sans qu’elle eût rencontré son destin. Le monde des personnalités, ce décor
qui entourait son père, était de sable et un coup de vent, celui du temps, l’a laissée seule.
«Fille de» selon la formule de Paul Valéry. Cela a suffit à rendre son existence nostalgique
d’un perpétuel passé à reconquérir. Elle passait en coup de vent à Paris, circula beaucoup,
puis se fixa au Portugal près de Faro où elle vécut avec un descendant de l’architecte
Christopher Wren.
Pierre chercha longtemps sa voie. Il tenta des études de médecine. Il devint
naturellement administrateur des établissements de l’Association que présidait sa mère, puis
lui succéda. Il rencontra celle qui devint sa femme dans la résistance, dans l’Ain, je n’ai pu en
savoir qu’une silhouette, « celle d’un mannequin ». Elle mourut jeune d’un cancer. Pierre
resta seul. Il vendit des biens, tous ceux de Mauves, pour l’Institution. Un jour vint où
l’institution lui donna son congé, sous la pression des autorités sanitaires.
Pierre aimait Lapras. Marciane en était indifférente. La succession se fit par tirage au
sort. Marciane eut Lapras.
Elle vendit Herold-House, comme on tourne une page, pour ne plus en entendre parler.
***
**
*
292
EPILOGUE
Anne-Romaine Fontainas était le dernier témoin de cette époque déjà si lointaine. Le
dernier lien avec l’univers de Herold-House. Elle est morte en août 2007. Elle avait 92 ans.
Son père, André Fontainas, a été, après guerre, seul avec Paul Fort, un des ultimes
acteurs survivants du Mouvement Symboliste. Il est mort en 1949.
J’avais remis, en 1979, à Anne-Romaine les lettres de son père à Pierre et Edmée La
Chesnais. Elle m’avait reçu à la Mozardière, son appartement avenue Mozart. Les murs du
salon, au parfum suranné, étaient surchargés de toiles, des Nabis, des Symbolistes ou de sa
mère, Marguerite. Ce lui donna une grande joie, ce courrier revenu, car elle retrouvait une
facette nouvelle de son père au travers de ces innombrables courriers.
J’ai passé de nombreuses journées à l’écouter raconter ce qu’elle savait des
personnages qui avaient entouré Ferdinand Hérold, et son père. J’ai alors noirci des carnets de
notes.
Anne-Romaine savait régler sa vie. Elle morcelait le monde de ses amis d’une façon
très complexe, comme craignant qu’ils se rencontrent et se heurtent. Elle était entourée de tout
un réseau car elle avait donné à domicile des cours de lettres à des générations d’enfants qui,
par la suite, lui sont restés fidèles. Il y avait aussi les chercheurs qui venaient de temps à autre
pour consulter ses archives et sa mémoire, fréquentations fugaces. C’était un plaisir de
l’entendre décrire avec une foule de détails l’univers qu’elle avait connu enfant et une
multitude de faits sur le groupe des Symbolistes, que l’on ne trouve nulle part. Elle revivait
alors intensément cette époque. Depuis la fin des années 1980, étant parti de Paris, je n’ai plus
revu qu’épisodiquement la fille d’André Fontainas, échangeant seulement des lettres de vœux
en début de chaque année.
Pour des raisons professionnelles j’ai dû mettre de côté mes recherches pendant de
longues années.
293
Je n’ai pu rendre visite à Anne-Romaine Fontainas qu’en 2005. Tout avait changé à la
Mozardière. L’intérieur semblait comme nettoyé au crésylol. Décapé. Plus de tableaux, plus
de meubles. Dans la chambre qui avait été jadis le salon, il y avait une petite bibliothèque
tournante, un lit, trop haut, un déambulateur, et, seul rescapé, le buste d’André Fontainas
réalisé par Fix-Masseau. Elle a pu conserver les carnets de son père, une quinzaine, dans un
tiroir, c’était tout.
Anne-Romaine avait beaucoup changé. Elle n’était plus la brune vive, un peu forte de
jadis. Elle était maintenant au lit dans une robe de chambre bleue clair, elle entendait mal, elle
voyait mal, chaussait des lunettes pour lire ou pour voir de près.
Ses jambes étaient maigres et couvertes d’ecchymoses, celle de droite, surtout, était
devenue raide, une opération chirurgicale n’avait rien arrangé, « mes jambes, c’étaient des
poteaux, il y a peu… ». Elle avait beaucoup maigri. Ses bras et ses avant-bras étaient
constellés de taches brunes et bleutées, les impacts des prises de sang, « me voilà tatouée… ».
Les anticoagulants. Son visage était fin et serein, il évoquait celui de Nathalie Sarraute au
même âge, avec des yeux presque mauves, des cheveux blancs mi-longs qui ont gardé la
coupe des années 30. Elle avait toujours un sourire malicieux qui éclairait son visage d’une
jeunesse paradoxale. Nous avons repris les conversations de jadis.
Des réminiscences de vécus précis. Comme une journée ordinaire de son père : « Il se
levait tous les jours à huit heures, et allait se laver dans le cabinet de toilette, il y était
heureux, on l’entendait réciter des longues tirades de vers, en anglais, en allemand, en latin,
en italien… pendant ce temps maman préparait le petit-déjeuner… Tous les trois nous allions
dans nos chambres où nous avions nos occupations, on se retrouvait à heures fixes, on parlait
de ce qu’on faisait… Mon père travaillait le soir jusqu’à minuit. Il recevait une pile de livres,
il y avait des poètes qui attendaient des mois d’être critiqués dans sa rubrique du Mercure de
France. Ils en étaient impatients. Jadis, il travaillait à l’octroi de Paris, pour vivre, il
dirigeait ce qu’on appelait des cabines dans tout Paris, il lui suffisait cependant de faire acte
de présence, il partait en matinée ou dans l’après-midi faire un tour à la Porte de Saint-Ouen,
ou d’Orléans, à toutes les portes de Paris… »
Un père, tout en qualités, consacré au bonheur de sa fille : « Il a dit un jour à maman :
je suis du signe du verseau, je suis fait pour oublier le mal qu’on m’a fait et ne me souvenir
que du bien que l’on me fait. Le signe du verseau, c’est le signe de l’amitié, disait-il, et il
donnait de l’amitié à tous… Il n’aimait pas les gens qui « débinent », c’est pour cela qu’il
n’aimait pas Montesquiou… Il m’a appris tous les classiques, Racine, Corneille, Molière, en
jouant tous les personnages…A partir de mes sept ans -l’âge de raison !- il m’emmenait au
Louvre et me faisait l’histoire des tableaux et des peintres… j’ai été non pas gâtée, mais
choyée… Mon père me faisait rire… ».
« Quand mon père est mort Paul Fort est venu faire le discours d’inauguration de la
plaque que la Société des gens de Lettres a apposé sur notre façade, c’était en mars 1949, il
faisait très beau, la police a interdit le passage des voitures avenue Mozart, car il y eut
énormément de monde, il y avait la veuve du sculpteur Bourdelle qui était devenue notre amie
intime, au moment du dévoilement de la plaque, il s’est mis à pleuvoir, on s’est tous réfugiés
sous le hall. Et le lendemain je suis allée rue Valéry à l’inauguration de la plaque de Valéry,
avec madame Bourdelle. »
Elle reprit ses souvenirs de ses amis d’enfance et de jeunesse : « François Valéry,
Pierre Hérold et moi, nous étions nés de la même année…Pierre Hérold est venu ici jouer
avec moi… J’ai eu pour camarade d’université le fameux Roland Barthes, il est venu
plusieurs fois à la maison. Mon père le trouvait très intéressant, il lui prédisait de l’avenir, il
aimait lui parler et cherchait à le convaincre à écrire de la poésie, mais pour Roland, c’était
294
un genre révolu ; ça, il le disait très poliment à mon père, pour ne pas le blesser. Mais c’est
par papa que Roland a pris le goût pour les Haï Ku, ces petits poèmes courts japonais, et
qu’il a adopté son langage un peu masqué, je crois bien que mon père lui a transmis sa
passion pour le style énigmatique, tout en suggestions de Mallarmé. Mallarmé que papa ne
connu pas seulement comme habitué de son salon de la rue de Rome, mais pour l’avoir eu
comme enseignant, bien avant, au lycée Condorcet qui s’appelait alors Fontanes. C’était son
professeur d’anglais. Roland fit son travail sur Michelet sur les œuvres complètes que mon
père lui a prêtées, cela lui a évité des passer des journées en bibliothèques. Roland venait
souvent chez nous, nous jouions au piano pour lequel il était très doué, il m’a même composé
une barcarole… Le hasard est curieux, depuis longtemps papa allait au salon de la grandmère de Roland, Noémi Binger qui ouvrait ses portes les dimanches, place du Panthéon, on y
voyait encore les La Chesnais, et surtout Valéry dont elle était très fière… »
Un moment, tout d’un coup, Anne-Romaine Fontainas me parla d’Andrée, la première
fille d’André Fontainas et de Gabrielle Hérold, née en 1893, celle que le poète avait cru voir
mourir à Lapras, en 1895, pendant le séjour de Pierre Louÿs.
Andrée qui devint peintre et avait bien du talent.
« Andrée, elle était à peine plus jeune que maman… Je ne connaissais pas son
existence jusqu’à ce qu’un jour, au lycée Molière, je me sois trouvée nez à nez avec une
Andrée Fontainas. J’ai su que c’était ma sœur. Elle était bizarre. Dans les derniers jours de
papa, quand il était très malade, maman lui a demandé s’il voulait revoir Andrée, il s’est
redressé du lit et il a dit « Oh ! Non ! Non ! ». Elle avait été très dure avec mon père, une
année où papa avait fait une vilaine grippe, il reçut une lettre d’elle : « J’apprends que tu es
malade, ne m’oublie pas, quand tu feras ton testament, tu sais ce que je veux. Quant à moi, je
suis fatiguée, je pars dans le Midi. » Mon père fut atterré. Elle était artiste peintre et une
communiste engagée. Elle est morte en 1981. Un jour, une amie commune m’a demandé
pourquoi j’étais si gentille avec elle alors que, elle, non. Je lui ai répondu : « Je cherche à
m’attacher à elle pour avoir du chagrin à sa disparition. » J’ai essayé de trouver des points
communs avec elle. Nous avons fait des efforts l’une et l’autre ; elle était d’une jalousie
féroce, quand j’étais avec un jeune homme, elle manifestait sa mauvaise humeur ; les jeunesgens me disaient à propos d’elle : vous avez-vu comment cette personne vous regarde ? »
Un matin, je téléphone, comme prévu, pour signaler mon passage. Elle me répond :
« Je suis par terre, figurez-vous ! Ce n’est pas grave, quand je sens que je vais tomber,
je me laisse tomber sur le matelas, mais, là, il était un peu déplacé et il a cédé, du coup je me
trouve par terre, je suis assise là, heureusement j’ai pu attraper mon peignoir… »
J’arrive donc, il est 10 heures 30. Je trouve une aide soignante qui fulmine : « Elle m’a
fait une de ces crises…Dites-lui d’appeler les pompiers dans ces cas-là… »
Cette fois-ci, elle m’a parlé de Paul Valéry : « Valéry venait une fois par semaine…
Pour lui, j'étais Romaine, il partait toujours enchanté de moi… A la fin de sa vie, il venait
moins. En avril 1942, je l’ai vu emmitouflé dans son pardessus, les mains derrière le dos,
voûté, très fatigué…j’étais partie courir acheter des croissants chez le boulanger de l’avenue.
Il avait un chapeau mou gris perle. Quand je l’ai aperçu (j’étais très timide) je me suis dit,
c’est trop bête, il faut que je lui dise bonjour. Je, nous nous parlons, il m’a dit : « Oui, oui, tu
diras à ton père que c’est très mal d’être passé sous le numéro 21 de la rue Mozart et de
n’être pas allé voir mon ami Fontainas ». Nous nous sommes quittés, je me suis retournée, lui
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aussi, il a soulevé son chapeau et il a crié de sa pauvre voix : « Merci de m’avoir reconnu ! »
…Il y avait des non-dits avec les Valéry, madame Valéry était très catholique, elle avait
réprouvé le divorce de mon père d’avec Gabrielle Hérold, elle n’est jamais venue chez nous,
sauf quand papa est mort, elle s’est présentée et elle nous a dit : « Je viens vous offrir mes
condoléances…Agathe, la grand fille de Valéry a suivi un peu sa mère pour se comporter
avec nous, elle ne m’aimait pas. Un jour au musée Bourdelle, alors que nous étions ensemble,
madame Bourdelle nous a demandé : « vous vous connaissez ? » –« Non ! » a dit Agathe,
j’étais mortifiée.»
A 13 heures, c’est une nouvelle aide soignante qui vient, elle râle : « Elle veut
maintenant son café au lit… si elle prend son café au lait, elle veut pas prendre pas son
déjeuner ?».
Le lendemain, je repasse. J’appuie sur la sonnette. Une voix me demande : « Qui êtes
vous ?... ». Je me présente. « Mais….je ne vous connais pas… mais, non, non, je ne vous
connais pas… et, puis, que voulez-vous ?…» Je ne peux pas répondre car l’interphone vient
d’être raccroché. J’étais enfermé dans l’entrée. Je n’ai pu sortir qu’au bout d’une heure, grâce
à une voisine charitable.
Qu’est-ce que cela voulait dire ?
La vérité était simple. J’avais constaté depuis toujours autour d’Anne-Romaine
Fontainas la présence pesante de proches vigilants et soupçonneux, quelques uns se disant
attentionnés, veillant plus attentivement ses biens que sa personne. Ils se montraient très
indiscrets et attentifs… Trop même pour être véritablement rassurants. « Troubles affaires
d’argent aussi ». Anne-Romaine me tenait la veille encore des propos qui lui rendaient le
visage triste et inquiet :
« Laurent me dit de faire attention, il me dit que je suis trop gentille, qu’il faut que
j’apprenne à me méfier, à mon âge… Mais, bon… Germaine n’a pas connu papa, elle ne le
reconnaît pas maintenant non plus, c’est ma mère qui a acheté la maison de La FertéFresnel… Le toit était en mauvais état, c’était alors sans confort, papa y est allé en 1944,
nous y allions en vacances de 1945 à 1947… Dans le jardin, il y avait un large tronc d’arbre
décapité qui lui servait de pupitre… C’est moi qui l’ai achetée, je l’ai revendue en vente
fictive à des cousins, j’aurais dû faire une donation ? Germaine me demande l’usufruit…».
Anne-Romaine s’était tue et reprit : « Et puis, il y a ce diplomate qui n’est pas content
de moi… C’est un employé de l’ambassade de France à Moscou qui a acheté en viager cet
appartement. Il trouve que je m’éternise trop sur cette terre, alors il ne paie plus ses
mensualités… »
Rentré à Strasbourg, je constate qu’un message au ton comminatoire a été enregistré
sur mon répondeur téléphonique. C’est la même voix sèche que celle de l’interphone de la rue
Mozart: « Rappelez moi d’urgence je voudrais savoir pourquoi vous êtes parti comme ça de
chez madame Fontainas…. ». Suit un numéro de téléphone, le nom de la dame, madame
Jeannine Gaume, et son âge 71 ans (pourquoi diable a-telle tenu à donner son âge ?). J’appelle
et j’entends ceci :
«Oui, c’est au sujet de votre visite à Anne-Romaine, je ne sais pas, je suis pleine de
doutes, je me suis dit que si ce monsieur ne voulait pas monter, c’est qu’il avait peur des
témoins… Germaine m’a mise au courant, elle m’a bien parlé de vous, elle m’a même assurée
qu’elle répondrait à votre lettre… Laurent était seul chargé de travailler sur Fontainas…
Germaine s’occupe des intérêts d’André Fontainas... Anne-Romaine est trop sénile pour voir
qu’elle incite deux personnes… et si on l’attribue à quelqu’un on ne l’attribue pas à
quelqu’un d’autre… oui, elle est un peu sénile par moment, elle a des troubles bizarres, si
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vous êtes médecin, comme on me le dit, vous devez savoir, par exemple, qu’elle a l’aire du
calcul atteinte… une fois, elle m’a additionné des séances de kinés avec les tableaux de sa
mère…
Elle est menacée, par exemple il y a eu une personne qui s’est dite envoyée par la
mairie de Paris pour lui tenir compagnie… en plus elle leur a répondu «ça c’est bien, je suis
trop seule à Paris… tous mes amis sont sortis de Paris.. », on a pris ça en main, la mairie a
dit qu’elle n’avait envoyé personne… »
Anne-Romaine Fontainas me dira :
« Oui, oui, j’ai eu cette amie au téléphone, je ne sais pas pourquoi elle a pris la
mouche. Elle est venue comme cela à l’improviste, je lui ai dit que je vous attendais, enfin, je
suis vraiment navrée, navrée… »
L’« universitaire », m’a joint par téléphone. Il me fit un long et filandreux discours sur
son œuvre d’universitaire qu’il avait à poursuivre et cela se termina ainsi :
« Cher monsieur, vous avez toute latitude pour travailler sur La Chesnais… mais
pour être franc, il n’est pas question que vous ayez accès aux archives Fontainas y compris,
bien sûr, les lettres de La Chesnais… ».
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L’éventail de Gabrielle Hérold-Fontainas, avec les vers de Stéphane Mallarmé (vente Ader,
Paris, 22 juin 2016)
***
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Bibliographie sommaire d’André-Ferdinand Hérold
(Qui pourra utilement être complétée par la consultation du site de la Bibliothèque Nationale
de France)
Poèmes
-Les Paeans et les Thrènes, Alphonse Lemerre, Paris, 1890.
-La Joie de Maguelonne, mystère, Librairie de l’Art Indépendant, Paris, 1891.
-Chevaleries sentimentales, avec un frontispice d'Odilon Redon. Librairie de l'Art
indépendant, Paris, 1893.
-Intermède pastoral, Edition Aux Bureaux du Centaure, Paris, 1897 (l’achevé d'imprimer
indique le 31 octobre 1896).
- Les batteurs de blé (le mois d’août) in Almanach des Poètes pour l’année 1897, Société du
Mercure de France, Paris, 1896,
-Images tendres et merveilleuses, Société du Mercure de France, Paris, 1897.
-Au hasard des chemins, Société du Mercure de France, Paris, 1900.
-La route fleurie, Mercure de France, Paris, 1911.
-Guillaume-le-petit, Mercure de France, Paris, 1919.
Romans
-Les amants hasardeux, Mercure de France, Paris, 1937.
Contes
-Le livre de la naissance, de la vie et de la mort de la bienheureuse Vierge Marie, Mercure
de France, Paris, 1895.
-Les contes du vampire, Société du Mercure de France, Paris, 1902.
-L’abbaye de Sainte-Aphrodise, Société du Mercure de France, Paris, 1904.
-La Guirlande d’Aphrodite, H. Piazza, Paris, 1919.
Théâtre
-Le cor fleuri, (avec Éphraïm Mikhael), féérie lyrique en 1 acte, Editions Tress et Stock,
Paris, 1888.
-Paphnutius, comédie de Hrotsvitha, traduite du latin par A.-Ferdinand Hérold, ornée par
Paul Ranson, K.-X. Roussel, Alfonse Hérold, Mercure de France, 1895.
-Les Perses, tragédie d’Eschyle, traduite et mise à la scène par A.-Ferdinand Hérold, pusique
de Xavier Leroux, représentée pour la première fois sur le Théâtre National de l’Odéon le 5
novembre 1896, Librairie Charpentier et Fasquelle,1896.
-L’anneau de Çakuntala, comédie héroique en 5 actes de Kâlidàsa, adapté du théâtre hindou,
Mercure de France, 1896.
-La Cloche engloutie, conte dramatique en cinq actes, traduit de Gerhart Hauptmann, par A.Ferdinand Hérold, Mercure de France, 1897.
-L’Upanishad du grand Aranyaka (traduction), Paris, Librairie De L'Art Indépendant, 1894.
-Savitri, comédie héroïque, Mercure de France, 1899.
-Une jeune femme bien gardée, comédie en un acte représentée pour la première fois sur le
Théâtre du Grand Guignol le 28 mai 1900, Mercure de France, Paris, 1900.
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-Prométhée, (avec Jean Lorrain), tragédie lyrique en trois actes, musique de Gabriel Fauré,
représenté pour la première fois à Béziers, sur le théâtre des Arènes, le 27 août 1900, Mercure
de France, Paris, 1900.
-Les hérétiques, (avec Charles Levadé), Imprimerie des Annales, Paris, 1905.
-Électre, tragédie en trois épisodes, un prologue et un épilogue. Traduction par A.-Ferdinand
Herold, Stock, 1908.
-Maisonseule, pièce en trois actes représentée pour la première fois à Paris, sur le Nouveau
Théâtre d’Art, le 22 mai 1909, Mercure de France, Paris, 1909.
-Andromaque, tragédie en quatre épisodes, un prologue et un épilogue, traduite d’Euripide,
représentée pour la première fois sur le Théâtre National de l’Odéon le 25 février 1909,
Mercure de France, 1909.
-Les sept contre Thèbes, traduit d’Eschyle par A.-Ferdinand Herold, représentée pour la
première fois sur le Théâtre National de l’Odéon le 18 novembre 1909, Mercure de France,
1909.
-Le jeune dieu, tragédie en quatre actes représentée dans les arènes de Nîmes le 24 juin 1911,
Mercure de France, Paris, 1911.
-La Farce du poirier, opéra-comique en 1 acte, paroles de A. Ferdinand Hérold. Musique de
Claude Terrasse. Théâtre des Bouffes-Parisiens, 1916.
-Cléopâtre, drame en cinq actes en vers, représenté pour la première fois à la Comédie
Française le 22 mai 1921, Mercure de France, 1921.
-Oenone, poème tragique représenté pour la première fois à la Comédie Française le 16 mai
1936, Mercure de France, 1921.
Essais
Le parlement et les crédits militaires
La guerre française, M. Giard & E. Brière, 1917.
Roll, Félix Alcan, 1924.
Traductions
Icare, par Lauro de Bosis, version française de A.-Ferdinand Hérold avec un préface de
Romain Rolland, suivie de l’Histoire de ma mort, Claude Aveline, Imprimerie Aulard, Paris,
1933.
Correspondance
La correspondance de Pierre Georget La Chesnais, qui est à l’origine du présent travail, et qui
est évoquée en introduction a été remise, dans sa totalité, sous forme de donations, à différents
fonds afin d’en faire profiter le public, en premier à l’Institut Français d'Histoire Sociale du
temps de Jean Maitron, aux Archives Départementales de l’Ardèche (la correspondance
de Lapras, c’est-à-dire le courrier de Hérold à La Chesnais, en son intégralité), au Fonds
Fontainas, via Anne Romaine Fontainas, à la BNF (NAF 28630), via madame Tiphaine
Samoyault, pour les lettres de Noémi Révelin à La Chesnais, en 2015.
Cela n’a pas empêché un certain Jean-Marc Ramos, « chercheur au CNRS », en 2019, dans la
Revue Historique, d’accuser ma famille et moi-même, d’avoir fait nos bonnes affaires avec ce
considérable fonds d’archives…
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A noter que les très nombreuses lettres d’André Fontainas que j’avais remises à sa fille, AnneRomaine, dès 1979, -et qui en fut si heureuse- m’ont été interdites de communication par un
certain Laurent Houssais (depuis 1979 !), aussi « chercheur », qui prétendit se les réserver, et,
bien entendu n’en fit aucun usage (une bibliographie circule n’évoquant, que vaguement, une
correpondance de Fontainas à Edmée La Chesnais).
Nous avons là deux beaux échantillons de mœurs universitaires.
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